Quel agenda du travail décent au Maroc ?

Economia, HEM Research Center s’est engagé avec son fidèle partenaire, la fondation allemande Friedrich Ebert, pour la réalisation d’un programme ambitieux en 2019-2020 sur la question du Travail. Ses premières manifestations ont eu lieu les 5 et 6 septembre 2019, au siège d’Economia (HEM-Rabat). Un premier séminaire de formation sur « Comment humaniser le travail et l’entreprise ? » à l’attention des parties académiques ou professionnelles intéressées par la problématique du Travail. Le premier atelier fut consacré à la notion du travail décent au Maroc  le 5 septembre. Il était  animé par l’un des spécialistes de la question au niveau mondial ; Rachid Filali Meknassi, juriste du Travail et de la protection sociale, professeur de Droit à l’Université Mohamed V de Rabat, et également expert juridique membre du comité des experts de l’OIT  (Organisation internationale du travail). Voici le compte rendu du premier atelier :

Travail décent, pourquoi ?

Pourquoi placer le travail décent, à la porte d’entrée de la nouvelle phase du projet sur le travail au Maroc ? Il s’agit d’un besoin national qui converge avec la focalisation du centre Economia sur la dimension humaine du travail et de l’entreprise au Maroc . 
Le concept est apparu pour la première fois en 1999, dans le rapport présenté par le Directeur général de l’OIT à la 87 e session de la Conférence internationale du Travail. Depuis, la notion a gagné en clarté et en signification. Selon l’OIT « le travail décent représente l’ensemble des aspirations des gens en ce qui concerne leur vie professionnelle » aspirations concernant les possibilités et le revenu, les droits et la reconnaissance, la stabilité familiale, le développement personnel, l’équité et l’égalité entre les sexes.

L’agenda pour le travail décent de l’OIT identifie quatre objectifs stratégiques :

  • La création d’emplois décents et productifs; (employabilité)
  • L’accès de toutes et tous aux systèmes de protection sociale;
  • Le respect des normes de travail fondamentales (pas de travail forcé, d’exploitation sexuelle ou de discrimination fondée sur le genre, ni de travail des enfants)
  • Un dialogue permanent entre les partenaires sociaux.

Ces objectifs s’appliquent à tous les travailleurs : femmes et hommes, salariés ou indépendants, et à tous les domaines d’activité à caractère économique :  Economies formelles, informelles, privés, publics, et toutes les activités économiques traditionnelles, modernes, rurales, urbaines…y compris la manufacture, l’agriculture, le travail de bureau, le travail intérimaire ou à domicile. 


Une porte d’entrée qui devient inévitable 

La question du travail décent s’est invitée légitimement, d’autant que l’inscription de ce concept au niveau international, parmi les objectifs du développement durable à l'horizon 2030  (Objectif VIII), a illustré le rapport très étroit entre l’état du travail, la prospérité économique et le développement humain.
 Leur implémentation invite partout dans les pays engagés dans le cadre de ces objectifs -le Maroc en fait partie- les pouvoirs publics, les acteurs  économiques et sociaux et la société civile à organiser leur concertation « sur la  conception et le suivi  de politiques inclusives permettant à toutes les personnes en âge de travailler d'accéder à un emploi productif qui leur procure l'épanouissement personnel et la sécurité économique, tout en soutenant la durabilité  des entreprises et le bien-être collectif ». 

Les programmes par pays de l’OIT pour la promotion du travail décent (PPTD) s’articulent essentiellement sur :

  • La création d’opportunités pour les travailleurs et travailleuses sécurisant l’emploi et des revenus décents
  • La garantie de couverture d’une protection sociale pour tous
  • Le renforcement du tripartisme et du dialogue social
  • La promotion et l’application des principes et droits fondamentaux du travail et des normes internationales stipulées dans les Conventions et les Recommandations de l’OIT.
Quel agenda-pays pour le Maroc ?

Chez nous l'objectif d'élaboration d'un agenda national de travail décent demeure encore balbutiant et ce, 4 années après l’entrée en vigueur des engagements pour la réalisation des Objectifs de développement durable. 
Ce que le gouvernement assimile à un Programme Maroc du TD,  repose sur un grave malentendu, les programmes pays ne sont pas des structures de coopération étatique internationale, mais reposent sur une concertation nationale où le dialogue social est une constituante d’élaboration pas un résultat ou conséquence ! 
L'agenda devait permettre aux partenaires sociaux - déjà depuis quelques années - d’établir un diagnostic commun sur les 4 objectifs stratégiques du travail décent, pour élaborer ensuite une vision partagée sur les voies de progrès à poursuivre, inscrivant son suivi et évaluation dans le cadre de l'institutionnalisation du dialogue social.
Vu les contradictions qui marquent les politiques des pouvoirs publics sur cet aspect et les blocages qui se dressent encore devant la consécration nationale du travail décent (comme objectif à concrétiser), le séminaire d’Economia sur le sujet a nourri l’ambition de réunir les parties potentiellement concernées en tant que centre de recherche appliqué. N’est-il pas un lieu de proposition pouvant sensibiliser et sonder les partenaires sociaux sur leur volonté de contribuer, à la formulation de consensus, sur les politiques économiques et sociales ?

Un séminaire pour qui ?  

L’atelier d’Economia s'est ainsi adressé prioritairement aux administrations concernées, organisations professionnelles et acteurs de la société civile, pour sonder leurs engagements et leurs préparatifs par rapport à cette question intrinsèque au développement durable. Il avait également pour objectif ambitieux non seulement de faire connaitre l'agenda du travail décent, mais surtout de faire réagir les différentes parties sur l'opportunité de sa mise en œuvre dans le cadre du dialogue social, en tant que contribution du tripartisme à la promotion et l'évaluation de politiques publiques afférentes aussi bien au Travail décent qu'aux ODD 2030. 
L’une des premières questions aura été celle d’explorer les faits relatifs au programme pays Maroc par rapport au travail décent, sachant que celui-ci devrait s’aligner d’une part sur les documents de politique nationaux des pays du point de vue de leur orientation stratégique et au Plan Cadre des Nations Unies d’Appui au Développement (PNUAD) qui est le cadre de coopération du Système des Nations Unies à l’échelle pays, d’autre part.
En tout cas au Maroc, ce jalon du séminaire pouvait enclencher des dynamiques au cœur du sens et des valeurs du travail, sur la base des stratégies et programmes en cours, relatifs à l'emploi, la sécurité sociale, le dialogue social et la promotion des normes internationales de travail. Un tel enchainement au lendemain du livre blanc est très logique. Par nombre de ses aspects, les résultats de la recherche sur le sens et les valeurs du travail au Maroc ont relevé, en termes de demandes et de besoins, des aspects que les salariés ou collaborateurs mettent en exergue dans leurs réponses à notre enquête, directement liée au travail décent; 
Dans cet atelier M Filali a rappelé plusieurs aspects impliquant les entreprises, les salariés et les partenaires sociaux autour de programmes spécifiques au Maroc sur les droits des travailleurs à l’affiliation syndicale, les conditions du travail, les négociations sociales, les régimes de protection sociale….
Il a aussi cité l’évolution conceptuelle et normative qui a conduit l’OIT à préconiser la substitution du concept d'économie informelle à celui de secteur informel et en recommander la poursuite de l’objectif de sa transition vers l'économie formelle. 
Dans le contexte marocain, M Filali a rappelé que si la concertation tripartite y trouve théoriquement sa place, elle a toutefois des difficultés à s’installer entre les parties déjà reconnues, et   à une participation équitable de tous , notamment des représentants des unités économiques et des travailleurs relevant de l’économie informelle. Or cette intégration constitue le moyen le plus évident pour donner la voix à leurs revendications légitimes et frayer le chemin de la réflexion et de l’action, en vue de leur inclusion dans la sécurité économique et juridique, que l’économie formelle est censée procurer à tous.

Des ratifications qui attendent depuis déjà longtemps 


L’approche de l’agenda marocain est interrogée par diverses grilles d’analyse aux , le volet normatif compte beaucoup , surtout en matière de législation, de lois, et des procédures de ratifications des conventions internationales (dont celles de l’OIT). Rachid Filali Meknassi a signalé à ce propos  l’existence de certains handicaps au niveau de la  procédure de ratification des conventions internationales au Maroc ;la confusion qui entoure cet aspect, et la non précision des échéances les concernant empêchent la mise en place de projets et de processus vraiment opérationnels.
Au cours du débat de cet atelier des représentants de centrales syndicales présents ont insisté sur la dimension fondamentale du dialogue social dans l’amélioration de l’environnement du travail ainsi que l’émergence et le développement du travail décent. Ils ont déploré la panne totale que vit ce dialogue depuis des années au Maroc; pour eux, « les discussions en cours au niveau gouvernemental poursuivent exclusivement un seul objectif, en l’occurrence celui de porter atteinte au droit de grève avec les efforts concentrées sur l’adoption d’une législation destinée essentiellement à sa limitation, voire même sa criminalisation » ! Selon eux, cette panne du dialogue social se trouve d’ailleurs renforcée par la faiblesse et les limites des efforts en matière de promotion des conventions collectives et des politiques territoriales en matière d’emploi. 

Comment intégrer l’agenda du travail décent dans les politiques publiques au Maroc?

La journée de réflexion et d’échange sur le travail décent a focalisé son intérêt sur les moyens d’élaboration et de mise en pratique du travail décent au Maroc ; plusieurs pistes furent explorées , inspirées par les résultats de l’étude « sens et valeurs du travail dans les organisations marocaines » d’Economia . En premier, quelles priorités doivent être fixées pour l'emploi décent afin qu’un environnement plus sain soit installé, permettant à la fois, un contexte de droits unanimement et institutionnellement reconnus, mais aussi la compétitivité et le développement des entreprises ? Quelles sont les questions qui doivent primer pour l'extension de la législation du travail, face au défi de l'économie informelle ? Quelles recettes efficaces pouvant donner un élan fort à la généralisation des grilles de protection sociale ? Enfin la question s’est posée de savoir quelles orientations ou/et recommandations, et quelle formule idoine, pour une réflexion tripartite fructueuse à ce sujet, voire comment établir un cadre de travail à cet effet ? 

Faut-il aborder les enjeux de l’économie informelle ?

L’un des aspects soulevés par les participants concerne la situation du secteur de sous-traitance et du travail intérimaire en particulier, celui-ci révèle les zones de non droit qui entourent certains métiers tel « le gardiennage, le nettoyage et le transport ». Ces zones illustrent la précarité sociale vécue par de nombreux salariés, liée à la persistance d’une «zone grise entre l’économie formelle et informelle, tirant profit de l’opacité de la loi». Certains ont rappelé que le CESE a plaidé en 2018 pour l’élaboration d’un agenda national du travail décent. Le projet d’avis élaboré par le CESE avait mis l’accent sur «la nécessité de mettre en place une vision globale de la sous-traitance, à même d’assurer la convergence des politiques publiques en vue de promouvoir le travail décent et de faciliter la transition de l’informel à l’économie formelle». L’avis se voulant également plus large dans sa vision , a relevé que «les nouvelles technologies permettent d’échanger à travers des plateformes de coopération, sans être tenu de respecter les engagements sociaux». Le CESE avait présenté une série d’exemples, dont les plus connus sont Uber pour le transport privé et Airbnb pour la location de logements touristiques. Ces tendances risquent «  de pousser des activités entières à transiter vers l’informel». Le CESE avait plaidé aussi pour «l’adaptation de la sécurité sociale à la condition des travailleurs non permanents» en vue «d’élargir la couverture en développant des offres correspondant à la capacité de financement partiel ou total des catégories auxquelles elles s’adressent, et ce, « pour garantir une protection minimale».
Parmi les aspects structurants du travail décent la question de la gouvernance a été aussi soulevée par les participants ,non seulement dans ses expressions  classiques souvent mentionnées dans  les débats publics sur l’emploi, telle que l’effectivité des lois , l’indépendance des pouvoirs publics et leurs neutralité dans les conflits sociaux , l’indépendance de la justice … mais aussi dans le rôle des institutions dans le respect de normes et pratiques organisationnelles, de la représentation des salariés et des syndicat.. La gouvernance étant un thème transversal qui touche toutes les parties , certains ont évoqué les déficits graves de gouvernance interne au sein des syndicats des travailleurs.

Des obstacles au travail décent: 

Au cours des échanges de cet atelier, un certain nombre d’autres aspects destinés à l’amélioration de l’environnement économique et social ont été évoqués, ils constitueraient des nœuds dont la résolution contribuerait énormément selon les participants au développement du travail décent au Maroc notamment :

  • La faible représentation syndicale des travailleurs dans tous les domaines (secteur privé, secteur public, administration, organisations de la société civile ..) ; 
  • Le non-respect des libertés et droits syndicaux, 
  • Les difficultés et les ambigüités du travail social et de l’entreprise sociale dans le contexte marocain d’où la nécessité d’un cadre plus explicite et qui définit mieux ces secteurs tout en développant les moyens utiles à son émergence,
  • Les contradictions des législations en vigueur notamment le code pénal et les lois organisant la fonction publique, l’existence de zones de non droits dans le monde du travail ( Exemples/ zones franches, offshoring, seuls 30% des salariés sont déclarés à la CNSS dans le secteur organisé)

L’agenda marocain accuse finalement un retard patent, tant en termes d’engagements relatifs au monde du travail dictés par la constitution de 2011 ou du code de travail en vigueur que par rapport aux objectifs du développement durable 2030 .