Abécédaire pour penser autrement: Bio-pouvoir

En voilà un mot composé (bio-pouvoir), soudain médiatisé, qui a longtemps été confiné dans les livres de philosophes et bibliothèques de sciences politiques. Qu’est-ce qui le sort, soudain, de son confinement alors que nous y sommes astreints ? La résonance soudaine de son sens premier désignant « un pouvoir qui administre, organise, prend soin du droit à la vie de ses populations ». Celui par qui le mot a fait l’objet de polémiques autour du coronavirus est le philosophe italien, Giorgio Agamben, qui en a voulu (trop tôt ?) à l’Etat d’exercer un abus de pouvoir sur les êtres biologiques, de redevenir totalitaire, en immobilisant les gens au nom de l’injonction de santé.

Bien avant cet incident, Agamben avait longuement traité de ce concept, en 1998, dans son livre Homo Sacer (Homme sacré), révélant que l’Etat moderne, en « plaçant la vie biologique au centre de ses calculs », ne fait que « mettre en lumière le lien secret qui unit le pouvoir et la vie ». Il y scellait le lien entre l’exercice de l’autorité de l’Etat et le corps des sujets. Si le mot a initialement été utilisé sous la formule, bio-politique, dès les années 1930, c’est grâce au philosophe et historien français, Michel Foucault, que le bio-pouvoir a été énoncé comme catégorie d’analyse dans Volonté de savoir, en 1976. Il eut alors cette formule limpide, opposant le pouvoir souverain médiéval, qui « fait mourir et laisse vivre », et le bio-pouvoir qui « fait vivre et laisse mourir ». Le penseur cherche alors à faire la généalogie d’un passage historique, de la notion répressive du pouvoir théologico-politique, qui enferme, tue, réprime, vers celle, capitalistico-libérale, qui cherche à préserver, augmenter et intensifier la vie.

Mais, y a-t-il réellement moins de pouvoir souverain, intrusif, totalisant dans les mécanismes de bio-pouvoir ? Si ce terme désigne l’ensemble des politiques qui portent, non sur des paroles (état de culture), mais sur des corps vivants (état de la nature), il annonce aussi l’emprise d’une petite minorité de gouvernants et d'experts  sur des populations qui n’ont d’autres choix que de les suivre. Quand Foucault croyait en la capacité des hommes à gouverner leurs corps et donc accompagner l’élan du vivant par leur auto-discipline, la propagation de virus pouvant changer les rapports de pouvoir, n’était pas aussi prégnante. Aujourd’hui, avec le poids des bio-technologies et de la bio-génétique, prévient l'anthropologue Paul Rabinow, le bio-pouvoir peut devenir panoptique, incontrôlable. Et avec le confinement actuel, il entre dans une nouvelle phase : les corps sont contrôlés, sériés, triés, selon l'âge et les classes sociales, et les sujets réduits à des acteurs inertes, sans capacité d'agir.Qu’en sera-t-il demain ?

 

Michel Foucault, Histoire de la sexualité (Tome 1) : La volonté de savoir ; Ed. Gallimard, 1976

Giorgio Agamben, Homo Sacer: le pouvoir souverain et la vie nue, Ed. Le Seuil, Paris, 1998

 

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