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Abécédaire pour penser autrement : Ivresse
Enivrez-vous. Il faut être toujours ivre, écrivit Baudelaire. « Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous[1] ».
Cette citation n’a jamais été aussi judicieuse qu’elle ne l’ait aujourd’hui, en cette période de confinement où le temps a perdu ses ailes, sa légèreté, son envol pour peser de tout son poids sur les épaules frêles des confinés, les pousser à courber l’échine et se plier sous ses multiples exigences
Le temps tyran, le temps horloge, qu’on comptait en heures, minutes et secondes s’appesantit, s’arrête, devient lourd, interminable et surtout incontrôlable. On se plaignait, disant que le temps est en train de fuir, aujourd’hui c’est nous qui fuyons le temps. Comment échapper à cet ennui, cette souffrance ? L'ivresse serait–elle un remède à la pesanteur du temps.
Ivresse, « Sukr » en arabe est liée au vin, aux drogues, pour s’oublier, pénétrer un monde fantastique, peuplé de fantômes, de nymphes, de djinns, d’afarit, au sein duquelle corps s’immobilise, l’esprit s’existe, le langage se désarticule et les pulsations cardiaques se désorganisent. Or, dans le langage courant, le terme prend une acception plus large. Poésie et vertu, nous rappelle Baudelaire, que bien d’autres avant lui ont traité, chanté tels Omar Al Khayyam, Abou Nawwas, et notre admirable poésie musicale populaire El Malhoun, j’ajouterai l’amour de Dieu, l’amour passion, l’écriture, l’art ……..etc, leur pouvoir permet de s'enivrer autant que le vin.
L’écriture, l’art, la spiritualité, une ivresse, source d’inspiration, de réjouissance, un exécutoire qui ouvre la porte vers la création. Cette évasion dans le religieux, dans l’imaginaire, le fabuleux, le merveilleux, les contes de fées bouscule, emporte l’être, l’amène à réfléchir sur ce qui l’entoure, et d’interroger son moi intérieur. Elle permet de voir les choses autrement, d’exprimer des émotions, des affects, des idées, par une confrontation entre le monde tel qu’il est et ses représentations, ce qui donne à l’ivresse ce caractère subversif. D’où le besoin de s’enivrer pour échapper à l’angoisse du temps, au burn-out, à l’oisiveté ; une exhortationau changement
Les poètes de l’amour, les mystiques revendiquent l’ivresse comme une ouverture à la voix divine. Ivresse spirituelle ou divine dans le sens d’extase et de joie mystique est assez répandue dans la littérature religieuse. Ibn Arabi, « ou l’amour à la lisière de l’ivresse » ouvre les voix de l’amour sous le signe du sacré, « par Dieu, j’éprouve de l’amour à un point tel que me semble t-il les cieux se disloqueraient, les étoiles s’affaisseraient et les montagnes s’ébranleraient si je leur en confiais la charge ».
Comment vivre l’ivresse au temps du confinement ? Comment opérer cette fuite momentanée vers un autre monde où on retrouve les élans d’un Sindbad sur son tapis volant, traversant mers et montagnes, se laissant bercer par la grâce des vents, pénètre dans les grottes, découvre des trésors, s’empare des uns et en cache d’autres, rencontre des vizirs, s’attable avec des rois. Quand il reprend son envol dans l’allégresse et la sérénité ; l’attraction terrestre disparait. Entre ciel et terre sans contraintes, sans soucis, il se laisse baigner dans l’errance, ce plaisir d’être avec soi, n’ayant comme compagnon qu’une lune éblouissante et comme interlocuteurs des étoiles loquaces
Mais pour être Sindbad, il faut parler plusieurs langues, savoir s’adresser à tous les êtres, vivants, savoir décoder les signaux, et apprendre à être partout connecté, rôle que joue de nos jours internet, facebook et les réseaux sociaux. Mais comment accéder à cet univers si ce n’est par un apprentissage méthodique, une alphabétisation numérique, et des moyens appropriés pour acquérir des moyens de communication
On est donc en droit de nous interroger, Comment un confiné ou une confinée peuvent t-ils s’enivrer s-ils ne possèdent ni tablettes, ni Iphone performant, s’ils ne savent ni lire ni écrire, s’ils n’ont pas les clés d’accès au paradis de l’écrit et de l’image. Parler aux voisins leur est interdit, sortir dans la rue par nécessité, monter sur les terrasses est comptabilisé. Reste une télévision en agonie surtout pendant ce mois de Ramadan, des informations pléthoriques sur le covid 19, l’ancrage de la peur de la maladie, et des autres : l’enfer c’est les autres.
Le Covid 19 a mis en exergue les grandes inégalités sociales, la marginalisation d’une grande partie de la population, les discriminations devant le savoir et le pouvoir. Comment y remédier ? L’après confinement ferait-il naître un autre Maroc, avide voire ivre de connaissances, de savoir de partage de pouvoir ? De la nouvelle ivresse, jaillira surement la démocratie des peuples qui contrôlent réellement les institutions.
[1]Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris, XXXIII, 1869
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