
Un entrepreneur du national. Ahmed Benkirane, traces et discrétions
Auteur : Irene Bono
Portrait d’un entrepreneur discret
La politiste italienne Irene Bono apporte, à travers le parcours d’Ahmed Benkirane, un éclairage important sur l’articulation entre construction de la nation et expériences individuelles.
« Ce qui fait changer la nation, ce sont les transformations des manières dont des liens sociaux étroits se créent entre les acteurs, et des raisons qui incitent les acteurs à se sentir appartenir au même groupe et, ainsi, à légitimer l’ordre social sous-jacent à celui-ci », affirme Irene Bono. Dans ce livre, le premier qu’elle signe seule, après deux ouvrages avec Béatrice Hibou et Mohamed Tozy, la professeure de sciences politiques à l’université de Turin approfondit ses travaux sur la notion de participation politique. Dans Un entrepreneur du national au Maroc, c’est le fruit de quinze ans de recherches qu’elle présente. Consciente de la nécessité de ne pas limiter le récit de la construction nationale à ses grandes figures héroïques mais de l’aborder à travers une multiplicité d’expériences personnelles et d’y inclure une dimension sensible, intime, elle étudie le parcours d’un homme d’affaires qui eut aussi un rôle au gouvernement, Ahmed Benkirane. Ahmed Benkirane, né en 1927 à Marrakech, est loin d’être un anonyme inconnu : négociant en huiles, fondateur de Maroc informations, il a été secrétaire d’État au Commerce dans le gouvernement Balafrej, a dirigé la SAMIR, la Caisse de dépôts et de gestion (CDG) puis l’Office de commercialisation et d’exportation. Il a été député, vice-président de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM). Sa trajectoire a interpelé la chercheuse en ce qu’elle permettait d’appréhender l’initiative économique et les modalités de « l’agir politique » pendant les années de plomb.
Irene Bono retrace donc ce parcours à partir du dépouillement des archives privées d’Ahmed Benkirane et de nombreux entretiens, avec lui-même et d’autres personnes. Ce livre extrêmement bien documenté se prolonge dans un site, Du livre à l’archive, auquel on accède par des QR Codes présentés en annexe, et qui présente les photos et les documents auquel il est fait référence. C’est que l’ouvrage s’inscrit dans le fil de l’école historique de la microstoria : il s’agit d’étendre le champ des sources jugées légitimes pour documenter une période. C’est également une « expérience épistémologique », car elle ne se réduit pas à un « témoignage biographique » : Ahmed Benkirane a en effet relu, discuté le texte, et l’a complété par des témoignages de sa main. Du reste, le livre ne retrace pas l’ensemble de son parcours, mais se focalise sur ses années de formation jusqu’à la fin de l’État d’exception. Ce récit, où l’intéressé apparaît sous le nom d’« Abk » – abréviation qui ne m’a pas semblé indispensable, même si elle est justifiée par la volonté d’en faire un personnage – est surtout le point de départ pour étudier un concept : celui de la discrétion « comme force politique au cœur des relations de pouvoir ». La force de ce travail réside dans la richesse conceptuelle : Irene Bono aborde chaque élément avec une grande finesse, en faisant état de l’abondante littérature en histoire, histoire de la presse, recherches économiques et politiques etc., qu’elle aborde pour y apporter de nouveaux éléments, de nouvelles nuances. Il s’agit également d’un récit incarné, où la réflexion prend pour point de départ, dans chaque chapitre, un objet significatif.
Éloge de la discrétion
Dans la première partie, « Sauver la biographie de la nation », c’est le passeport obtenu en 1954 qui est le fil conducteur pour comprendre les discrètes expériences du politique. Comment obtenir un passeport quand on est militant pour l’indépendance ? L’autrice analyse les espaces de partage et d’action. « À l’époque de son passeport de 1954, non seulement Abk vivait à cheval entre différents mondes sociaux, mais il avait aussi et surtout un profil difficile à déterminer à l’aune des canons de cette période : son activité politique était connue mais son profil était celui d’un révolté aux yeux des autorités, d’un célibataire qui devait se remettre sur le droit chemin aux yeux de sa famille, d’un fêtard aux yeux de la bonne bourgeoisie de Casablanca, d’un fils de bourgeois aux yeux de ses voisins du boulevard de Suez, d’un commerçant aux yeux de ses interlocuteurs en France, d’un jeune fasciné par le communisme aux yeux des militants nationalistes exilés ou en prison. » Cette multiplicité de facettes est vectrice de discrétion : « elle n’était pas discrète dans le sens où elle se caractérisait par sa circonspection, mais plutôt dans le sens où elle était relativement insoupçonnable aux yeux des acteurs sociaux qui ne partageaient pas les mêmes expériences que lui. » Le passeport, ajoute l’autrice, montre également la porosité entre l’avant et l’après-indépendance, obligeant à « “archiver ensemble” deux séquences historiques qui sont souvent pensées comme séparées » et permettant de reconsidérer la valeur de la date : en faire un événement permet d’y réintégrer les récits individuels, donc la complexité.
La seconde partie retrace, à partir de sa licence de sport du collège Sidi Mohammed de Marrakech, les différentes générations politiques au sein du mouvement national, et la socialisation au nationalisme, via l’institution Guessous, les études à Paris et le foyer de la rue Serpente. Irene Bono s’intéresse ici aux conflits de mémoire, révélateurs des différentes manières de comprendre la nation et ce qu’est un nationaliste. Dans « Définir l’indépendance », elle se penche sur la photo d’une réception accordée par Mohammed V à l’équipe du ministère du Commerce où Ahmed Benkirane est directeur de cabinet, pour étudier « le caractère mouvant des lieux de gouvernement » et les multiples espaces où se déploient les enjeux de pouvoir hors des institutions : syndicat, groupes de réflexion économique, clubs d’affaires, cercles intellectuels… Elle souligne les convergences pragmatiques plus qu’idéologiques, analyse les tribunes de presse comme lieu d’encadrement du conflit politique, et conclut : « Ce qui fait la discrétion de l’action de gouvernement est le fait qu’un acteur précis, doté de compétences spécifiques et inséré dans une configuration de rapports de force donnée, est capable de “faire lieu” de gouvernement, c’est-à-dire d’engendrer des effets de levier, quelle que soit la position qu’il occupe, pour promouvoir l’action de gouvernement que les circonstances exigent, compte-tenu des contraintes du contexte, en s’appuyant sur les moyens qu’il parvient à activer. »
Irene Bono aborde ensuite la « Participation politique et souveraineté nationale », après le « choc » de la scission de l’Istiqlal pour Ahmed Benkirane qui était proche de Mehdi Ben Barka et de Abderrahim Bouabid, et elle s’intéresse aux effets de la scission sur le milieu des affaires. Dans « Façonner le champ politique », elle étudie l’expérience de Maroc Informations, souvent mentionnée comme une brève expérience de presse non partisane et censurée : que signifie s’investir dans le jeu politique à travers une affaire de presse ? Elle porte une attention particulière à la rubrique économique comme lieu d’expression des clivages politiques, à une époque où l’enjeu majeur est les modalités d’affirmation de la marocanisation de l’économie nationale. Enfin, dans « Familiarité, étrangeté et frontières du national », elle se penche sur la souveraineté économique « comme champ de bataille » autonome. Irene Bono relève le peu d’attention, dans la littérature économique, à la transformation du rôle des acteurs, notamment étrangers. Cette notion d’étrangeté, c’est sous l’angle de la familiarité des pratiques et de l’appartenance qu’elle l’aborde pour montrer les accommodements entre autonomie financière et opposition politique. Elle s’intéresse ici aux lieux de loisirs, clubs de golf, Club des Clubs de Casablanca (CCC) offrant la possibilité de relations informelles, à la politique des cadeaux, à la « violence discrète » des affaires et des relations d’argent.
Au final, ce livre remarquable brosse un portrait du capitalisme marocain et des transformations de la société dans la durée à travers les relations personnelles, l’intime, le voisinage, ce qui reste aux marges de la sphère publique et ne rentre pas dans les cadres d’analyse classique.
Kenza Sefrioui
Un entrepreneur du national. Ahmed Benkirane, traces et discrétions
Irene Bono
Karthala, collection Recherches inter
Entretien avec : Dominique BOURG L’écologie est nécessairement décoloniale
Cet entretien avec le philosophe et militant écologique Dominique Bourg s’inscrit parmi les éléments de contextualisation de la question du collectif, thème principal de cet ouvrage. Nous y trouvons, formulé en survol des interrogations majeures soulevées par la notion et le concept de l’Anthropocène – phase incontournable de notre ère géologique, succédant à l’Holocène –, le voeu d’un avenir meilleur pour l’humanité, fondé sur un collectif responsable et en phase avec la nature.
HEM Research Book : Repenser l’agir collectif
Numero : 3
HEM Research Center, en partenariat avec la Fondation Konrad-Adenauer, est heureux d'annoncer la sortie de la 3ème édition de HEM Research Book, intitulé "Repenser l’agir collectif".
HEM Research Book que vous pouvez télécharger gratuitement en cliquant sur le bouton ci-après.
Revues Sensibilités n°12 – Race, l’ombre portée
Auteur :
Le dernier numéro de la revue Sensibilités, invite à penser la manière dont les systèmes de domination élaborent la notion de race.
Le numéro 12 de la très belle revue annuelle Sensibilités se penche sur la « Race, l’ombre portée » et revient sur la « construction historique, politique et sociale dont le contenu varie précisément selon les contextes sociaux ». Dans l’éditorial, la sociologue Sarah Mazouz explique l’usage du mot au singulier « parce qu’il désigne par là un rapport de pouvoir » et qu’il s’agit d’en étudier, selon les mots de Césaire, « l’ombre portée » pour en « souligner la persistance et le caractère diffus des effets de la race ». Au cœur du numéro, les rapports entre race et corps « à des fins de des-essentialisation et de dénaturalisation », en s’interrogeant sur ce qui contribue à faire passer ces éléments pour naturels. « Travailler de manière critique sur la race, c’est donc montrer que la race est un rapport de pouvoir abstrait créant également une condition sociale ». Donc les marqueurs corporels découlent (et ne préexistent pas) « aux logiques de racialisation ».
Dans la première partie de la revue, consacrée aux travaux de recherche, la sociologue Solène Brun étudie « l’adoption comme trajectoire corporelle » : elle montre comment l’apparence et les différences physiques entre enfants non-blancs et parents blancs sont traitées, en se focalisant notamment sur la question du soin aux cheveux – dont la coupe imposée, quand ils sont crépus, est perçue comme un abus. Nicolas Martin-Breteau revient sur la publication, à la une du magazine africain-américain The Messenger, en mai 1923, du Penseur de Rodin en homme noir, sous le titre de « New Negro ». Pour l’historien, il s’agit d’une « résistance corporelle, à la fois physique et vigoureuse, à ce qu’on n’appelait pas encore le racisme » : le combat pour l’égalité, la dignité et la justice passe d’abord par le corps, en proposant une autre représentation que l’imagerie raciste. Cependant, demeure la question de l’efficacité de cette démarche de subversion des références culturelles majoritaires : « On ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître », selon les mots de la poétesse Audre Lorde. L’historienne et anthropologue Inès Mrad Dali revient, elle, sur la « racisation en Tunisie au XIXème siècle » et sur les catégories de noirs et de blancs, en soulignant « la présence d’une multitude d’identités et donc d’identifications comme Noir » : elle fait l’inventaire des paramètres qui contribue à la construction de « cet enchevêtrement identitaire » mouvant, et conclut : « Il est improductif voire absurde d’essayer de situer des origines – qui plus est culturelles – au racisme ». L’historien des mondes américains Jean-Frédéric Schaub, étudiant « la pureté de sang à l’âge moderne » dans les redoutables écrits de l’Inquisition, insiste sur la primauté des études empiriques des politiques de ségrégation sur l’étude des théories raciales. Enfin, l’historien Jérôme Wilgaux, lui, s’intéresse à la description, à la hiérarchisation et à la stigmatisation des corps et des peuples en Grèce ancienne, afin de marquer « les “infâmes” au sein même des communautés ». Son florilège, qui montre le lien fait entre traits physiques et qualités morales est édifiant.
Approche multidisciplinaire
Dans la partie Expérience, une partie dédiée à des formes expérimentales d’écriture ou à la présentation de texte oubliés, Sarah Mazouz note, croquis à l’appui, comment se construit un discours de racialisation des pieds plats en danse classique. Dans « Délires », l’anthropologue Laura Steil décrit le caractère politique des « soirées afro » en racontant comment, dans ces moments festifs (les « délires ») partagés par de jeunes Français noirs, ces derniers retournent l’expérience racialisante et stigmatisante en un élément valorisant. L’historien William Tullet interroge, lui, les préjugés antisémites à travers « le racisme olfactif », tandis que le sociologue Kazuko Suzuki montre comment au Japon la race se construit « sur de l’invisible », à travers le cas des Coréens Zainichi. Enfin, l’écrivaine Amina Damerdji revient sur l’amour hors cases de ses grands-parents en contexte colonial, entre l’Algérie et la France : « Si je vous dressais leur portrait séparément vous ne donneriez aucune chance à leur couple. Et pourtant ils se sont aimés pendant soixante-dix ans. » Une belle et touchante mise en cause de l’absurdité des cases.
La partie Dispute se focalise ensuite sur le débat sur la race aux États-Unis. Trois articles, traduits de l’anglais, en éclairent différents aspects. Il y a d’abord celui de l’historien Patrick Geary sur les travaux en paléogénomique, qui « mettent en lumière les migrations et mélanges et parviennent ainsi à contrer toute tentative de réification des identités culturelles ». Puis l’historienne Emmanuelle Saada s’intéresse à la race comme catégorie d’analyse complexe, « à cerner dans sa dimension processuelle de racialisation ». Quant au sociologue Loïc Wacquant, ses travaux portent sur le lien entre race et ethnicité : la race constitue pour lui le « sous-type et négation de l’ethnicité », puisqu’« il s’agit là d’une “forme d’ethnicité qui s’enveloppe dans le manteau de la nature tout en révélant son enracinement historique dans cette dissimulation même.” »
La dernière partie de la revue, « Comment ça s’écrit ? », espace d’introspection, accueille un beau texte de Soulaymane Bachir Diagne, qui s’interroge non sans humour sur la portée de la question : « Comment ça s’écrit une autobiographie, c’est-à-dire comment ne pas se prendre au sérieux dans le projet de se peindre et garder avec la matière qui est soi-même la distance que permet l’humour. »
Un numéro profond, qui apporte, à travers des approches multiples et richement documentées, un éclairage précieux sur une question qui continue d’empoisonner notre vie sociale et politique.
Kenza Sefrioui
Revues Sensibilités n°12 – Race, l’ombre portée
Collectif
Anamosa, 160 p., 23 €