l'humanisation du travail et de l’entreprise au Maroc (plaidoyer)

l'humanisation du travail et de l’entreprise au Maroc (plaidoyer)

Economia invite aujourd'hui ses lecteurs à découvrir le nouveau plaidoyer portant sur l'entreprise humaniste au Maroc, éclairée par les visions complémentaires du travail décent, des risques psycho-sociaux, de la diversité et du bien-être au travail; autant de réalités puisées dans le vécu de professionnels marocains de tous bords. 
L'exploration et l'analyse du sens lié au travail trouve sa pertinence dans plusieurs  fondements, tant théoriques que pratiques. 
L'ambition d'Economia d'en saisir les contours et les réalités des organisations marocaines a d'abord été initiée en 2017 par la publication d'un numéro spécial au titre évocateur : " l'entreprise humaine, toute une entreprise !" suite à la quelle l'étude et la sortie du livre blanc " sens et valeurs du travail" en a constitué un approfondissent et un élargissement féconds. 

Télécharger Policy Paper

Summary


Ce policy paper vient couronner la deuxième phase du programme de recherche, conjointement mis en place par Economia, HEM Research Center et la Fondation Friederich Ebert, à propos du travail au Maroc. Ainsi, après la publication du livre blanc, Sens et valeurs du travail chez les salariés marocains  (octobre 2018), l’équipe en charge de l’étude s’est attelée à monter une série de séminaires, à l’origine de la présente publication-plaidoyer pour l’humanisation du travail et de l’entreprise au Maroc.

Nous avons en effet ressenti le besoin, après l’exploration initiale du terrain et du sujet, de réunir différents acteurs*, cadres d’entreprise, syndicalistes, jeunes chercheurs, retraités, pour construire avec eux une compréhension commune des enjeux que suppose cet effet d’humanisation, à savoir l’effort de législation et de régulation, celui de la prise en compte des formes de souffrance au travail, des différents aspects de diversité qui la traversent et, enfin, la complexité que cela suppose d’un point de vue de la démarche.

Le résultat comporte en même temps un rappel des présupposés théoriques et méthodologiques, une définition précise des problématiques abordées et des contextes où l’on opère et, bien évidemment, les différentes préconisations, orientations et actions à mettre en avant. Chaque texte est distinct même si la somme constitue un ensemble cohérent et complémentaire.

Introduction 

Par Hammad Sqalli 1

1. Enseignant-chercheur, Economia, HEM, professeur de théorie des organisations, coordinateur de la Chaire Dynamique organisationnelles et complexité à Economia.                      

A l’échelle nationale, au Maroc, résident encore des lacunes structurelles liées à l’emploi et à l’employabilité, souvent dues à l’inadéquation de l’offre et de la demande de formation, mais aussi à des problèmes relatifs à l’emploi informel ou non déclaré même dans la sphère formelle, aux conditions de travail et au non-respect des droits des travailleurs. Sans pour autant évacuer les effets de ces déficits et les solutions possibles, l’objet de notre contribution est, sur la base d’une analyse dynamique des organisations qui composent le tissu des entreprises, d’apporter un saut qualitatif entraînant des boucles vertueuses et fécondes. Si, sur le plan macroscopique, subsistent des efforts qui doivent être entrepris, il n’en demeure pas moins que dans le champ des organisations, des problèmes systémiques rongent les niveaux de productivité nécessaires à une plus forte compétitivité.

À cet effet, chercheurs, formateurs, consultants, personnels et responsables d’entreprises expriment de plus en plus volontiers leur désir d’une nouvelle lecture de l’entreprise et de son management. Ce policy paper veut à la fois porter ce témoignage et proposer des réponses que suggèrent les questionnements liés à l’entreprise humaine, où l’humain, l’être, la personne en est la source de richesse première. Il reprend et développe nombre de réflexions et d’expériences vécues par les professionnels de tous bords et par l’équipe multidisciplinaire d’Economia pour (re)donner à l’humanité sa véritable centralité dans les organisations, et pour envisager la construction de ce que l’on pourrait nommer une entreprise humaine, humaniste, régénératrice, ou encore libérée.

  • Par le prisme intégrateur du travail décent qui a pour vocation de permettre au travailleur la possibilité d’exercer un travail productif et convenablement rémunéré, tout en donnant les conditions de sécurité, de traitement équitable et d’égalité des chances, et d’insertion épanouie ; (atelier animé par Rachid Filali Meknassi : Quel agenda pour le travail décent au Maroc ? 5 septembre 2019).
  • Par une réelle intégration des risques psychosociaux dans les pratiques managériales, au risque de dérives malencontreuses dues aux pathologies mentales liées au travail ; (atelier co-animé par Raja El Mouatarif et Kamal Mellakh : Les enjeux psychologiques et sociologiques liés au travail au sein des organisations, 7 octobre 2019).
  • Par l’ouverture à l’autre dans sa singularité multiple et dans le respect de la diversité ; (atelier co-animé par Saïd Abu Sheleih et Abdelilah Jennane : La question de la diversité au sein des organisations, 8 octobre 2019).
  • Par la prise en compte des besoins individuels et collectifs dans les relations de travail, au travers d’un nouveau regard jeté sur ce qui fait sens et pour l’organisation et pour les individus dans une quête de performance collective et inspirante dans l’édification de l’entreprise humaine ; (atelier animé par Hammad Sqalli : Qu’est-ce qu’une entreprise humaine ? 9 octobre 2019)

Ce document a pour ambition non seulement de donner des clés pour une meilleure pratique managériale, mais surtout d’ériger la dignité du travailleur comme le socle sans lequel toute relation, tout projet, toute construction, toute réalisation, tout impact économique, social et sociétal ne saurait donner sens à une société désirant vivre et devenir ensemble.

Vu du Centre de recherche Economia et de la Fondation Friedrich Ebert, apparaît au terme d’une maturation qui va du livre blanc, Sens et valeurs du travail chez les salariés marocains, à l’animation de quatre ateliers, un vivier de connaissances qui fait converger plusieurs constats :

  • Les organisations exclusivement productivistes qui circonscrivent leur action aux seuls enjeux économiques, à travers le credo de la rentabilité, font l’économie (dangereuse) de la prise en compte du facteur humain et de ce qu’il pourrait apporter ;
  • Les cadres de régulation dans les organisations limitent l’épanouissement des individus : trop hiérarchiques, trop verticaux, trop cloisonnés. L’individu se dilue dans des structures qui le dominent et qui l’enferment dans une « prison psychique » aliénante ;
  • Les cadres productivistes trop hiérarchisés, et non projectivistes et inclusifs, produisent des comportements et des relations plus en compétition qu’en coopération ;
  • Le sens donné à l’action, qu’il relève du projet d’entreprise ou du projet de vie de tout un chacun, est appauvri par un déficit de réflexivité, d’écoute, de tolérance ; en somme, de tout ce qui pourrait faire des individus des êtres pensants et agissants ;
  • Le déficit de justice perçu par les travailleurs accentue l’effritement du sentiment d’appartenance, voire provoque des défections ;
  • À l’inverse, un traitement équitable, un cadre d’incitation et de régulation bien définis, une polarisation sur les métiers et l’apprentissage permettent une cohésion des équipes autour de projets fédérateurs ;
  • Les maladies mentales liées au travail (non déclarées pour la plupart), mais exprimées silencieusement dans des enfermements et des mutismes, voire des dépressions nerveuses, sont en recrudescence dans les organisations.

Ces différents constats rendent possibles les convergences, tant théoriques que pratiques, autour de l’idée selon laquelle les décisions stratégiques quotidiennes cherchent appui dans de nouveaux repères au moment où, dans des environnements économiques et technologiques très dynamiques, les repères habituels s’effondrent et deviennent inopérants. Ces repères sont la première source d’équilibre d’une organisation, d’une société. Comme autant de fondations qui en constituent une colonne vertébrale, ils sont le terreau d’une sécurité ontologique sans laquelle la capacité à agir est limitée.

Or, il apparaît qu’au gré de nos investigations, ces repères tendent à s’effriter et laissent place à des blocages, des résistances, des retraits et autres phénomènes toxiques. Lorsque l’on creuse ces fondations pour en extraire les racines, l’humain qui en est le berceau, l’essence et le moteur de vie, n’existe pas en tant que tel : seule sa force de travail brute fait foi dans la relation et le contrat qui le lie à son organisation. Faudrait-il redéfinir le « contrat social et symbolique » reliant l’individu à une organisation ?

Nous soutenons que les systèmes sociaux, culturels et économiques qui régissent le travail, sans génération excessive, ne permettent pas la construction, encore moins l’édification d’une entreprise humaine. Pour cela, l’équipe d’Economia fonde sa croyance dans la nécessaire réhabilitation du sens donné à l’action, comme une direction communément prise du faire agir, du faire grandir et du faire émerger en vue de produire de la performance au travail dans la réalisation de soi, à travers soi et les autres, pour soi et pour l’autre. Et le produit de toutes ces voies engendrerait des impacts au-delà des frontières des organisations, où ces dernières sont des espaces de construction et de transmissions de savoirs, de savoir-être et de valeurs utiles aux sociétés en devenir.

Enfin, cette conviction pour Economia n’est pas dénuée de sens, tant elle se nourrit de nos expériences respectives et de notre identité ancrée dans le partage et le don, mais également des constructions théoriques sur les dynamiques des organisations et le facteur humain. En cela, nous pensons que la quête et la construction collective de sens en sont la voie, mais une voie possible qu’en changeant les regards et en se permettant de franchir des (grands) pas. Parier sur la confiance, parier sur l’écoute, parier sur le « parler vrai », parier sur l’autre, parier sur nous, effacer son ego et s’abandonner à l’inconnu de la relation dans sa totalité, au nom du vivre ensemble.

Limiter les effets néfastes des distances entre les êtres revient également à briser les certitudes. Nous avons observé de nos terrains respectifs que les silos physiques et symboliques, dessinant les lignes des organisations tendaient à conforter, par et dans les relations de pouvoir, ces certitudes empêchant toute potentialisation relationnelle. Rappelons-nous avec Paul Valéry dans ses cahiers de la pléiade que « les vérités sont choses à faire et non à découvrir. Ce sont des constructions et non des trésors ».

L’objectif du travail décent

Rachid Filali Meknassi 1

1. Juriste, consultant auprès de l’OIT, chercheur associé à Economia-HEM.

Les débats et les travaux qui se sont déroulés dans le cadre du projet sur le sens du travail chez les salariés marocains se sont référés largement au concept du travail décent pour traduire l’aspiration des travailleurs à une meilleure relation de travail, et les déficits à combler pour qu’ils partagent pleinement avec l’entreprise ses objectifs de performance et de durabilité. Sans être forcément appréhendé dans sa signification normative, l’objectif du travail décent se décline tantôt comme une limite à la satisfaction des conditions de travail, tantôt comme un horizon aux revendications individuelles et collectives de travail, tantôt comme la contrepartie nécessaire à une forte implication des travailleurs dans la réalisation des objectifs de l’entreprise et l’aptitude du pays à faire face aux défis que lui lancent la libéralisation des échanges, les transformations technologiques, les mutations de l’emploi et le changement climatique.

L’organisation d’un atelier sur cette thématique s’est fixé comme objectifs un partage des connaissance sur le concept lui-même, mais aussi sur son insertion dans des instruments participatifs d’orientation tels qu’ils se déclinent notamment à travers l’élaboration d’Agendas pour le travail décent (ATD) préconisés par l’OIT (Organisation internationale du travail) depuis les années quatre-vingt et les relations qu’ils peuvent entretenir avec les Agendas de développement durable (ADD) institués pour les Objectifs de développement durable à l’horizon 2030 (ODD 2030). La discussion simultanée de ces instruments se justifie par l’insertion du travail décent parmi les ODD, mais aussi par l’adoption par le Maroc d’un ADD dès 2016 alors que le premier ATD se trouve en cours de préparation. Les objectifs spécifiques de l’atelier ont été en conséquence constitués par :

  • Une meilleure connaissance du concept du travail décent ;
  • L’appréciation des aptitudes et de la volonté des parties prenantes à participer au processus d’élaboration et de suivi de ces agendas ;
  • Leur contribution complémentaire à l’implémentation du travail décent.

Sans aucun doute, la source normative principale du travail décent demeure la Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour une mondialisation équitable  de 2008 qui a prescrit à la fois les objectifs principaux qui sont attendus et l’utilité d’élaborer des agendas pour les atteindre aussi bien par l’Organisation que par ses mandants à l’échelle des pays et de leurs territoires. Mais, depuis l’insertion du travail décent parmi les ODD 2030 et l’intégration de l’OIT dans le suivi des cibles qui ont été fixées notamment à l’objectif 8 qui fait le lien entre le travail décent et la croissance économique, son opérationnalisation ne peut plus se concevoir de manière isolée.

Le travail décent demeure défini par les quatre objectifs stratégiques déclarés « indissociables, interdépendants qui se renforcent mutuellement » consistant en :

  • La création d’un environnement institutionnel et économique favorable à l’employabilité et à la réalisation personnelle des travailleurs et travailleuses, à la performance durable des entreprises ainsi qu’au progrès économique et social des pays ;
  • La mise en place de systèmes de protection sociale soutenable adaptés aux besoins et aux circonstances des pays ;
  • La promotion du dialogue social pour traduire le développement économique en progrès social et, inversement, par la formation de consensus sur des politiques publiques ayant des incidences positives sur le travail décent et sur l’effectivité des normes y afférentes ;
  • La consolidation de l’effectivité des droits fondamentaux au travail.

Depuis que le Maroc a ratifié la Convention 144 sur les consultations tripartites relatives aux normes internationales du travail (adoptée par l’OIT en 1976, ratifiée en 2016), un comité tripartite chargé de la promotion des rapports avec l’OIT a été mis en place pour promouvoir la coopération avec l’OIT. Parmi les activités envisagées figure notamment l’élaboration d’un programme pays pour le travail décent qui serait ainsi le premier instrument du genre. Par ailleurs, en 2016, le Maroc s’est porté volontaire pour soumettre le rapport initial d’application de l’ATD à l’instance constituée à cet effet auprès du Conseil économique et social de l’ONU dont la conception et le suivi sont censés impliquer les acteurs sociaux, notamment du tripartisme.

Tel qu’il a été conçu par l’OIT, l’ATD doit faire l’objet d’une large consultation dans le cadre du dialogue social. Il est généralement constitué de programmes à moyen terme qui fixent des objectifs du travail décent en leur affectant un calendrier et des ressources. Au-delà de cette échéance, ces programmes devraient exprimer une vision partagée pour un horizon plus éloigné. À ce double titre, le contenu de l’ATD correspond pour l’OIT à des engagements bilatéraux avec l’État signataire, mais également à des repères pour sa collaboration avec les autres agences des Nations Unies à travers le Plan cadre pour l’aide au développement (PNUD). L’examen d’une quarantaine d’Agendas pays pour le travail décent impliquant l’OIT relève une large convergence sur les questions de l’emploi (pour lesquelles un cadre institutionnel participatif a été mis en place au Maroc), de renforcement du dialogue social, d’extension de la protection sociale, de transition de l’économie informelle à l’économie formelle, de politique des salaires. Autant de questions qui sont depuis longtemps au centre des préoccupations des partenaires sociaux, sans faire pour autant l’objet de programmes intégrés dans le cadre d’une approche tripartite.

La méthodologie préconisée pour la conception de l’ATD reste pour sa part fidèle à l’approche participative qui a présidé à l’évaluation des OMD (Objectifs du millénaire pour le dévéloppement) et de la conception des ODD 2030. Le support méthodologique a été enrichi par 169 cibles fixées aux 17 objectifs principaux. Pour les partenaires sociaux, c’est l’objectif 8 relatif au travail décent et à la croissance économique qui retient leur attention. Il se décline en 12 cibles. Certaines ont une forte connotation économique : productivité, modernisation, innovation, accès au financement et utilisation efficiente des ressources. D’autres réfèrent à leur articulation à l’emploi et aux droits des travailleurs : promotion des TPE, plein emploi productif, travail décent au moyen de mesures visant le renforcement de l’égalité et de la non-discrimination (genre, formation et emploi des jeunes, handicapés, migrants), droits fondamentaux au travail et sécurité des lieux de travail.

L’ Agenda doit fixer par la concertation ouverte les indicateurs pour mesurer régulièrement les progrès réalisés et adapter en conséquence les politiques poursuivies et leur convergence. L’examen des indicateurs retenus par certains pays concernant l’objectif 8 confirme la place centrale des taux de croissance, de l’emploi et du sous-emploi, les effectifs des jeunes exclus du système d’éducation et du marché du travail, les emplois aidés, l’intensité du travail, les accidents du travail, la bancarisation.

Ces indicateurs spécifiques se renforcent par ceux dits multiobjectifs qui sont communs à d’autres objectifs, tels que la participation des jeunes à la formation, les compétences numériques, l’écart des rémunérations entre les femmes et les hommes, le taux de croissance du niveau de vie… Leur observation ne manque pas d’ailleurs de souligner l’interdépendance de plusieurs ODD avec celui du travail décent, notamment :

  • l’ODD 1 relatif à l’élimination de la pauvreté
  • l’ODD 4 sur l’éducation de qualité
  • l’ODD 5 sur l’égalité de genre
  • l’ODD 10 sur la réduction des inégalités
  • l’ODD 16 sur la paix, la justice et les institutions efficaces

Le dispositif méthodologique disponible pour l’élaboration de l’ATD et de l’ADD offre des outils de travail destinés à faciliter le débat participatif entre les parties prenantes et à éviter que l’élaboration de ces instruments revête un caractère technique qui finit par remettre leur conception et suivi aux départements techniques et aux experts. En particulier, la fixation des priorités et l’élaboration des indicateurs doivent être le produit d’un débat ouvert, renseigné certes par les données techniques et scientifiques mais qui reflète dans tous les domaines principaux une vision sociale partagée qui mobilise les entreprises et la société autant que les pouvoirs publics...

La communication autour du rapport initial du Maroc et la préparation de celui de 2020 fait état de l’appropriation du processus d’élaboration de l’ADD sous la houlette du HCP (Haut-Commissariat au Plan) et du MAEC (Ministère des Affaires étrangères et de la coopération) par les principaux départements concernés. Leurs documents ont été soumis à la consultation dans les panels pour aboutir à l’approbation des cibles et indicateurs. C’est sans doute un processus technique similaire qui pourrait présider l’élaboration de l’ATD. Ils auront tous deux au moins l’intérêt d’exister et de formuler des visions renseignées par des données objectives. Mais c’est par leur appropriation par les acteurs économiques et sociaux concernés et par le suivi de leur mise en œuvre qu’ils peuvent valablement s’ériger en supports de mobilisation et de progrès à l’échelle territoriale et sectorielle.

La faible mobilisation des acteurs à l’occasion de l’élaboration de tels instruments et leur suivi peut indiquer une insuffisante prise de conscience des enjeux qu’ils représentent pour la définition des politiques publiques et de leur évaluation. Elle peut aussi être le signe inquiétant d’un décrochage assumé ou ressenti par les parties prenantes entre leur contenu, les politiques publiques réellement suivies et la faible aptitude des acteurs à en assurer le suivi et le réajustement. Parmi les recommandations qui ont été formulées à la suite de la présentation du rapport initial du Maroc précité, on trouve d’ailleurs la mise en place d’un cadre institutionnel pour le suivi de la mise en œuvre des 13 ODD retenus, ainsi que « la généralisation des consultations à tous les acteurs nationaux, régionaux et locaux pour une vision unifiée et une approche participative horizontale ».

Autant la gouvernance de l’ATD et de l’ADD est essentielle pour alimenter leur orientation par les préoccupations prioritaires de la population, pour favoriser leur diffusion dans le corps social et pour stimuler la convergence des programmes et politiques concernés, autant elle n’hypothèque point les actions que les entreprises, leurs organisations professionnelles et celles des travailleurs conduisent dans le cadre du dialogue bilatéral et tripartite pour réduire les déficits du travail décent et soutenir des stratégies cohérentes en la matière. La transition de l’économie informelle à l’économie formelle, l’extension de la protection sociale, la formation professionnelle, les droits fondamentaux et le dialogue social sont les terrains d’actions prioritaires en la matière.

Les débats au sein de l’atelier ont porté sur les obstacles qui se dressent contre la participation citoyenne efficace au développement de tels instruments et sur les manifestations les plus criantes des déficits du travail décent. De nombreux participants ont mis en exergue les faibles ressources humaines dont disposent les organisations de la société civile dont le fonctionnement est assuré largement par le bénévolat qui limiterait leur aptitude à investir efficacement des sujets d’une grande complexité. Le faible accès à la formation et à l’information tend aussi à ramener leur présence dans des panels techniques à validation de documents qui font forcément autorité en la circonstance. La faible institutionnalisation du dialogue social et la non- convocation de nombreuses instances consultatives comme le Conseil supérieur de l’eau, le Conseil supérieur de l’aménagement du territoire semblent attester de la faible volonté d’assurer l’assiduité dans le suivi de ces instruments et finissent par démobiliser les membres. L’inefficacité d’autres conseils comme celui de la négociation collective confirmerait le décalage entre les déclarations d’intention et la volonté réelle de parvenir à des solutions consensuelles et d’en assumer l’exécution et le suivi.

La réalité du monde du travail constitue aussi un défi majeur à l’action collective. Les intervenants ont soulevé les obstacles de droit et de fait à l’activité syndicale en indiquant la non-ratification de la convention 87 sur la liberté syndicale, sur le licenciement systématique des membres des bureaux syndicaux nouvellement créés, sur l’ineffectivité des instances représentatives du personnel et sur le nombre dérisoire des conventions collectives. La représentation collective s’en trouve d’autant plus affaiblie que le tissu économique est constitué de TPME et d’établissements informels. La crainte des travailleurs de perdre l’emploi et de revendiquer le respect de la protection légale est aggravée par la faiblesse des pouvoirs des inspecteurs du travail, par l’inefficacité de la justice et par la corruption qui sévit dans tous les rouages.

Autant l’insertion dans les chaînes d’approvisionnement mondiales et la mise en place d’écosystèmes semblent favorisent le respect du droit et l’expansion de la RSE (Responsabilité sociétale des entreprises), autant bon nombre de travailleurs subissent de plein fouet des cadences de travail trop élevées et se voient relégués dans des formes nouvelles de relations de travail non protégé (auto-emploi, intérim, plateformes de collaboration) ou dans les établissements informels. Les barrières qui se dressent devant les inspecteurs de travail et les syndicats pour accomplir leur mission dans les zones franches et les grandes exploitations agricoles témoigneraient des obstacles que rencontrent l’action collective et la revendication du travail décent. La fonction publique elle-même se trouve affectée par l’emploi précaire à travers le recours devenu règle aux CDD (Contrat à durée déterminée) et à l’externalisation des services à des sous-traitants peu soucieux du travail décent.

Les questions de la compétitivité des entreprises, du décalage entre l’offre et la demande qualitative de travail ainsi que du faible niveau de développement humain ont aussi retenu l’attention pour plaider l’urgence de nouvelles politiques intégrées mettant l’humain, l’économie verte et la maîtrise technologique au centre du travail décent et du développement durable.

Les ATD et ADD peuvent ainsi attester du déficit du travail décent et constituer en soi des motifs de mobilisation sur la voie du progrès et du développement durable.

Connaître, gérer et prévenir les risques psychosociaux

• Rajaa El Mouatarif 1 • Kamal Mellakh 2

1. Psychothérapeute clinicienne et psychologue du travail.

2. Sociologue, Université Hassan II, FLSHS, Mohammedia.

1. Constats et problématique posée

Le rapport des hommes au travail évolue constamment et les formes d’organisations subissent des mutations rapides et profondes. L’intensification du travail en est un exemple dont les manifestations sont diverses. On peut citer : le travail sous contrainte de temps, les cadences élevées, le manque de maîtrise des tâches, les relations hiérarchiques difficiles. Sans accompagnement, ces changements produisent des pertes de sens ayant des incidences massives sur la santé et la performance.

À ce titre, la prévention des risques liés au travail, la préservation de la santé physique et mentale des salariés et la lutte contre toute forme de violence au travail doivent constituer aujourd’hui des axes majeurs de la politique sociale de l’entreprise.

Au Maroc, peu d’informations existent sur l’ampleur des risques psychosociaux en milieu de travail. Mais, le phénomène semble prendre de l’ampleur et revêt plusieurs formes. La presse nationale, les syndicats et les organisations de la société civile dénoncent souvent la multiplication de ces risques et leurs effets néfastes pour les salariés : harcèlement moral, souffrance au travail, épuisement professionnel, stress professionnel, violences et conflits interpersonnels en milieu professionnel, isolement social et tentative de suicide… De plus en plus, le travail engendre des situations à risque pour la santé mentale physique et sociale. La surcharge de travail, les mauvaises conditions d’emploi et d’organisation de travail, la maltraitance managériale, l’excès d’autorité… sont autant de facteurs qui mettent de plus en plus les salariés marocains sous tension et les exposent à de multiples risques psychosociaux au travail. Ces risques endommagent le sens, la valeur et la qualité de travail. Une telle situation est aggravée par le fait que les risques professionnels qui affectent la santé physique et mentale des travailleurs sont très peu pris en charge par le droit marocain du travail.

    2. Points de discussions

Les participants à cet atelier ont été unanimes pour souligner que la prise en charge des risques psychosociaux liés au travail est très limitée au Maroc et qu’un travail important reste à faire en termes de plaidoyer pour augmenter la conscience des acteurs impliqués (État, entreprises et organisations professionnelle) sur les RPS (risques psychosociaux). Plusieurs points ont été évoqués à ce propos :

  • La qualité de travail au Maroc est de plus en plus affectée par les RPS qui sont souvent mal compris et mal appréhendés par les patrons, par les collègues et par tous les membres de l’entourage du salarié. Les troubles psychologiques que nous rencontrons dans la vie se retrouvent également en entreprises. Les impacts des risques psychosociaux ne se limitent pas au salarié. Ils peuvent s’étendre à son entourage familial et à l’équipe de travail, et affectent ainsi la performance de l’entreprise.
  • Le stress au travail, le harcèlement moral et la violence au travail ont été rapportés par les participants comme étant les manifestations les plus répandues du mal-être au travail. Les plaintes des salariés marocains sont fréquentes à ce propos. Les salariés sont, aujourd’hui, au Maroc, de plus en plus exposés aux risques professionnels qui touchent leur santé mentale et physique. Mais, ces risques ne sont pris en charge ni par l’État ni par les entreprises. Les problèmes de santé mentale au travail sont considérés au Maroc comme une affaire personnelle et restent presque exclusivement entre les mains d’un secteur privé désorganisé et amalgamé où persiste la confusion entre psychologue, psychiatre, coach, psychothérapeute…
  • Les facteurs de risques qui génèrent la souffrance physique et mentale au travail dans l’entreprise marocaine, cités à l’unanimité par les participants, sont essentiellement de nature relationnelle :
    • La prépondérance de conflits interpersonnels
    • Rapport très problématique au manager
    • Le climat de méfiance entre les collègues
    • L’absence d’un lien d’appartenance à l’entreprise
    • Les spécificités de la culture marocaine : l’éducation est basée sur « Méfie-toi des autres »
    • Le salarié marocain vit dans la peur
    • Le rôle des cadres se limite à dire « oui » et « non » aux patrons pour apporter une valeur ajoutée
    • L’absence d’une politique RH - exemple : la gestion des carrières
  • Les facteurs qui sont en rapport avec le travail lui-même étaient très peu évoqués :
    • L’absence de visibilité sur les objectifs
    • L’inadéquation entre le poste de travail et la formation
    • Écart très important entre les dispositifs de prévention et leur application
    • L’inspection du travail : un appareil en panne
    • L’absence de l’application des lois
    • La corruption, un sérieux problème
    • Sur le plan législatif, les participants ont attiré l’attention sur le fait que les RPS ne sont pas reconnus dans le Code du travail et qu’aucune obligation de prévention n’est imposée par la loi aux employeurs. Le Code du travail au Maroc néglige la santé psychologique des salariés. Tous les participants ont été unanimes pour souligner qu’il est nécessaire de militer pour la mise en place d’une loi sur la prévention et la prise en charge des RPS liés au travail et qu’il ne faut pas copier, à ce sujet, le modèle français jugé défaillant.

3. Principales recommandations de l’atelier

La valorisation des ressources humaines est un défi à l’heure où la compétitivité, la flexibilité et les changements sont le lot quotidien de nos entreprises. Ce défi se pose à la fois en termes d’épanouissement et de bien-être des travailleurs, mais aussi en termes de performance et de compétences à développer chez les travailleurs. Deux axes sont à envisager en parallèle :

  • Le premier axe, bien-être au travail, envisage des thèmes comme le stress au travail, l’épuisement professionnel, l’absentéisme à travers les questions suivantes : comment mettre en place une démarche de prévention du stress au travail ? Quel diagnostic ? Quelles interventions ? Comment optimaliser les conditions de travail afin de motiver les travailleurs ?
  • Le second axe, compétences professionnelles, envisage des questions liées à l’évaluation des compétences. Comment faire en sorte que les travailleurs disposent des ressources nécessaires à la réalisation de leur travail ? Comment faire en sorte qu’ils se sentent valorisés dans leur travail ? Qu’ils développent leur compétence ? Comment concilier employabilité et compétences nécessaires pour l’entreprise ? Comment pratiquement mettre au point des épreuves de sélection et d’évaluation spécifiques au contexte ?

Ce sont autant de questions qui doivent nous préoccuper.

Plusieurs propositions ont été formulées par les participants :

  • La moralisation de l’entreprise est nécessaire pour protéger  la santé, et pour assurer la sécurité professionnelle, la protection des droits et celle de la vie privée
  • Renforcer le dispositif juridique en incluant dans le Code du travail :
    • La dimension psychologique
    • La vie sociale de l’entreprise
    • Veiller à l’application de la loi
  • Valorisation du travail passe par la valorisation de la personne qui travaille :
    • Accompagnement de proximité des salariés
    • Évaluer les RPS à travers un référentiel adapté au contexte marocain
    • Installer les cellules d’écoute psychologique en entreprise
    • Promouvoir la présence des psychologues dans l’entreprise
    • Inciter au plaisir du travail bien fait
    • Développer des outils de communication institutionnelle : outils de communication ascendante, descendante et transversale, livret d’accueil pour les nouveaux salariés, charte des droits et des devoirs au travail…
    • Promouvoir le droit à la formation continue
    • Mettre en place des mécanismes de valorisation des métiers et de reconnaissances des efforts des salariés au travail
    • Encourager la motivation des salariés au travail
    • Transparence dans les relations
    • Développer la culture du métier
    • Tisser la confiance entre les collaborateurs et aussi entre collaborateurs et management
    • Réfléchir sur des modes de management adaptés à la réalité d’aujourd’hui
    • Impliquer les salariés et le management intermédiaire dans la prise des décisions
    • Favoriser une entreprise citoyenne
    • La loi n’est pas suffisante. Il faut une éthique qui permette à la loi d’être appliquée
    • Exiger des inspecteurs du travail de rédiger des rapports qui les engagent personnellement
    • Exiger de l’entreprise de produire des rapports tous les ans sur la situation sociale

Ces propositions s’adressent aux pouvoirs publics, aux partenaires sociaux et aux entreprises envers lesquels il est nécessaire de mener des actions de plaidoyer sur la prévention des RPS. Il est paradoxal de relever qu’au Maroc, les risques psychosociaux et, plus spécialement la question de leur prévention, ne sont pas prioritaires dans les agendas politiques et syndicaux.

En conclusion la prévention des risques psychosociaux ne peut être efficace en l’absence d’un projet global de société progressiste, solidaire qui accorde une importance capitale à l’éducation et à l’enseignement avec un véritable projet pédagogique qui inclut dans l’enseignement la dimension éthique.

Pour une diversitè inclusive en entreprise 

• Abdelilah Jennane 1 • Saïd Abu Sheleih 2

1. Consultant en ressources humaines.

2. Consultant associé à Economia-HEM, membre de la Chaire Dynamiques organisationnelles et complexité.

Il est des sujets qu’il est difficile de circonscrire ou de traiter, tellement ils recouvrent des problématiques floues. La diversité dans l’environnement du travail en fait partie, et ce, pour trois raisons au moins :

  • Le concept de diversité n’est pas stabilisé dans la littérature managériale, et le mot même de diversité est polysémique. Majoritairement utilisé, d’abord, pour signifier la diversité biologique (biodiversité) et, secondairement, la diversité génétique ; l’utilisation de ce mot en sociologie, et encore plus en sociologie des organisations, est récente (à partir de l’année 2005).
  • Les discours « politiquement corrects » autour de la diversité sont lénifiants. La diversité est presque systématiquement associée à la richesse, à la complémentarité et à la fertilisation croisée. D’autres aspects de la diversité (incompréhension, incompatibilité, tensions identitaires…) sont souvent passés sous silence ou diabolisés.
  • Ce mot (sans être le seul) n’a pas de traduction unique en dialecte marocain ou en arabe et, de ce fait, ne véhicule pas les mêmes concepts et n’a pas les mêmes contours.

Nous avons donc décidé (ici, comme lors du séminaire) de l’aborder en tant qu’expérience de réflexion individuelle et collective, plutôt que d’un corpus théorique.

Un essai de définition…

Sur le site de la charte de la diversité (https://www.charte-diversite.com/), la définition proposée renvoie au « caractère de ce qui est varié, divers. Appliquée à l’entreprise, désigne la variété de profils humains qui peuvent exister en son sein (origine de pays, de région, de quartier, patronymique, culture, âge, sexe, apparence physique, handicap, orientation sexuelle, diplômes, etc. ».

La diversité est souvent utilisée pour rendre compte des variantes culturelles, cultuelles et ethniques au sein d’une organisation. De nombreux éléments de culture et d’ethnicité sont en effet en lien avec les valeurs, les croyances et parfois mêmes les comportements (volontaires ou induits) et s’appliquent également à des caractéristiques sociologiques (situation familiale, origine sociale, tribale, ethnique…) et physiques (genre, âge, handicap, « esthétique »…).

La prise de conscience et la prise en compte ainsi que la considération et la reconnaissance de la diversité comme la présence d’une pluralité de caractéristiques individuelles au sein d’un corps social sont essentielles pour lutter contre les discriminations et pour éliminer les a priori et les préjugés.

Dans le contexte du construit social de l’entreprise, la « diversité » désigne la variété de profils humains qui peuvent exister en son sein. Promouvoir la diversité revient donc à favoriser les différences dans une entité constatée souvent comme « trop » homogène (même profil de formation, même origine sociale, même genre, etc.).

Pour le sens commun, une entreprise qui promeut la diversité est une entreprise qui met en œuvre une démarche positive afin que son personnel reflète la diversité présente dans la société.

Mais de quelles diversités parle-t-on ? De toutes les diversités ? De certaines ? Est-ce nécessaire, souhaitable, vital ? Les questions sont à poser.

Un essai de traduction…

Pour notre groupe de participantes et participants, la notion de « diversité » est multiple et le signifié en français et en arabe n’est pas exactement le même (cf. Tableau ci-dessous).

« Diversité » : Signifié en français et en arabe pour les participantes et les participants :

Approche genre

Religion

Culture dans les dimensions inter- et intra-

Richesse

Appartenance

Respect

Valeur

En commun/différences

Paradigme

Éducation

Ethnie

Couleur/âge

Intérêt

Niveau social

العرق(ethnie)

الانتماء(l’appartenance)

الهوية(l’identité)

الاختلاف(la différence)

التنوع(la multiplicité)

الاندماج(l’intégration)

عقليات (les mentalités)

الشكل(l’apparence)

الصحة(la santé)

ذوي الاحتياجات الخاصة
(lespersonnes à besoins spécifiques)

 

Cette tentative de définition, à travers le signifié, éclaire la complexité du sujet : le sens de la « diversité » n’est pas univoque et encore moins déterminé, il est contextuel et temporel à la fois, intimement lié à un environnement, voire à une culture, à ses mythes et ses représentations.

La « diversité » peut être également le reflet de croyances ou de conviction telles que la religion ou les orientations politiques ; comme elle peut être l’expression de facteurs secondaires tels que la langue, la manière de s’habiller – foulard, kippa, short, mini-jupe ou autres – ou, plus largement, l’expression des habitudes et des règles sociales.

La diversité – facteur d’exclusion…

De toute évidence, si le thème de la diversité a trouvé un écho ces deux dernières décennies, c’est en réponse aux nombreuses situations d’exclusion, de traitement différencié, voire de racisme ou d’ostracisme.

Dans l’exercice de la « parabole des canettes »3, nous avons pu tester avec le groupe participant à l’atelier à quel point il est facile pour chacune et chacun, selon sa « vision du monde » et son « référentiel », de trouver des éléments qui distinguent une canette de ses « consœurs » et de justifier son exclusion sur la base de sa « différence ».

Et lorsqu’une canette est exclue sur la base d’une argumentation, qui a toujours une base logique et comparative, il n’y a pas de difficulté pour trouver d’autres arguments, d’autres éléments ou d’autres registres de différence, donc d’exclusion : couleur, goût, marque, design… y compris pour les deux canettes identiques (« Je préfère celle-là à celle-ci. »).

Pratiquement, dans cet exercice, il a été plus aisé pour les participantes et participants de constater les « différences » que de détecter les points communs4.

Dans ce contexte, la question « Quel est l’intrus ? » a créé un appel à la subjectivité. La base du choix est devenue pour les participantes et participants étroitement dépendante des critères élaborés à travers leur grille de subjectivité individuelle et la différence a pris forme, a existé, une fois une qualification formulée, une étiquette posée.

La diversité – facteurs d’inclusion et d’équité

En recherchant les points d’intersection ou de similitude, le groupe n’a pas eu de mal à en trouver un certain nombre (certes, moins nombreux que les éléments de divergence). Et, à la grande surprise de tous, ces éléments étaient en grande majorité des caractéristiques objectives, facilement définissables et aisément observables ou mesurables (taille, volume, composition, finalité…).

Le parallèle est ici facile à faire avec ce qui se passe dans tout groupe humain, et a fortiori dans une organisation : l’exclusion se fait sur la base des différences visibles ; lesquelles différences sont pour la plupart perçues et subjectives, basées sur des référentiels ou des standards normatifs.

Il suffit de définir des caractéristiques objectives, observables et mesurables pour faciliter l’inclusion, sur la base d’éléments beaucoup plus fondamentaux.

Deux mots d’origine latine, proches phonétiquement et de signification contraire, témoignent que nous avons toujours le choix entre « hospitalitas »5 et «  hostilitas »6, entre l’accueil et l’hostilité, entre l’inclusion et l’exclusion, entre l’embrassement et l’embrasement.

Sources de diversité

De nos échanges et des réflexions du groupe, nous avons identifié quatre types de diversités :

Diversité d’apparences :

Genre, couleur de peau, âge, handicap, physionomie…

Diversité d’appartenance – ou d’origine :

Pays, région, langue et accent, niveau social, réseau familial, système éducatif et type de formation…

Diversité de croyances :

Religion, tendance politique, appartenance idéologique, vision du monde, système de valeurs…

Diversité de comportements :

Qui sont souvent liés à l’une ou l’autre des diversités citées précédemment (pratiques sportives, culturelles, cultuelles, mode vestimentaire, orientation sexuelle…)

Il est ainsi possible de modéliser la (les) diversité(s) selon deux dimensions :

  • Un premier axe qui représente une diversité choisie (comportements/certaines croyances) versus une diversité imposée (héritée, décidée par l’environnement, subie…)
  • Un deuxième axe qui distingue les diversités visibles (apparences/certains comportements/certaines origines…) versus les diversités « intimes » ou invisibles.

Choisie          <--->        Imposée

Visible           <--->        Invisible

Une complexité de sens peut être ajoutée au modèle en prenant en considération ce qui est licite et illicite, et ce qui est légal et illégal.

Les « motivateurs des politiques pour la diversité en entreprise »

Dans le cadre de notre atelier, nous avons sollicité un premier groupe de participants pour réfléchir aux facteurs pouvant motiver la nécessité d’une politique pour la diversité en entreprise. Ce groupe de participants a estimé qu’une politique pour la diversité permet essentiellement :

  • De donner un cadre de compréhension et un référentiel commun à cette notion ;
  • D’être en accord avec l’environnement si le contexte général est marqué par la diversité ;
  • De renforcer la dimension d’inclusion des différences ;
  • De renforcer les cadres de cohésion et d’engagement au sein de l’organisation et de créer les conditions d’une complémentarité de vision ;
  • D’améliorer l’image de l’entreprise et de renforcer l’attractivité RH de cette organisation.

Les « limites des politiques pour la diversité en entreprise »

Le deuxième groupe de participants, lui, a été invité à réfléchir aux facteurs pouvant « limiter » la nécessité d’une politique pour la diversité en entreprise. Ce groupe de participants a estimé qu’une politique pour la diversité :

  • Est une source potentielle de rigidité de l’organisation et un frein au développement de l’entreprise ;
  • Son déploiement induit la nécessité de déployer des mesures d’accompagnement à l’intégration (des personnes à mobilité réduite et à besoins spécifiques notamment) et donc un effort et un coût supplémentaire pour l’organisation ;
  • Les différences culturelles peuvent empêcher la bonne marche de l’organisation ;
  • Qu’il est préférable de se baser sur la compétence et le potentiel de contribution comme critères d’inclusion au lieu d’établir des quotas. Créer un cadre qui renforce « les points communs » peut s’avérer avoir de meilleurs résultats que de forcer l’inclusion par une politique volontaristes relative aux « différences » (cf.supra : « La diversité facteurs d’inclusion et d’équité »).

Conclusions et préconisations 

Il est difficile de définir le concept même de « diversité », encore plus difficile de vouloir « normer » un management de la diversité en entreprise.

Cependant, face aux nombreux dysfonctionnements (discriminations, exclusions, problèmes de communication, conflits, tensions…), il est nécessaire de réagir.

Favoriser la diversité dans une organisation passe d’abord par :

  • L’engagement de ses dirigeants qui se reflète dans une exemplarité qui suscite de nouveaux comportements liés au respect de la diversité ;
  • La sensibilisation ;
  • Le nécessaire changement des mentalités, à travers une prise de conscience collective et individuelle : la « diversité » est une notion subjective.

Le management de la diversité et le traitement équitable de toutes et tous (candidats, collaborateurs, clients ou bénéficiaires, parties prenantes…) s’imposent comme une nécessité pour les entreprises, les administrations et tout type d’organisation dès lors qu’elles prennent conscience des avantages qu’elles peuvent en tirer (gains de productivité, ouverture et symbiose avec son environnement social, croissance, sécurisation du patrimoine…).

Bien que, aujourd’hui, de plus en plus d’organisations marocaines participent à des trophées de la diversité ou affichent des politiques volontaristes (équité genre, aménagements pour les handicapés…), il serait utile de favoriser :

  • La mise en place d’une charte pour la « diversité », adaptée au contexte marocain ;
  • L’intégration de modules de sensibilisation et de formation aux problématiques de la diversité dès l’école, et surtout dans les formations supérieures ;
  • La diffusion de séminaires sur le sujet en faveur des managers (du top management au management de proximité) ;
  • La prise en charge des multiples facettes de la diversité par les médias, à la fois pour démystifier les sujets d’exclusion et pour démontrer les bienfaits et les avantages des démarches d’inclusion.

En guise de conclusion et pour illustrer la célèbre formule d’Arthur Rimbaud « Je est un autre ! », cette anecdote7 pour accompagner la puissance de cette citation :

Il y a plusieurs années, le philosophe et théologien spécialiste du bouddhisme Raimon Panikkar avait raconté l’histoire suivante : un Américain en poste en Afrique australe, désireux d’occuper des enfants en leur proposant un jeu, leur suggéra de faire la course avec, pour le premier arrivé au bout de l’épreuve, une récompense comme il se doit.

Les enfants s’élancèrent, un à un, vers la ligne d’arrivée. Ils coururent de toute la force de leurs jambes et, à la surprise générale, lorsqu’ils approchèrent de la ligne d’arrivée, quelque chose d’extraordinaire se produisit. Les enfants ouvrirent grand les bras et se saisirent les mains et dans une grande chaîne solidaire, ils coururent ensemble et franchirent ensemble la ligne d’arrivée. Il n’y eut pas de premier, pas de dernier, aucun vainqueur, aucun perdant : l’esprit de compétition inscrit au cœur du sport était pulvérisé.

Lorsqu’on interrogea les enfants autour de leur geste pour vérifier qu’ils avaient compris la règle du jeu, ils invoquèrent un concept, une notion en usage dans les langues bantoues qui se dit « Ubuntu ». Le terme a été employé par les prix Nobel de la paix, Nelson Mandela et Desmond Tutu, pour désigner une notion parente dans nos langues, à celle de fraternité et d’humanité. Pour désigner que nos destins, quoiqu’il nous en coûte de les envisager ainsi, sont inextricablement liés, et que cette co-appartenance à un monde commun, constitue la seule manière de penser ce qu’il y a de plus grand en nous que nous-mêmes. Dans la culture Xhosa et dans les langues bantoues, « Ubuntu » est résumé dans le dicton :

« Je suis parce que nous sommes et parce que nous sommes, je suis. »

 

 

3. Un groupe de différentes boissons gazeuses et non gazeuses, de saveurs, de constitution et de marques différentes, conditionnées sous forme de cannettes sont proposées au groupe de participants. Deux canettes parmi le groupe sont identiques. Les participantes et participants sont invités, dans un premier temps, à qualifier leur perception/compréhension du groupe de canettes proposé. Une fois le groupe de canettes « défini », les participantes et participants sont invités, à tour de rôle et en itération, à sélectionner et soustraire du groupe une cannette « intruse ».

4. En réponse à la question : « Quel(s) point(s) commun(s) entre ces canettes ? », le groupe de canettes a été caractérisé par les participantes et participants comme « canettes ». Dans un premier temps, aucun autre point commun n’a été « perçu » par le groupe de participants.

5. Hospitalité.

6. Hostilité.

Pour des révolutions profondes

Hammad Sqalli 1

1.Enseignant-chercheur, Economia, HEM, professeur de théorie des organisations, coordinateur de la Chaire Dynamique organisationnelles et complexité à Economia.

Repenser un projet économique à l’aune de l’humanisation du travail, même si ce réel changement de paradigme est désiré, constitue une série d’obstacles extrêmement difficiles à franchir, tant l’ancrage taylorien paraît profond et inextricable. L’idée fondamentale de F.W. Taylor et autres industriels et ingénieurs du siècle dernier repose sur la rationalisation et la standardisation, afin de lutter contre les aléas et d’engendrer plus de rendement, plus de rentabilité. Autre idée qui venait réconforter ce modèle : l’humain, comme une variable mathématique inébranlable, est fainéant et seulement motivé par l’élément extrinsèque du salaire ; le corollaire managérial étant un système de contrôle direct et indirect, neutre et objectivable. L’architecture organisationnelle n’est pas en reste, les relations humaines et interpersonnelles se diluent et s’évaporent dans des organisations dites séquentielles en silos, soit des configurations où A fournit à B qui fournit à C sans communication aucune et dans les standards imposés par un étage supérieur qui pense pour ceux qui exécutent. Non pas que Taylor ait été dénué de tout humanisme, la finalité de son travail et de sa réflexion était de concevoir une organisation parfaite : le « one best way », une et une seule façon de faire, où toutes les composantes de l’entreprise ont une place et une séquentialité bien définies ; en somme, un ordre régulé comme le serait une machine, où les humains ne sont que des courroies de transmission qui œuvrent dans un seul but : l’efficience2. De plus, le contexte économique et social mais surtout scientifique pouvait justifier cette philosophie. Le scientisme régnant, qui considérait que la science expérimentale était la seule source fiable de production du savoir, ou encore l’existence d’une main-d’œuvre non onéreuse, peu qualifiée et sans droits la protégeant, ont concouru à mieux asseoir le modèle de cette organisation mécaniste et sans saveur, sans chaleur, sans prise en compte de la complexité humaine. Il est vrai qu’à cette époque, dans les grandes compagnies occidentales, prévalait un népotisme ambiant, qui a fait réagir Max Weber ou encore Taylor lui-même qui en a déduit que les relations personnelles et émotionnelles occupent trop de place et que, finalement, seul un système hyper-rationalisé demeure la voie à prendre. Sur le plan des rapports humains basés sur le contrôle de l’activité, nulle place à l’imagination, à la créativité, à l’intuition ou à l’irrationalité qui pourraient prendre forme dans des contributions apportant de la valeur. Pire, ces modèles, qui se sont développés et perfectionnés, confinent les travailleurs à des logiques de pouvoir permises par un système pyramidal conférant consciemment ou inconsciemment à l’organisation un statut instrumental de domination. Égotismes et ascendants symboliques, statutaires, sociaux et économiques prennent le pas sur la réelle empathie, l’ouverture et la construction avec l’autre qui auraient pu être permises par un aplatissement des structures.

Nous ne pouvions faire l’économie de ce détour historique car les prolongements de ces racines tayloriennes perdurent, que cela soit à travers l’enseignement du management donnant à la finalité marchande ses lettres de noblesse, ou dans la pratique même du management en entreprise. Or, le marché du travail et les environnements économiques, technologiques ou écologiques évoluent vers plus de complexité, de diversité et d’instabilité. Et c’est alors, au moment où les entreprises devraient davantage libérer le management de ses rigidités pour faire face aux incertitudes en prônant un fonctionnement plus organique, qu’elles continuent à perdurer les systèmes décrits plus haut. Libérer ces entreprises renvoie ici à libérer des énergies en favorisant l’autonomie, l’implication et l’innovation. Mais, c’est à l’heure où les salariés, aspirant à mieux, revendiquant leurs droits et leur volonté de contribuer en tant que véritables acteurs, que, finalement, ils tombent dans l’illusion d’un certain pouvoir et d’une latitude qui leur sont conférés. En effet, sous couverts de modernités, les entreprises, dans de nombreux secteurs, du fait du succès du management et des fonctions d’encadrement pléthoriques imposées, sont soumises à une domination du reporting et des réunions sans fin au détriment du travail lui-même, au détriment de l’apprentissage, au détriment de la réalisation de soi à travers le travail et les autres. Les systèmes d’évaluation quantitative et chiffrée se substituent de plus en plus à une connaissance plus concrète des métiers sur le terrain. Or, c’est dans la polarisation autour des systèmes sociotechniques que l’individu trouvera la voie de sa réalisation par et dans le travail, non dans l’obsession du chiffre et du rapport au supérieur qui rapportera le rapport à un autre supérieur. Ici réside une ambivalence criante. D’un côté, les salariés sont de plus en plus qualifiés et informés. De l’autre, le haut de la pyramide met en place les silos et exige de l’autonomie et de l’innovation. Au nom de la croissance qui, il est vrai, suppose un stress obligeant les entreprises à aller plus vite et donc de simplifier l’organisation du travail, le résultat est que l’élément humain se délite, commence à prendre conscience du sens inopérant de son activité, rentre dans une routine de plus en plus défensive, et se ferme, ou implose. Cette ambivalence est renforcée au début des années 2000 par l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Historiquement, le management taylorien ou néo-taylorien repose sur le remplacement des relations par des systèmes de médiation plus standardisés et uniformisés. Or, c’est précisément là une promesse des outils informatiques : les relations y sont dépersonnalisées, mesurables, calculables, objectivables, ouvrant la voie à une approche plus technicienne de l’humain…

Par ces arguments, nous n’évacuons nullement l’existence – nécessaire – d’un cadre de régulation et d’incitation, loin de là. Mais, ce cadre doit orienter ses règles, son esprit et ses pratiques managériales pour favoriser l’éclosion et le développement de communautés d’individus, plus que de collections d’individus. Une des tendances émergentes pour répondre à ce défi est, ces dernières années, d’humaniser le travail et les relations par l’accompagnement des CHO (« Chief Happiness Officer », littéralement « responsable du bonheur »), nouveaux postes chargés prétendant redonner plus de sens au travail, nouveaux postes que l’on pourrait qualifier au travers de la terminologie de David Graeber de « bullshit jobs ». En effet, selon nous, ces nouvelles fonctions qui, même si elles apportent quelque fraîcheur et énergie, ne peuvent pas prétendre apporter du bonheur aux individus dans le travail. Le bonheur étant un concept que les philosophes tentent de définir depuis 2500 ans, tandis que le comprendre, le traduire dans la réalité par quelques mots et petites actions relève, selon nous, de la fiction. Les CHO sont des personnes de grande qualité certes, mais le bonheur est une affaire entre soi et soi-même ; les bons managers évoluant dans de bons cadres d’incitation régulés ne seront au maximum que des catalyseurs, des accoucheurs, des facilitateurs et des révélateurs, et ne peuvent être que les seuls passeurs de témoin du sens au travail. Donner du sens au travail reste et restera une affaire très complexe qui s’articule entre des enjeux personnels, collectifs/sociaux et organisationnels. Donner du sens au travail, dans la perspective d’une humanisation, demeure finalement une affaire de cohérence dans l’action de travailler en rapport avec différents contextes (professionnels et personnels). Celle-ci revête un caractère phénoménologique certain où l’action du travailleur, en cohérence avec lui-même, ses aspirations et ses capacités, réalise un travail utile et qui lui donne satisfaction, tout en projetant ses externalités pour continuer à construire une trajectoire qui aboutirait à des finalités (auto-réalisatrices, symboliques, esthétiques, sociales et sociétales, économiques, écologiques). Cette perspective phénoménologique fondamentale, dans son processus de la fabrique du sens, s’accompagne de la valeur que l’individu accorde au travail, elle-même médiée par le principe de cohérence où un alignement s’opère entre ses propres valeurs et les valeurs qui l’entourent, celles des autres individus, des collectifs et celle de l’organisation dans son ensemble. Repenser ce projet économique de l’entreprise par l’humanisation doit trouver et chercher des réponses et des repères dans les articulations phénoménologiques exposées ci-dessus.

L’idée sous-jacente de ce projet est que, ontologiquement, l’entreprise est au cœur de l’évolution sociale. Si les managers ne l’intègrent pas et ne changent pas leur regard sur la définition première de l’entreprise, ils seront limités, voire incapables de projeter leurs actions vers une certaine humanisation. Un des drames actuels est que l’on fige l’entreprise dans une structure ou un organigramme, et que l’on omet qu’elle est en soi un processus historique. On est bien ici dans une dynamique de l’évolution sociale qui prolonge l’évolution biologique à travers des spécialisations et des différenciations de fonctions qui, bien entendu, engendrent adaptations multiples et créations de richesses et de valeur à travers le temps. Mais, notons que l’entreprises, comme beaucoup d’organisations sociales, obéit à des logiques combinatoires : pour l’essentiel, il s’agit de combinaisons des hommes entre eux, résultant de processus de différenciation des hommes au sein de la société (une différenciation personnelle liée à leur histoire sociale). Et cette combinatoire des hommes, c’est la capacité à concevoir et à réaliser en commun accord, donc à être des auteurs, plus que des acteurs. Cette différence nous paraît fondamentale si l’on veut saisir ce qui fait effet dans le construit du sens et des relations (humaines) au travail. Aussi, nous oublions trop souvent que les organisations qui fonctionnent bien sont des combinatoires de connaissances et de savoir-faire, qu’ils soient scientifiques et/ou technologiques. Ce qui nous paraît essentiel, c’est cette combinatoire du construit social en devenir que l’entreprise produit elle-même. On est là au cœur d’un processus central : l’entreprise est en permanence un lieu où se produit un processus d’innovation sociale, et c’est dans ces processus que l’organisation apprenante devient l’espace où se cristallisent les relations entre individus par et dans le travail, où la valeur centrale du don, et non de l’obstacle, permet l’ouverture, donc de l’humain. Cette idée repose sur le fait que, dans le développement et la construction de nouvelles connaissances organisationnelles, prévalent des phases itératives de socialisation forte où échanges et interactions répétées développent et entretiennent des relations polarisées autour du travail, elles-mêmes assises sur un socle social en construction et en devenir. Les communautés de savoir et de pratique, comme autant de mécanismes organisationnels forts, canalisent les relations dans une meilleure connaissance et reconnaissance de l’autre dans des cercles vertueux d’apprentissages. Bien entendu, seule une orientation volontariste de l’entreprise, qui se déclinera en stratégies organisationnelles de développement de processus d’apprentissages permettront la potentialisation de ce type de relations. L’individu, dans ce cadre, devra avoir envie d’apprendre et de donner, encore une combinatoire essentielle aux conditions à l’établissement de relations humaines fortes, par l’entremise de l’intention. La phase de recrutement, comme préconisée par les différents intervenants de l’atelier que nous avons mené, est centrale dans cette perspective : qui veut-on réellement pour notre entreprise ? « Un individualiste très compétent ou un futur co-équipier peut-être moins compétent mais partageur, qui a envie… ? »

Le workshop que nous avons mené fait état, et avec beaucoup d’acuité, des différentes ruptures existantes qui minent la relation humaine au travail. Sans aller vers l’exhaustivité, plusieurs réalités ont émergé et mieux éclairé le vécu des travailleurs marocains, déjà étudié dans le cadre du livre blanc : Sens et valeurs du travail chez les salariés marocains. Des différentes expériences personnelles et analyses collectives, nous avons proposé certaines voies pour « humaniser le travail ». Si nous avons à faire une synthèse de cet état, il en ressort que :

  • Le sentiment d’injustice perçue est un problème fondamental. Parfois, les règles sont bien établies et respectées, mais c’est dans la manière et le traitement qu’il subsiste des discordances entre le prescrit et le réel. L’abus de pouvoir couplée à la non prise en compte du mérite, notion certes subjective, constitue un danger.
  • La reconnaissance des personnes, ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent, est rarement pris en compte. Il en va de même de la reconnaissance de l’effort et du résultat du travail, qu’elle soit symbolique ou matérielle.
  • Les valeurs de l’intégrité et de l’honnêteté font défaut, le manque d’éducation étant selon les participants la cause essentielle (« Où sont ces “wlad nass” qui pourront travailler avec nous ? »).
  • Le déficit de professionnalisme, de discipline et de rigueur délitent les relations au travail, et augmentent la toxicité dans ce qui pourrait constituer une organisation apprenante, humaine et performante.

Les changements de paradigmes énoncés tout au long de ce papier doivent s’accompagner de certains principes productifs puissants :

  • Décloisonner un maximum la structure, l’oxygéner et permettre aux individus de contribuer davantage, pour « moins tomber dans des enjeux de pouvoir nocifs »
  • Avoir envie et inspirer
  • Respecter et écouter
  • Effacer sa petite personne au profit de l’autre et de l’intérêt collectif
  • Connaître l’autre et reconnaître son travail, sa personne, à sa juste valeur
  • Faire « le saut en parachute » vers la confiance, le collaboratif, la solidarité
  • Passer de la logique de contrôle à l’autocontrôle
  • Réussir à développer une culture de l’erreur, l’accepter et l’encourager
  • Remettre la vision au cœur de l’action de tous les jours
  • Privilégier la question plutôt que la réponse : développer des praticiens réflexifs, tendre vers les organisations du pourquoi plutôt que du comment.
  • Dans des processus de changement et de transformation (individuels ou organisationnels), se poser les bonnes questions : « Si je veux transformer l’entreprise, suis-je prêt à changer, que dois-je changer, que suis-je prêt à perdre…? ».
  • Pour le management, garantir une culture du partage, de l’ouverture et de la facilitation : créer un environnement nourricier, comme un jardin qui voit ses plantes grandir, davantage que l’hyper-contrôle.
  • Prôner l’esprit de « Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin ».
  • Le projet d’entreprise est une affaire de tous. Plus l’enjeu et les finalités du projet économique tendent vers un impact sociétal, plus l’implication et l’envie de travailler ensemble est forte. La finalité de l’entreprise n’est pas l’entreprise, mais ce qu’elle peut apporter à la société.

Et si Taylor avait raison ? Et si l’homme est fondamentalement fainéant, que l’individu, le manager, le directeur sont fainéants au point de ne pas faire l’effort d’aller vers l’autre et de se construire à travers l’autre, dans une humilité qui imposerait de ranger au placard ses certitudes bien ancrées ?

 

2. Principe du management scientifique développé par Taylor et Ford.