Abécédaire pour penser autrement : Solidarité

S’il y a un mot qui nous a donné du baume au cœur durant cette crise gigantesque, c’est bien celui de solidarité. Solide (in solidum « pour le tout ») comme un roc, la solidarité sociale nous a sauvé de l’effondrement. Au nom de l’intérêt général, nous avons réduit nos interactions sociales et nous nous sommes soumis au confinement pour nous protéger les uns les autres et préserver notre système de santé de la dévire. Or, réduire nos interactions signifiait rompre le cours normal de nos réseaux traditionnels de solidarité, comme la famille et sa diaspora, le voisinage, le travail. Mais malgré la distanciation,ces réseaux ont continué à fonctionner. Par Whatsapp ou Wafacash, ils ont permis à de nombreuses familles de tenir le coup. L’Etat a mis en place des mesures exceptionnelles, qu’on pensait impossibles, d’aides mensuelles aux ménages impactés. De leur coté, les associations, actrices de premier rang de la solidarité, sont allées au front, collectant nos dons, témoins de la solidarité qu’individuellement nous leur déléguons, pour porter assistance et redistribuer à ceux qui ont été les plus ébranlés d’entre nous. Mobilisation générale également dans les réseaux sociaux, traduite par une profusion magnifique de contributions matérielles, intellectuelles et créatives, pour compenser, atténuer et adoucir un tant soit peu l’isolement de chacun.

Dans toutes ces actions, individuelles et collectives, nous voyons la prise de conscience de nos interdépendances et notre besoin vital de lien social. La solidarité est tout cela. Une relation qui repose sur une articulation complexe de conditions préalables : sentiment d’appartenance, conscience collective, intérêt général, confiance mutuelle, interdépendance, devoir et responsabilité réciproques. Il n’y a rien de solitaire dans un geste solidaire, comme le don n’est pas ungeste sans retour. On donne parce qu’on croit en une personne, en un projet et en des valeurs. On donne pour avoir la satisfaction de contribuer à quelque chose de plus grand qui nous dépasse individuellement. On donne parce qu’on attend de recevoir en retour. Ce n’est donc pas non plus un acte désintéressé. La solidarité, n’est ni assistance, ni charité, mais plutôt un capital social auquel chacun contribue.

Un capital bien connu en territoire amazighà travers la twiza. Tradition communautaire, solidaire par excellence, Twiza est une corvée collective au profit d’un membre de la communauté qui en exprime le besoin ou de la collectivité toute entière. Ellerepose sur un ensemble de règles et de nuances subtiles, difficiles à restituer ici, mais on peut aisément considérer Twiza comme le secret derrière l’incroyable résilience des villages du sud du Maroc, qui dans l’histoire, ont été capables de prendre en main leur destin, par la gestion collective des biens communs et la pratique de la solidarité de groupe, de résister à des conditions difficiles et de réaliser de grandes projets. Nombre qsours, khettara, routes ou écoles dans le rural sont le fruit de Twiza. Un héritage culturel qui, comme se le demande Fatima Mernissi dans son petit livre intitulé les Ait – Débrouille, expliquerait la passion des marocains pour les associations ?

La solidarité sociale une richesse. Elle repose sur des valeurs traditionnelles comme la solidarité familiale, intergénérationnelle ou communautaire encore ancrées,sur des liens d’interdépendances symboliques très codifiés, mais aussi sur la nécessité de s’organiser face à un Etat central absent de certaines préoccupations quotidiennes. Elles’incarne dans des réseaux plus modernes comme les associations et d’autres formes de regroupements informels particulièrement ingénieux (Daret par exemple). Mais aussi nécessaires, vivaces et solides qu’elles soient, ces formes de solidarité ne sont pas à toute épreuve. La famille, par exemple, pilier traditionnel de l’entraide, s’use progressivement sous le poids des transformations sociales et des difficultés économiques. Elle s’affaiblit aussi par le désir d’autonomie et d’émancipation de ses membres, qui, en quittant le foyer familial, se libèrent des contraintes sociales et tissent d’autres réseaux solidarité, sur la base de nouveaux intérêts partagés. Les associations, elles, font face à un manque de soutien des institutions et à l’incapacité de ces dernières àréparer les injustices sociales multiples et criantes.

Pourtant en matière de solidarité, l’Etat à son rôle et ses instruments, que sont les systèmes de protection sociale et de redistribution des richesses, dont la finalité est de garantir la cohésion sociale et la gestion des biens communs. Seulement, ils ne fonctionnent pas suffisamment, du moins, comme le promet la Constitution « Il (le Royaume du Maroc) développe une société solidaire où tous jouissent de la sécurité, de la liberté, de l'égalité des chances, du respect de leur dignité et de la justice sociale ». Après cette crise, nous aurons compris que continuer à faire reposer l’équilibre social uniquement sur la résilience de la société civile n’est pas viable. On n’entendra plus personne dire avec autant de certitude « Au Maroc, on ne meurt pas de faim ».

 

Pour aller plus loin :

Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, PUF, coll. « Quadrige Grands textes », 2007, 248 p.

Alain Caille, Anthropologie du don, La découverte, 2007, 282 p

Fatéma Mernissi, Ait-débrouille : ONG rurales du haut Atlas, MarsamEditions, 2003.

L'organisation des solidarités dans des territoires en construction : quartiers restructurés au Maroc, Aziz Iraki, ERES | « Espaces et sociétés », 2006/4 no 127 | pages 63 à 77

https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2006-4-page-63.htm

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