La contemporanéité des concepts de Fatéma Mernissi : Harem & Confinement
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La contemporanéité des concepts de Fatéma Mernissi : Harem & Confinement

En cette période de confinement, les concepts de Fatéma Mernissi ont des choses à nous dire. Le monde se retrouve enfermé dans un espace clos et contraint à la réclusion. Comme dans un « harem », nous avons besoin d’une permission pour entrer et sortir. Mais, quand Mernissi, au-delà de la dimension spatiale, a étendu le sens du « harem » au monde immatériel et intangible, elle lui a assuré une place durable dans l’expérience de l’enfermement.

Elle a infléchi la réflexion contemporaine sur le confinementquand elle a évoqué le harem invisible qu’on porte en soi comme un poids, et qui est malgré toutes les libertés de mouvement, inscrit sur notre front et dans notre peau. Il faut lire Mernissi pour comprendre que la ligne de démarcation ne s’inscrit pas seulement dans la subdivision des espaces.

Nous comprenons peut-être aujourd’hui le sens que voulait donner Mernissi à un harem « intemporel » et polymorphe, non seulement à travers sa dimension cosmique et planétaire qui nous enracine tous dans un même socle commun, mais aussi parce qu’il est loin d’être une spatialité exclusivement féminine. Nous partageons, hommes et femmes, l’expérience du confinement.

« Décris-moi ton harem, je te dirai qui tu es », a cité avec humour Fatéma Mernissi comme pour faire prendre au harem différentes allures et lui rendre son caractère pluriel et contrastant. Nous ne sommes pas tous égaux face au confinement.

Le harem « invisible » ou ce que Mernissi nomme le « double-harem » conserve, aujourd’hui plus que jamais une réelle postérité au point de retrouver, dans les inégalités liées au confinement, les traces de ses caractéristiques « immatérielles ».

Le mythe de Shéherazade, tel que réinventé par Mernissi, évoque le rapport inégalitaire au savoir qu’elle décrit comme une arme de survie. L’exploit de Shéherazade n’aurait pas été possible si elle n’était pas munie de connaissances.  L’analphabétisme, à travers son avatar numérique « l’illéctronisme », s’avère d’autant plus menaçant aujourd’hui alors qu’on ne peut échanger qu’à distance. Il menace d’exclusion celles et ceux qui ne maîtrisent pas les technologies de l’information et de la communication.

Par ailleurs, cette situation rend aussi plus criant ce que Mernissi appelait le fantasme masculin de l’homme pourvoyeur.  En écoutant ces femmes, pour la plupart vendeuses ambulantes, lancer leurs cris de détresse ayant été obligé de transgresser l’interdit du confinement pour nourrir leurs familles, on ne peut que renoncer à un vieux mythe dépassé, qui est comme dirait Mernissi, celui de croire que le salaire d’une femme est secondaire. On voit aussi très bien comment toutes ces limites ne les empêchent pas de construire une subjectivité au sein d’un espace paradoxal de possibles et d’interdits.

En effet, la gêne qui peut être ressentie n’est pas tant dans l’enfermement physique en tant que tel, que dans ce que le confinement nous renvoie de notre condition cloisonnéepar des houdouds mentaux, au-delà des limites topographiques.  L’autre paradoxe du harem, que nous révèle ce confinement, réside non seulement dansl’effet « matériel » d’une réclusion, mais aussi dans notre capacité à la transgresser. Il est d’abord une affaire avec soi-même qu’on rêve et qu’on imagine pour se soustraite à notre enfermement et pour nous donner une vision à un moment où il est difficile de se projeter dans l’avenir.

Ce serait intéressant, d’observer la manière dont se manifeste ou pas notre subversion face à la « q ‘aida » que nous impose le confinement et qui « se révèle souvent plus dure que les murs et les barrières ». En assignant au foyer, leshommes et les femmes, on se pose la question du bousculement des règles ou de la qa’ida de la division des rôles au sein de la sphère domestique. Dans quelle mesure, même même confinés, franchissons-nous les barrières ancrées par la force des traditions ? Comment se superposent les lieux à l’intérieur même de notre espace privé ? Comment sont occupés nos chambres, nos étages, nos cuisines, nos salons et ces espaces ni clos ni ouverts comme les balcons ou les fameuses « terrasses interdites »Mernissiennes ?  Quels sont les lieux de nos fuites immobiles où nous déployons nos ailes dans un élan de rêve sans limites ?

La peur de mourir a doté Shéherazade d’un certain génie. Ce que nous vivons aujourd’hui nous donne à voir et à sentir le goût du rêve. Peut-on transformer la menace de la maladie en une longue série de nuits d’amour ? Peut-on réfléchir à comment se donner des ailes pour sortir de notre confinement tout en restant sur place ; nous évader sans bouger (lm-ssariyab’leglass, comme le raconte avec malice Fatéma Mernissi dans Rêves de femmes).

Ce projet de publication collaborative vous invite à mettre des mots sur vos peurs, vos rêves et vos espoirs, à tisser votre pensée en contes ou en récits qui transpercent les murs, de suivre les traces des Sindbads en allant vers l’autre étranger, chacun à sa manière, juste pour faire tomber les cloisons du confinement.