Abécédaire pour penser autrement : Joie

La joie, une émotion agréable, un sentiment de satisfaction ou de plaisir qu'éprouve un individu au moment où un de ses désirs vient d’être satisfait. Elle est souvent synonyme de jouissance, satisfaction, bonheur, euphorie, béatitude. Ne parle-t-on pas de Joie de vivre, une façon d'embrasser l'existence avec confiance, bien-être et bonheur. Ne Pousse-t-on pas des cris de joie pour exprimer son contentement et son enthousiasme. Accomplir une  tâche avec plaisir c’est s’en donner à cœur joie ; et ces rabat-joies : personnes d’humeur chagrine qui troublent la joie des autres, diffamentles filles de joie, métier le plus ancien du monde, mettant les nommées prostituées, pour certains belles de nuits au ban de la société.

La joie est bonheur, accomplissement et création. Spinoza, le penseur de la joie considère dans son ouvrage « Ethique » que la joie forme, avec la tristesse et le désir, l'un des trois affects fondamentaux de l'être humain. Il définit la joie comme « le passage de l'homme d'une moindre à une plus grande perfection », ce qui suppose que l’être humain fournisse de grands efforts, qu’il soit animé d’un sentiment de puissance en vue de la réalisation de soi de ses désirs et projets. Il rejoint ainsi la définition d'Henri Bergson dans "La conscience et la vie" pour qui le joie est le signe d'un accomplissement, d'une réussite et d'un achèvement, ce qui, en fait un indice du sens de l'existence humaine. 

D’ailleurs, toute grande joie a un accent triomphal, la joie de l’écrivain de voir son œuvre sur les rayons des librairies, celle de la mère qui vient d’accoucher et qui cherche à synchroniser ses battements de cœur avec celle du nouveau né installé sur sa poitrine. La joie est liée à la réalisation de soi, d’une œuvre, à la création. C’est dans ce sens qu’Henri Bergson distingue soigneusement le plaisir, simple subterfuge de la nature pour provoquer la conservation des êtres vivants et la joie, qui signale quant à elle un accomplissement de la vie humaine.

C’est cette force de la joie, en tant que réalisation de soi que nous retrouvons dans le chef d’œuvre de Goliarda Sapienza « L’art de la joie[1] » ; une quête permanente de l’allégresse, celle qui traverse les contraintes, les soucis et les déceptions et permet à l’individu de se redresser, de renaitre en permanence, une pratique de la sagesse qui se concrétise dans l’art, sous ses différentes formes, l’amour, le rire, le sacré…etc.

Goliarda Sapienza est une héroïne italienne, marginale et subversive, féministe et socialiste anarchiste. Elle n’a connu la gloire que dix ans après sa mort pour rentrer dans le panthéon littéraire du XXIe siècle. Huitième enfant d’une femme puissante et libre, figure du parti socialiste italien et amie de Gramsci, et d'un avocat dit "l'avocat des pauvres", Goliarda passe son enfance dans un quartier populaire de Sicile, dans la ville de Catane, où sa famille est assignée à résidence et harcelée par les fascistes. Déscolarisée par ses parents qui redoutent un endoctrinement fasciste, elle obtient à 16 ans, une bourse à l’Académie des Arts dramatiques de Rome. Figure emblématique de la vie intellectuelle et politique italienne, elle fut ébranlée par la révélation des crimes staliniens, aussi abandonne-t-elle théâtre et cinéma pour se consacrer à l’écriture. Résistance Prison, internements psychiatriques, précarité, suicides manqués, elle passe sa vie à transgresser, toucher le fond, ressusciter et accéder à la joie par l’amour, l’engagement et l’écriture. 

Dans son œuvre de 637 pages, « L’art de la joie » elle brosse le portrait de Modesta ; une petite fille misérable qui a étrangement conscience d’être destinée à une vie meilleure. Elle a mis en œuvre, sa volonté infaillible, son intelligence et sa perspicacité, pour réaliser son ambition. Rien ne l’arrêta pour accomplir son épanouissement matériel, intellectuel et sexuel. Dans sa démarche, elle est animée par une joie féroce ; quoiqu’il lui arrive, elle s’en sort, elle se forge une personnalité anti conformiste en quête constante de liberté. Modesta, une femme déterminée, aidée par la chance, elle a vécu dans le bonheur, sans Dieu ni maitre

« Pauvre, je dois me rendre forte en lisant, en étudiant, en cherchant en moi et chez les autres la clef de ne pas succomber. Il y en avait eu tant qui nés pauvres, par l’intelligence et la force que donne le savoir ……là, devant moi, en rang dans l’immense bibliothèque, ils montraient leur nom brillant au dos brun et or de ces volumes »

« Quand Modesta ne savait pas nager, la distance entre elle et ce regard la faisait trembler d’espérance et de peur. Maintenant, seule une paix profonde envahit son corps mur à chaque émotion de la peau, des veines, des jointures…... Renversée sur le rocher, Modesta observe comme ses sens muris peuvent contenir, sans fragiles peurs d’enfance, tout l’azur, le vent, l’espace. Etonnée, elle découvre la signification de savoir que ce corps a su conquérir dans ce long, ce bref trajet de ses cinquante ans. C’est comme une seconde jeunesse, avec en plus la conscience précise d’être jeune,la conscience des manières de jouir, de toucher, de regarder. Cinquante ans âge d’or des découvertes, cinquante ans, âge heureux injustement calomnié par l’état civil et les poètes ».

L’auteur voulait se libérer des traditions de l’éducation qu’elle a reçue, elle dénonce les mensonges, l’aliénation dont la première est celle des habitudes et des significations démesurées que revêtent les mots. « Il faut s’éloigner périodiquement de tout lieu ou l’habitude a tué l’objectivité »

La joie ne peut s’obtenir par la richesse, les honneurs, le pouvoir, elle est le résultat de l’acceptation, de son existence et celle des autres, de la contribution à son réel accomplissement, un désir de libération. D’ailleurs en ce moment de confinement, la joie est primordiale, une quête permanente qui nous aide à nous sauvegarder, à sauver la beauté d’une journée pour que les jours ne se ressemblent pas. Chaque journée doit être une exception, une création nouvelle, chaque journée porte son parfum propre, s’embellit par des ornements spéciaux, se laisse bercer une symphonie singulière ; une dynamique, un mouvement qui nous évite de tomber dans la routine, l’ennui, l’anxiété et la peur de la mort.

« …………combattre la peur de la mort, mot en réalité qui n’est pas plus effrayant que les mots maladie, esclavage ou torture. Je ne me confronterais plus avec la mort, avec cette ligne d’arrivée qui si on ne la redoute plus, rend éternelle chaque heure pleinement savourée. Mais il fallait être libre, profiter de chaque instant, expérimenter chaque pas de cette promenade que nous appelons vie ».    

 

[1]GoliardaSapienza, L’art de la joie » traduit de l’italien par Nathalie Castagné. Editeur,  Viviane Hamy, 2005

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