Abécédaire pour penser autrement : Discipline
Les dictionnaires les plus sophistiqués nous apprennent que dans les écoles européennes, créées par les religieux au Moyen âge, la discipline a longtemps signifié l’attitude dévouée, servile de disciples vis à vis de leurs maîtres. Le mot latin disciplina signifiait d’abord la formation de disciples au respect de règles que transmettaient les tenants d’une tradition donnée. En recoupant avec l’anthropologie politique des sociétés arabes, nous réalisons que dans toutes sortes de chapelles, zaouiyas et échoppes d’artisans, le maître a longtemps eu un droit de propriété sur le corps et l’esprit de son apprenti. La discipline de soumission que lui devait ce dernier en retour scellait le contrat implicite qui fondait son autorité absolue. A vrai dire, quels que soient les lieux où prévalaient des rapports de pouvoir contraignants et une régularité ou permanence d’interactions -temples, garnisons, forteresses, pénitenciers, usines, hôpitaux, asiles-, la discipline a longtemps pris la forme d’un pouvoir exercé sur les corps pour les rendre dociles et utiles à la fois. Qu’elle se déploie au nom de l’agression féodale, d’un capitalisme déshumanisant ou d’un autoritarisme arbitraire, elle ne fait que changer d’apparence.
Le mot « discipline » est ambivalent, bicéphale. Il renvoie certes à une contrainte extérieure d’une organisation qui gouverne les êtres dans leur rapport au temps, à l’espace, aux normes, mais indique en sus une astreinte intérieure à reproduire des habitudes, manières d’être, rituels, sacrés ou profanes. Il souligne d’un côté le besoin de réguler les actes pour construire une société moderne, industrieuse, productrice et performante. Comme il évoque, d’un autre côté, la nécessité de se gouverner soi-même, comme préalable à une vie saine en société. Mais comment dissocier les deux ? En distinguant la force de la loi imposée et celle du besoin ressenti ? Probablement. La discipline voulue par une communauté est souvent en conflit avec le désir de ses individus. Du coup, les moyens de les faire adhérer diffèrent.
A l’école, le mot porte un double sens, moral et scientifique, politique et didactique. Ainsi, la discipline promet en même temps de nous affranchir par l’acquisition de nouvelles connaissances et méthodes, et de nous contraindre voire nous abrutir et, parfois, nous infantiliser. Qu’elle serve autant à éduquer qu’à punir, à élever qu’à contenir, à libérer qu’à surveiller, montre à quel point elle est à double tranchant, qu’elle désigne non seulement un classement des savoirs mais une manière d’exercer du pouvoir.
Sous le poids du Covid-19, le maître mot devient la discipline, entendue comme une somme de gestes barrières, distanciation sociale, lavage des mains (et des cerveaux ?). Il n’est pas dit que tout le monde s’y plie par pure soumission à une règle imposée, mais également par peur, par nécessité ou juste par commodité. Il n’empêche, l’Etat a très vite repris ses droits disciplinaires, de contrôle, de surveillance, de tracking, voire même d’enfermement abusif pour indiscipline.
Pour aller plus loin :
Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers 1972 - 1990, Les éditions de Minuit, Paris, 1990.
Michel Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1969 ; rééd. 1992.
Abdellah Hammoudi, Maître et disciple. Genèse et fondement des pouvoirs autoritaires dans les pays arabes ; Ed. Maisonneuve & Larose, 2001
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Driss Ksikes
Né le 7 mars 1968 à Casablanca Écrivain et dramaturge, il est directeur de...
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