L’épreuve incontournable du rire

La station radio allemande Deutsche Welle a une manière bien à elle de suivre l’actualité du monde arabe. Que pensez-vous des émissions humoristiques qui sont nées après les révoltes ? La question posée ainsi par la journaliste désigne deux phénomènes précisément : les guignols de l’info sur la chaîne satellitaire tunisienne Nesma TV et Al Barnameg, l’émission qu’anime l’humoriste Bassam Youssef sur la chaîne privée égyptienne, CBC. Après avoir répondu à cette sollicitation, je n’étais pas tout à fait sûr d’avoir épuisé le sujet. Plusieurs interrogations sont restées en suspens.

Est-ce que le rire public, corrosif, ciblant les dirigeants serait naturellement l’étape qui succède à celle de l’indignation ? Si c’est le cas, pourquoi l’Iran s’en prive encore ? Et pourquoi des pays comme l’Italie ou la France s’accommodent constamment des deux en même temps, sans répit ? Faut-il croire, à la lumière des exemples tunisien et égyptien, qu’il y a des tyrans face auxquels seule la colère est possible et des nouveaux venus qu’il faut confronter au rire pour éviter qu’ils se prennent au sérieux ? Et qu’est-ce qui fait que le Maroc reste au milieu du gué, ne pouvant ni épuiser le cycle de l’indignation ni entamer franchement celui de l’humour politique ?

Les explications culturalistes ne m’ont jamais convaincu. Et même si le rire est fortement lié à la culture d’un peuple, je ne suis pas prêt d’abonder dans ce sens. J’opte, par contre, pour une explication plus historique et politique : dans quel régime et sous quelles conditions accepte-t-on le rire en public même quand il tourne en dérision le chef suprême d’une nation ? L’histoire de l’Europe comme celle du monde musulman et judéo-chrétien est quasiment la même sur ce point : dès que les dirigeants sont étroitement conseillés par des êtres dont l’avis pèse lourdement et qui ont en horreur le non-sérieux, le rire déplacé et la légèreté de l’esprit, il n’y a plus rien à faire. Rire des puissants est banni.

Ces êtres viscéralement opposés à l’humour sont souvent des religieux obtus ou des tyrans intouchables pour lesquels Rabelais a inventé un néologisme emprunté du grec : les agélastes (ceux qui ne rient jamais ou renient à autrui le droit au rire). Aujourd’hui, les chaînes privées qui soutiennent à Tunis et au Caire l’irruption de la dérision et de la caricature dans l’espace public, comme antidotes contre le totalitarisme, passent par une phase charnière. Elles doivent réussir l’épreuve du rire. Ce serait la preuve d’une démocratisation possible. Ce serait la preuve que personne, dans ces sociétés-là, ne se prend pour Dieu, et donc que, même en arabe, le rire est le propre de l’homme. Ce serait finalement la preuve que leur dessein, ils s’en occupent entre humains, et en rient quand il le faut.

Evidemment, en Tunisie comme en Egypte, la montée de forces fondamentalistes pourrait laisser croire que ces petites lucarnes d’humour sont menacées, juste des parenthèses éphémères. Le doute par rapport à leur longévité est certes permis. Mais le sentiment que, le rire aidant, ces sociétés apprennent à ne pas trop se prendre au sérieux est également envisageable. En tout cas, la persistance du rire permettrait au moins de s’assurer que les agélastes, ceux qui ont failli étouffer l’envie de rire chez l’élite et les sages, autrefois, ont moins de pouvoir que la masse des plaisantins.

L’épreuve du rire peut-elle être réussie même avec des fatwas qui donnent froid au dos ? Qui sait ? C’est peut être même grâce au rire que ces avis, perçus comme des sentences insoutenables, perdent de leur gravité et tombent à l’eau. En tout cas, la démocratie passe par là, par la capacité à tout tourner en dérision, même les choses les plus célestes, pour que les hommes traitent les affaires de la cité entre terriens. 

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