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Abécédaire pour penser autrement : Porc épic
A quelle distance dois-je me tenir des autres pour construire avec eux
une sociabilité sans aliénation[1]
Connaissez-vous le porc épic, ce gros rongeur, très discret, essentiellement nocturne, dont la majeure partie du corps est couverte d’épines en forme de stylets, raides et aplatis, avec une pointe acérée. Il peut posséder jusqu’à 30 000 piquants qui peuvent atteindre jusqu’à 30 cm de longueur. Chassé pour sa chair, remède très recherché en médecine traditionnelle et en magie, les piquants sont utilisés dans diverses fumigations destinées à des exorcismes ou comme remèdes contre certaines maladies. Dans la région de Tan-tan et de Guelmim les parties génitales externes de la femelle sont utilisés pour résoudre les problèmes de stérilité féminine[2].
Ses piquants font de lui un animal farouche, craint, même par les animaux sauvages. Dans le livre de d’Alain Macbankou, le porc-épic narrateur raconte son histoire à un baobab pour expliquer comment il s’est retrouvé pendant des années en association avec un être humain Kibandi qui lui confiait des missions étranges, les plus nuisibles pour les autres. Pour tuer ceux qui se dressent sur son chemin, la petite bête, avec sa redoutable armature exécute les souhaits macabres de son maître. Le couple meurtrier sillonne l'Afrique jusqu'au jour où Kibandi rencontre bien plus terrible que lui[3]...
Ce qui parait intéressant chez cet animal, c’est comment l’éviter, ne pas susciter sa colère. Mais plus encore, comment peut-il survivre en communauté et cohabiter avec le groupe de pairs avec des piquants aussi aiguisées, notamment, quand le froid et le gel le pousse à la promiscuité, à se serrer et se frotter les uns contre les autres.La parabole des porcs épics, un des passages les plus célèbres de l’œuvre d’Arthur Schopenhauer appliquée aux êtres humains, nous enseigne combien les individus vivant en société désirent être proches, jusqu’à se comprimer, et combien cette contiguïté devient difficile, voire impossible car chacun veut sauvegarder son espace et avoir la liberté de s’y mouvoir sans gène.
« Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pourse garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux souffrances, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent pardécouvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières[4] ».
Il ne s’agit pas dans la présente de développer la conception de Schopenhauer sur la nature humaine ni de porter un jugement de valeur sur ses idées, lui qui considère que les hommes de génie se suffisent à eux-mêmes, ils n’ont pas besoin de la chaleur des autres, qu’ils observent comme des créatures aussi déplaisantes et répugnantesqu’il faut éviter. Je focalise plutôt sur cet exemple percutant, qui me parait opportun d’analyser en cette période de confinement.
Le rapport à l’altérité est une question préoccupante, se rapprocher, s’éloigner, passer de l’intimité à l’animosité, de la proximité à la distanciation. L’autre est à la fois sollicité et appréhendé ; il est aussi bien l’ami que l’ennemi. Cependant, vivre en société, c’est cohabiter avec les autres, une nécessité pour notre survie, qu’on a tendance à déjouer dès que l’autre commence par déranger, par ses manières d’être, ses défauts, vices, d’où l’obligation de l’existence de normes, de règles pour créer cette distance plus ou moins perméable, ces codes de conduite qui permettent à chacun de jouir de sa liberté tout en étant ensemble.
Certes, Nous vivons à l’intérieur d’un ensemble de relations complexes qui définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables[5], ce qui fait dire à Schopenhauer que l’homme ne peut ni vivre seul, ni vivre en promiscuité.Dans sa théorie sur la sociabilité / insociabilité de l’être humain, il souligne que ce dernier ne pourrait vivre en harmonie avec les autres qu’en parvenant à garder ses distances grâce aux règles de vie en société.
En cette période de confinement l’autre n’a jamais été aussi apprécié et déprécié. Demandez aux couples avec enfants vivant dans un appartement. Le père n’a jamais été aussi proche des ses enfants ; ensemble du matin au soir, partageant les repas, surveillant les devoirs, assistant leurs jeux, arbitrant leurs disputes. Dans cette promiscuité, il les découvre avec leurs qualités et leurs défauts, les corrigent quand il peut, constate qu’ils sont bien différents de lui. Mais malgré toutes ces aspects positifs, il se rend compte que rester constamment avec eux l’ennuie, ils deviennent une source de son mal-être, de son stress, voire son agressivité. Agités, insolents, à la réplique pertinente et l’humour facile, il s’éloigne d’eux le plus possible, obligeant respect et déférence à l’égard du père.
Les enfants eux mêmes découvrent leur père, non pas dans sa grandeur, mais aussi dans sa vulnérabilité, quand il se met à crier pour des futilités, quand il demande à être servi car le personnel de maison fait défaut, quand il circule en pyjama ou en « khechaba » dans la maison, regard hagard, épaules affaissées, et bras ballants, eux qui sont habitués au père cadre, costume -cravate, au père commerçant, droits dans ses bottes ou l’ouvrier avec son bleu de travail respectable.
L’enfer c’est les autres disait J.P Sartre. Nombre de confinés l’habitent au quotidien, certains l’acceptent, au point de ne plus le voir,d’autres agissent sur eux-mêmes pour changer leurs visions des choses et y adapter leurs attitudes et comportements pour rendre l’espace plus viable, une troisième catégorie adopte les principes de convivialité, de dialogue et la concertation permanente, essayant d’asseoir les fondements du vivre ensemble.
[1]R. Barthes, Comment vivre ensemble, cycle de cours au Collège de France, 1976-1977.
[2] Ecologie.com
[3] Alain Mabanckou, mémoires de porc-épic prix renaudot 2006, Broché, Aout 2007
[4]A. Shopenhauer, Parerga et Paralipomena : Aphorismes sur la sagesse dans la vie (1851), General Books, 2012.
[5]78 M. Foucault,Surveiller et punir, paris, Gallimard 1975 46-49.
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