Peur-modernité en débat

Un long échange sur la compatibilité entre référentiel religieux et démocratie, une réflexion nourrie et passionnée sur la transition que le Maroc vit depuis des décennies, un questionnement sur les critères pour juger de la démocratisation d’une société et sur les chemins à créer pour la soutenir : c’est ce qui ressort du premier « Café littéraire Fatema Mernissi », qui s’est tenu à HEM le 17 décembre dernier, sous la houlette de Aïcha Berlabi.

C’est à partir du livre de Fatema Mernissi« La peur-modernité. Conflit islam et démocratie »(Albin Michel-Le Fennec, 1992), réédité en 2010 sous le titre « Islam et Démocratie », que s’est engagée la discussion sur un thème autant porteur qu’inépuisable. Très vite, et à partir d’une tentative de définition collaborative des termes « islam », « démocratie » et « conservatisme », trois grandes problématiques ont pu être définies.

La première, fondée sur la dialectique islam/démocratie, concerne la possibilité même de penser la démocratie dans un contexte où le référentiel religieux est dominant : que devient la démocratie dans un tel contexte, voire, est-elle même possible ? La deuxième interroge le rapport entre conservatisme et démocratie, en sériant les raisons pour lesquels les régimes arabes se montrent frileux sur la question démocratique, et s’appuient sur le conservatisme entendu comme préservation d’un âge d’or mythifié pour maintenir le statu quo. La dernière, enfin, explore les chemins qui pourraient permettre à des pays comme le Maroc, enlisé dans une transition qui dure, d’inventer un modèle démocratique qui ne soit pas une simple reproduction mimétique d’autres expériences venues d’ailleurs.

La dialectique islam-démocratie.

Aicha Belarbi s’est attelée, pour engager la conversation, à un travail de définition des termes du débat. S’agissant de l’islam, les mots qui ont fusé pour le caractériser ont tourné autour de son caractère indiscutable (« une vérité absolue »), collectif (l’islam engage l’idée d’une « communauté »), du référentiel textuel (le texte sacré), et fermé (l’islam dessine des frontières entre soi et les autres, les fameuses « hudud » chères à Fatema Mernissi). La notion de démocratie, elle, convoque l’idée de liberté (de discuter, de critiquer), d’individu, de normes universelles et d’ouverture.

Dès lors, toute conciliation entre les deux termes semble impossible, ce qu’ont rappelé beaucoup de membres du public, insistant sur le fait que l’on ne peut pas mettre sur un même plan le fait religieux basé sur la croyance en une parole divine, que chacun est libre d’interpréter, et la démocratie, fondée sur une démarche rationnelle et un droit positif garantissant la liberté et l’égalité. Mettre en équation islam et démocratie, c’est finalement mettre en équation « croire » et « raisonner » : or, le monde musulman n’encourage pas l’usage de la raison pour penser la religion (certains ont cité l’exemple des mu’atazilites). La démocratie suppose la liberté de parole et de pensée. Plus encore, la théorie du pouvoir politique inspirée du droit musulman, serait en opposition totale avec l’idée de démocratie (puisqu’elle serait à la source d’un Etat patrimonial, reposant sur une personnalisation du pouvoir et le despotisme).

La dialectique conservatisme-démocratie et le blocage des pays arabo-musulmans

La deuxième grande problématique a été de comprendre à la fois le conservatisme à l’œuvre dans beaucoup de pays arabes (le Maroc n’étant pas en reste), et ses usages pour contrecarrer l’idée de démocratie. Le conservatisme a été défini comme un désir d’immobilisme, dans une zone de confort bordée par la tradition héritée d’un âge d’or, pour beaucoup mythifié. Cet immobilisme n’empêche pas de petites avancées, des petits changements, mais dont l’objectif est toujours de s’adapter pour préserver l’équilibre du statu quo : c’est ce qui a fait dire que le Maroc était un pays de « compromis », visant à maintenir cet équilibre en évitant les ruptures franches. Cette peur de créer autre chose que ce qui est connu fait que les pays arabes n’ont pas pensé la modernité comme une rupture avec le passé, mais comme une réinterprétation constante de ce passé : autrement dit, ils n’ont pas pensé la modernité comme un progrès, mais comme une renaissance ou un renouveau de ce passé.

Chez Fatema Mernissi, on retrouve une critique franche du despotisme arabe induit par cette volonté de ne rien changer, et de ne pas entamer une réelle marche vers la démocratie, source de dangers pour les pays arabes. C’est aussi ce qui a été longuement rappelé dans les échanges : ces Etats n’ont pas voulu faire le choix d’une lecture éclairée et critique de leur héritage religieux et historique, afin de ne pas perdre le pouvoir et la mainmise sur leurs peuples, aidés en cela par le retour des conservateurs qui aujourd’hui, intimident les modernistes ou les libéraux. Exemple en fut donné avec le corps de la femme, « mis sous embargo » aujourd’hui, au point que sur les plages marocaines par exemple, le corps féminin ne se montre presque plus.

Dépasser ces dialectiques inconciliables ?

Partant de ces constats, la discussion s’est attachée ensuite à explorer les chemins pour sortir de ces ornières, et proposer des moyens pour penser la modernité dans de tels contextes. Aïcha Belarbi, s’agissant de méthodologie, a rappelé que pour Fatema Mernissi, il était essentiel de ne pas chercher à reproduire des modèles construits par d’autres parcours historiques et intellectuels, mais de trouver ses propres ressources pour embrasser la modernité. S’agissant du féminisme, elle l’a ainsi pensé en replongeant dans les sources et l’histoire arabes, et non à partir des catégories « occidentales ». Aicha Belarbi a insisté sur le fait de « savoir d’où nous partons et venons pour travailler sur ce que nous voulons être ». A cette question de la démocratie, il faut donc trouver une réponse régionale, propre au monde arabe. Toujours sur l’aspect méthodologique, Aïcha Belarbi a rappelé l’importance de la contextualisation : il n’y a pas de modernité ni de conservatisme en soi, ex-nihilo, les deux sont toujours ancrés dans une époque et un territoire. Il est donc important de développer une approche holistique et diachronique, en étant vigilant sur l’usage de ces concepts.

Ensuite, il a été rappelé l’importance du changement d’échelle pour évaluer et comprendre l’état de la société et le degré de démocratisation. La famille par exemple est un lieu de mutation très forte des comportements, où se transforment les relations frères-sœurs, où se modifie la place du père, et où se joue une crise de l’autorité (que l’on retrouve ailleurs, entre enseignants et élèves par exemple, ou entre citoyens et institutions). La question de la démocratie familiale est ainsi intéressante à étudier, en ce qu’elle peut éclairer de façon précise ce qui se joue dans la société. Et tout aussi intéressantes sont les évolutions de la société -Aïcha Belarbi a insisté sur le fait que la modernité est un processus continu-, qui se manifestent notamment à travers la créativité culturelle à la fois riche et souvent subversive. La société est en mutation -ce fut un des leitmotivs de ce café littéraire- et le tissage, terme cher à Fatema Mernissi, se réinvente, notamment chez les nouvelles générations à travers les supports technologiques.

Reste que, pour accompagner ces évolutions et les traduire dans un langage nouveau, il faut passer par deux choses : dépasser la dichotomie limitante modernité/tradition, et vaincre les peurs. Fatema Mernissi nous propose pour cela de rêver, un autre terme qui lui était cher, de prendre la parole et de nous raconter pour nous évader, ce que permettent aujourd’hui les nouveaux outils de communication. Vaincre la peur passe aussi par oser et assumer la rupture, plutôt que choisir les compromis. Et vaincre la peur, pour Aïcha Belarbi, passe aussi par l’interrogation des constantes inscrites dans la constitution, des interdits, des tabous, qui doivent pouvoir être interrogés, et de cette critique pourra naître un substrat qui permette d’aller de l’avant. Et aller de l’avant, d’une certaine façon, et c’est la conclusion de cet échange, ce serait non pas « transmettre le passé, mais enseigner une façon de l’interroger ».