M. Tozy : Genèse des sciences sociales au Maroc

M. Tozy : Genèse des sciences sociales au Maroc

 

Je voudrais revenir avec toi au début, à l’ex-faculté de droit à Casablanca (actuel siège de la CTM). Quel regard portiez-vous à la fin des années 70 sur les réalités sociales ? Qu’est-ce qui vous a le plus aidés à prendre conscience de la complexité du réel ?

Il y avait un contexte politique autoritaire, avec quelques éléments distinctifs : difficulté manifeste de faire de l’action politique, autre que clandestine ou radicale ; suspension de l’UNEM et, avec, la possibilité de faire institutionnellement de la politique en milieu estudiantin. Quand on choisissait de s’engager, c’était plus qu’un parti pris,  une vraie  prise de risque. Parallèlement, quand on voulait étudier la politique à un niveau académique, l’offre d’intelligibilité qu’offrait l’espace universitaire était très limitée. A la faculté de droit, le système politique était appréhendé de manière descriptive, institutionnelle et déconnectée du réel. Et à la faculté de lettres, on avait affaire en 4° année de philo à une sociologie orientée vers l’étude et le commentaire des textes. Sachant qu’on expliquait à l’époque l’incapacité à appréhender le réel de façon empirique –par la fermeture du système alors que les raisons étaient plus idéologiques (l’empirisme était assimilé à un américanisme). En fait même à l’Institut marocain de sociologie -ça on l’a compris plus tard-, prévalait une conception idéologisante de la discipline (comme en France et ailleurs), le champ était stérile.

Tenant compte de cette toile de fond, un frémissement allait s’opérer grâce à deux facteurs concommitants. Le premier lié à nos futurs mentors est rendu possible par le retour de Paul Pascon à l’Institut agronomique, après son passage par l’office du Haouz, vers 1973-1974, puis l’arrivée en 1976 à la faculté de droit de Bruno Etienne, premier agrégé de sciences politiques, avec une approche innovante. Le deuxième facteur concerne la profusion des ciné-clubs, avec leur fonction d’activité politique de substitution, la vague de marocanisation de la fédération de ciné-club et le sentiment de décolonisation qui a accompagné le mouvement, dès 1975, avec à la tête des gens comme Noureddine Saïl, Saad Chraibi, Ahmed Ghazali, Rachid Filali Meknassi et Mohamed Dahan. Ajoutez à cela la liberté des débats et des lectures qui accompagnaient les films «alternatifs» programmés (soviétiques, nouvelle vague française, nouveau cinéma allemand, cinéma latino-américain …). En partant d’un marxisme simpliste et en parvenant à une approche esthétisante, interpellant d’autres disciplines (linguistique, sémiologie, etc.), nous étions petit à petit confrontés à d’autres lectures que celles stricto sensu juridiques. Parce qu’il ne faut pas l’oublier, il n’y avait à Casablanca, à l’époque, qu’une faculté de droit. En son sein, ces intrants nourrissaient de nouvelles sensibilités.

La jonction entre ces éléments (arrivée de Pascon et Etienne, activité culturelle forte), a priori distincts, s’est faite à deux moments : quand Paul Pascon a programmé la projection de ses deux films, Le Rite du ligoté de Lalla Aziza puis son travail sur Les enfants du Haouz, nous avons soudain pris conscience que la sociologie pouvait se faire aussi par le cinéma. Idem, quand Bruno Etienne a projeté, dans le cadre de son cours de sciences politiques, Les Camisards de René Allio.

Par-delà ces pionniers et cette ouverture sur le cinéma, qu’est-ce qui a permis de créer un climat intellectuel autour de votre faculté de droit ?

Deux autres figures viennent compléter le tableau de l’époque. C’est celle de Hakima Berrada, philosophe, soixante-huitarde, proche des situationnistes, et principalement de Mostpha Khayati, qui arrive à la faculté et enseigne les sciences sociales en arabe. Puis celle d’Allal Sinaceur, qui arrive comme chargé de la bibliothèque, auréolé de son parcours à l’UNESCO et de sa dernière publication (co-signée avec Hourya Bennis-Sinaceur) sur Auguste Comte. J’étais son assistant et sa touche a été tout de suite perceptible dans le choix de livres et l’orientation des acquisitions vers des ouvrages rares et parfois utiles, en lien avec les sciences sociales et prenant ses distances avec la littérature juridique.

Participait également à ce contexte de l’époque, la revue Lamalif  qui, même si encore dominée par l’économique dans les années 70, développait hors de l’enceinte universitaire, mais en lien avec elle, une nouvelle lecture du réel où se rejoignaient la réflexion intellectuelle, la création artistique et une conception engagée du journalisme. Tout cela réuni constituait, à l’époque, un air de famille, un climat intellectuel propice à la circulation des idées.

C’est dans ce climat, justement, que sont nées des discussions fondatrices et génératrices de clivages, comme celle portant sur ce qu’on a appelé à l’époque «la caractérisation des modes de production marocains». Là aussi, il y a des dates importantes : ouverture du 3° cycle (sciences politiques à la faculté de droit), puis l’arrivée de professeurs invités, comme Jean Leca, qui bousculaient les habitudes en sciences politiques et favorisaient davantage une approche analytique.

Si on devait parler de Paul Pascon, comme précurseur de la sociologie au Maroc, quelles inspirations méthodologiques venant de lui t’ont le mieux accompagné dans ton parcours?

D’abord, qu’est-ce que Paul Pascon a apporté à la sociologie au Maroc ? Notons, au préalable, que nous nous situions à l’époque dans un système de stars de l’université, avec, d’un côté, Abdellah Laroui, installé dans le panthéon de la recherche depuis sa Crise des intellectuels arabes, et d’un autre côté, avec un statut plus mitigé, Abdelkébir Khatibi, qui a dépassé la phase Bulletin Economique et Social du Maroc (BESM), et déplacé sa figure de star vers le roman, puis Mohamed Guessous, qui était une star des amphi, plus pédagogue que chercheur et surtout  une figure de l’universitaire encarté et politiquent engagé. Au milieu de cette constellation, Paul Pascon1, très impliqué sur le rural, faisait aussi partie de ces stars qui tentaient d’offrir une intelligibilité du réel. Il le faisait, à partir de l’écrit, à la périphérie de l’université, puis il a animé un séminaire d’économie rurale à la faculté de droit de Rabat.

Notre rencontre s’est faite d’abord, grâce à Bruno Etienne, avec lequel il avait noué quelques contacts, lesquels se sont consolidés à la soutenance des mémoires de 3° cycle, dont le mien en 1980 puis ceux de Hassan Rachik et Mohamed Mehdi, pour ne citer que ces deux-là. L’absence de mandarins à ce moment précis nous a donné une certaine liberté dans le choix et le traitement des sujets. Nous faisions du terrain avec Bruno Etienne, mais de manière anarchique. Sur l’islam politique, il nous poussait à aller voir ce que le terrain allait nous enseigner. On jouait le jeu et c’était plein d’enseignements.

Personnellement, j’étais fasciné par Paul Pascon, dont le livre sur El Haouz,  constituait, en contre-poids avec Laroui, une autre manière de faire l’histoire, à partir des monographies et du terrain sociologique. Alors que nous travaillions à la faculté sur le religieux, Pascon a initié à l’Institut Agronomique et Vétérinaire la politique des stages dans le rural, et lancé, à l’occasion, une série de monographies sur certaines tribus couverte par le stage de ruralisme, come il a engagé Ahmed Arif, un ami du lycée et du ciné-club, revenu de France avec un 3° cycle, pour mener un travail sur la sociologie des ingénieurs.

Quand j’ai terminé mon mémoire de 3° cycle, j’ai attendu trois mois, avant de lui écrire en mai 1980 une longue lettre dans laquelle j’exprimais mon souhait d’apprendre à ses côtés les techniques de terrain. Il m’a appelé en juillet et m’a demandé si je voulais bien aller à Tazeroualt et si je pouvais mobiliser avec moi de jeunes enquêteurs pour administrer un questionnaire.

J’ai alors rameuté tous mes copains, Rachik, Mehdi, Khattabi, et ai commençé alors ma première expérience de terrain, correctement encadrée, sur une étude financée par l’Université d’Amsterdam traitant  du retour  des immigrés retraités entre autres des mines du charbon et sur le mode de leur réinsersion dans leur terroir d’origine.

Cette opération s’est poursuivie de 1980 à 1983. Chaque été, nous nous y rendions, avec Pascon, comme parrain. L’opération a enfanté un ouvrage, La maison d’Iligh, et initié toute une génération aux techniques de terrain. D’ailleurs, Hassan Rachik va faire plus tard sa thèse sur les tensions générées par le découpage communal entre collectivités ethniques et collectivités territoriales chez les Zemmours  et Mohamed Mehdi va réaliser une monographie à la Berque de sa tribu d’origine du Haut Atlas, Les Irguiten.

«Le Maroc composite», concept que l’on doit à Paul Pascon, fait-il toujours sens aujourd’hui ?

Le Maroc composite est venu à un moment où le dicours sur la formation sociale marocaine relevait de la langue de bois.  Si on l’appréhende comme un concept descriptif, on peut dire que feu Pascon faisait preuve d’une grande virtuosité qui nous aide à saisir la complexité, et à dépasser la lecture importée plaquant sur le Maroc le concept de «mode de production féodale ou asiatique».

D’un autre côté et avec le temps, on peut dire sans trahir la mémoire de Paul que l’apport analytique est faible. Il permet à la limite d’effectuer ce que Clifford Geertz appellera plus tard «une description dense». Ce qui revenait, à l’époque, à être marxiste, matérialiste, sans être stalinien, et en restant attentif au réel et aux représentations du réel.

Il ne faut pas oublier que Paul Pascon était davantage un homme d’action qu’un homme de réflexion. Ce qui peut donner à ses textes un goût d’inachevé. Par contre, il faut savoir que Pascon a constitué avec quelques chercheurs confirmés ou débutants  parallèlement à l’expérience Tazeroualt, le premier noyau du groupe «L’Antidote», qui va produire le fameux texte-manifeste, un peu naïf mais anti-dogmatique, proclamant en prélude, «ce que je pense est faux». C’était un coup de gueule et un désir d’apprendre autrement. C’était surtout un dynamo puissant pour deux choses.

D’abord, Pascon a essayé de monter un groupe de réflexion en 1982. Il était initialement composé d’Abdellah Hammoudi (il quittera très vite), de Néjib Bouderbala (il cessera plus tard de se réunir avec nous), et de quatre membres restés fidèles au cercle jusqu’à la mort de Pascon en juillet 1985 : Abdellah Herzenni, Mohamed Ennaji, Ahmed Arif et moi-même. Nous nous réunissions chaque mois, recevions des comptes rendus exhaustifs de Pascon, faisions du terrain, et nous retrouvions dans un cadre agréable, en compagnie de nos jeunes épouses, autour de Pascon, notre parrain.

Parallèlement, Pascon a tenté de reprendre le BESM et nous imposer dans son comité scientifique. Cela a permis un travail intéressant sur ce qu’on appelle «la cuisine des sciences sociales», sur la description et la méthodologie. C’était foisonnant et très enrichissant.

Alors que la sociologie est entrée dans une phase de somnolence chronique, la science politique au Maroc a connu une évolution douloureuse qui semble avoir été compliquée par l’excès de juridisme. Comment revois-tu cette trajectoire, avec le recul ?

Personnellement, je faisais partie des quelques personnes qui faisaient la jonction entre les deux disciplines. Pascon, lui-même, quoique non politiste, était fasciné par notre objet d’étude : l’islam politique. Mais avant de parler de l’évolution de la discipline, j’aimerais noter l’effet de contagion qui s’est produit en ce début des années 80 à la faculté de droit. Dans la périphérie de ce mouvement que je décrivais, quelques professeurs d’économie, de sciences politiques, hostiles au formalisme juridique, bataillaient pour une autochtonisation de l’approche politique et d’économie politique.

L’idée consistait en une recherche de point de fuite pour sortir du constitutionnalisme et du juridisme  qui prévalaient. D’où l’idée, pour indigénéiser les concepts, de favoriser le travail sur le contexte historique entourant la production de tel ou tel savoir. Cela intervenait, en marge du livre d’Abdellah Laroui, sur Les origines du nationalisme marocain, l’idée étant que l’explication du système politique marocain (Le Makhzen) est dans son histoire. Les travaux, entre autres, de Abdellatif Agnouche et Mohamed Gallaoui sur la monarchie et, un peu plus tôt, le travail de Driss Benali, sur l’histoire économique du Maroc, rentrent parfaitement dans ce cadre-là. Il s’agissait, en gros, de relire les concepts à l’aune d’un contexte différent. Le dernier texte d’Aziz Belal, avant sa mort, Les facteurs non économiques du développement, s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans cette lignée qui a donné naissance à des travaux comme ceux de A.Khyari sur l’artisanat, Jamal Eddine Tebba sur le travail, Said Saadi sur l’histoire du capitalisme marocain. Et ce n’est pas un hasard si le renouvellement de la pensée politique et économique, se faisait, par ailleurs, autour de lui et de Paul Blanc, qui était philosophe du droit.

Maintenant, il faut rappeler que pour la science politique cette offre d’intelligibilité va croiser une demande circonstantielle très forte, enclenchée par le besoin de justifier la marocanisation du Sahara occidental. D’ailleurs, les constitutionnalistes français qui devaient développer le plaidoyer marocain ont puisé dans cette néo-littérature politiste les concepts-clés nécessaires (bey’a, tribus etc.) pour soutenir leur argumentaire juridique. Ce croisement va générer une profusion de textes, spontanés (pas forcément commandités) qui consacrent l’autoritarisme comme un fait indigénéisé (Imarat Al Mouminine), et non plus comme un état d’exception. Ce qui a donné lieu à beaucoup d’exégèse juridique pour «marocaniser les concepts» et à une redécouverte de la littérature califale. J’ai moi-même participé à ce mouvement général, croyant le faire dans une perspective de déconstruction, mais tout cela a été récupéré et remixé dans un même moule général.

Islam D’Etat et Islamisme

Si tu as travaillé sur l’autochtonisation des concepts, cela ne t’a pas empêché non plus, dans ton travail sur l’islam politique, d’importer certaines grilles de lecture. Comment expliquer l’alliage entre recherche d’explications endogènes et emprunt de concepts exogènes, comme «l’islamisme», par exemple ?

Tu fais là écho à la première grosse critique qui a été formulée à propos de mes premiers travaux sur l’islamisme. On m’en voulait de «porter un regard critique avec des lunettes occidentales». Essayons de mettre à plat le paradoxe que tu évoques. Est-ce qu’il suffit d’utiliser des mots «autochtones», comme Makhzen et Siba, et les plaquer sur une grille de lecture importée pour que ça marche ?

Non, ce n’est pas cela que j’appelle «indigénéisation». Cela veut dire d’abord opter pour une sociologie historique des phénomènes, un travail descriptif et analytique du contexte. C’est cette nuance qui permet de distinguer l’indigénisation du Ta’ssil défendue par certains idéologues.

Maintenant, lorsque j’entends «importation de concepts», je m’insurge. Il n’y a pas de concepts locaux et d’autres universels. Cette distinction est fallacieuse. Personnellement, je fonctionne comme un sociologue. Je n’agis ni en tant que musulman ni en tant que  Marocain et je ne suis pas un marocologue. Le Maroc, tout comme la monarchie marocaine, n’est pas un objet. C’est une configuration politique que j’analyse avec des outils de sociologue.

La production de concepts et de termes obéit à une logique provenant de la discipline scientifique mobilisée et tenant compte des contextes socio-historiques. Quand je prends le concept de «champ politique désamorcé» que j’ai moi-même utilisé, on peut dire que le concept de «champ» renvoie à des acteurs en compétition -cela n’a rien d’importé-, et que le qualificatif «désamorcé» permet de souligner l’absence d’enjeu. La conjonction des deux donne un concept et une grille de lecture susceptible d’apporter une lisibilité du champ politique marocain. Car souligner que la compétition politique ne mène pas au pouvoir ouvre la voie à plusieurs questions : à quoi servent des élections qui ne mènent pas au pouvoir ?

A quoi servent les partis politiques ?

Prenons l’exemple, plus emblématique, que tu évoques de «l’islamisme». Comment a-t-il été forgé ? Je précise d’abord que c’est un concept descriptif et analytique à la fois. Il permet d’abord aux gens de procéder à une auto-différenciation. Car historiquement, les sujets étudiés se sont auto-désignés «moussalli» (prieur), puis «moultazim» (rigoureusement engagé) avant d’utiliser le terme «islami», à travers lequel ils se distinguaient de simples musulmans qui se contentent de pratiquer ou de croire sans pratiquer. Tout cela montre que le terme est né d’une maturation et d’une prise en compte de la trame historique qui le sous-tend. L’importation aurait consisté à plaquer les termes «intégriste» (d’origine catholique) ou «fondamentaliste» (d’origine protestante) sur une réalité complexe où il fallait tenir compte de tout un spectre : salafiste, wahhabite, etc. Voilà, en gros, comment les sciences sociales nous ont permis de forger un concept original.

Y a-t-il une compétition entre le travail de sociologues et politologues comme toi, ayant comme objet d’étude la religion, et celui produit par les tenants d’une pseudo-théologie, appelée, «Etudes islamiques», qui a fait florès à l’université marocaine, depuis la mise en sourdine des sciences sociales ?

Je ne vois pas de compétition entre les deux, juste de la contamination. Il y a deux manières d’aborder la question. Sur le plan méthodologique, il se peut qu’il y ait des similitudes. Le recours à l’enquête n’est le monopole de personne. Bien sûr, la méthode peut sous-entendre de l’idéologie. Mais qui n’a pas de soubassement idéologique? Nous devons tous nous prémunir contre de telles dérives dans le travail qui se veut scientifique. C’est une hygiène à entretenir pour être dans la distance par rapport à sa propre production. Donc, s’il y a pluralité, elle est la bienvenue à condition qu’il y ait honnêteté.

Outre cet aspect méthodologique, que l’on peut critiquer à l’intérieur du travail fourni par tel ou tel centre, je trouve qu’il y a un besoin de transparence sur les sources de financement des études, en amont, et une réflexion à avoir sur les moyens de valorisation, et parfois d’instrumentalisation politique des études produites. J’ajouterai qu’il est impérieux, pour veiller à un minimum de «scientificité» que les producteurs de ces savoirs veillent au critère d’exhaustivité. Autrement dit, tenir compte dans l’analyse de l’ensemble des possibilités de lectures qu’offre le sujet.

Cela permet d’aller au-delà de l’effet d’annonce que peut produire un chiffre. Il est clair qu’idéologiquement, un même résultat peut être différemment lu par un «laïc» et un «islamiste». Alors que personnellement, j’insisterais sur le fait que 13% de Marocains n’ont jamais prié (dans un Etat musulman, etc.), pour mettre en valeur la liberté acquise dans un environnement où il n’y  a pas de police de mœurs, les islamistes commenceraient par retenir le chiffre de 60% qui prient régulièrement pour affirmer que le Maroc est plus islamisé que jamais, alors que des fonctionnaires du ministère du culte vont se focaliser sur les gens qui ne prient pas régulièrement pour associer ce résultat à une faille dans les politiques publiques et une insuffisance des moyens mis à leur diposition.

Au-delà de ces considérations idéologiques et les instrumentalisations qui s’en suivent (phénomène tout à fait normal et inévitable), je pense que l’essentiel est de veiller à la traçabilité des processus de production de la recherche, à la transparence quant aux bailleurs de fonds, et à une éthique de réflexivité sur le travail produit. Après, il faut surtout veiller à l’ouverture du débat et l’acceptation de la critique. Par ailleurs, je considère personnellement le fait que des islamistes aient recours à des études qui s’apparentent à ce qu’on fait, comme une victoire des sciences sociales.

L’islam politique, comme objet d’étude, tel que tu l’as abordé, concerne autant le pouvoir politique en place et sa source de légitimité, les oulémas et leur vulgate traditionnelle, que l’ensemble du spectre islamiste. Aujourd’hui, le pouvoir en place mène un travail considérable de communication, pour ne pas dire de propagande, pour se démarquer de ce champ de lecture. Quelle lecture fais-tu de l’évolution de l’Etat fondamentaliste ?

Ce à quoi nous assistons aujourd’hui correspond à une rationalisation et une modernisation bureaucratique du processus de prise en charge du religieux par l’Etat. Les fondements de ce processus ont été développés de manière intuitive par Hassan II et mis en place très tôt en 1979. Actuellement, l’Etat ne remet rien en cause. La monarchie n’est plus productrice d’exégèse (Hassan II a été un roi exégète. Mohammed VI ne l’est pas). Donc, le système se contente de produire des normes, de standardiser la formation des oulémas, de quadriller la production de la fatwa pour en faire une activité collective, etc. Cette normalisation de la bureaucratie religieuse s’accompagne d’un jeu de compromis, de tensions et d’alternance entre plusieurs bureaucraties, mâtinées tantôt d’idéologie wahhabite tantôt de soufisme.

Je précise, à cet effet, que même si certains agissements de l’Etat s’apparentent à du fondamentalisme, je les qualifierais plus de conservatrices, parce qu’il y a là-dedans un réflexe de conservation et de tradition, et une combinaison de savoir-faire ancestraux et de néo-bureaucratie, alors que le fondamentalisme -il ne faut pas l’oublier- a une connotation plus moderniste.

Or, tout cela intervient à un moment historique où l’Etat-nation n’a plus l’apanage de la production de normes orthodoxes. Elle se passe aujourd’hui à une échelle internationale, supranationale, et ce qui semblait possible sous Hassan II, ne l’est plus, pour la simple raison que la révolution scripturaire a bouleversé la donne. Il est vrai que le ministère des Affaires Islamiques a tendance aujourd’hui, non seulement à bureaucratiser mais même à technocratiser les process (recours à la télévision, aux TIC, etc.) Mais sur le fond, tout cela est obsolète, hors temps. L’initiative des contenus appartient aujourd’hui à tout le monde, et la production de la norme par un personnel rémunéré (imam, alem) ne peut aucunement concurrencer celle provenant d’hommes et femmes de conviction ou porteurs d’opinions, ayant des moyens d’action plus souples et plus efficaces.

La chasse aux chiites et aujourd’hui aux chrétiens ne révèle-t-elle pas une forme de patriotisme religieux de la part de l’Etat marocain ?

On peut répondre à cette question à plusieurs niveaux. Quand l’Etat adopte une gestion bureaucratique, même technocratique et planifiée du religieux et qu’on veut dépasser la gestion intuitive, l’existence de chiites et de chrétiens est perçue comme une contre-performance du système.

A un autre niveau, je dirais que tout cela découle du choix de société que nous avons fait. Le pouvoir s’est engagé sur une voie un peu hyprocrite, mettant en avant une seule conception de l’islamité. A partir de là, il s’enchaîne et s’oblige à devenir répressif, parce qu’il ne se garde pas une marge de manœuvre pour être dans l’arbitrage ou la régulation.

Du coup, l’Etat est en train de renoncer à un savoir-faire impérial. Le Maroc, comme tous les empires, ottoman par exemple, savait gérer ce qu’on appelait les millat, autrement dit les niveaux de croyance et d’obédience. L’engeneering impérial que nous avions nous permettait de gérer la pluralité, en ne tenant compte que des apparences, des loyautés manifestées. Aujourd’hui, ce renoncement nous fragilise. On s’algérianise. Parce qu’il faut en prendre conscience, le passage à l’Etat-nation bureaucratique n’est pas toujours un progrès.

Dernier niveau d’analyse, il ne faut pas être dupe non plus. Que ce soit de la part de l’Iran ou des Etats-Unis, le Maroc est une cible. Nous ne parlons pas ici de pluralité spontanée uniquement mais aussi d’enchevêtrements d’intérêts géopolitiques. Il ne faut pas oublier non plus qu’est en train de naître un cosmopolitisme marocain (nous comptabilisons 600 000 Marocains devenus Européens depuis 1999 selon une compilation des statistiques de l’OCDE). Le Maroc peut certes maintenir le devoir de sujétion symbolique, mais il ne peut d’aucune manière garder la mainmise sur les croyances des gens.

Concernant les islamistes du PJD et d’Al Adl wal Ihsane, deux hypothèses contradictoires sont réitérées ça et là. La première prétend que l’Etat du Maroc serait en train de retarder la démocratisation pour ne pas devoir les inclure. La seconde doute qu’ils soient prêts à revoir leur projet d’islamistation de l’Etat et de la société pour être solubles dans la démocratie. Quel regard portes-tu sur ces deux formes de spéculation politique ?

Il y a, à mon avis, une troisième hypothèse qui s’impose : les fondements théologiques du système marocain lui permettent-ils de se démocratiser ? Parce qu’il ne faut pas non plus laisser croire qu’il y a un acteur central qui aurait la volonté de démocratiser et que ce sont «les autres» qui ne lui facilitent pas la tâche. La seule chose que nous pouvons mettre en avant c’est l’existence de velléités réformatrices de la part du système. Cela permet de rendre un tant soit peu causale la relation gouvernants-gouvernés. La nature du gouvernement est un petit chouiya fonction du désir des gouvernés. C’est dans cette configuration-là que nous nous situons aujourd’hui. Dans ce cadre, l’USFP a joué un rôle (aujourd’hui beaucoup moins) et, on ne peut pas le nier, le PJD et Al Adl, chacun dans un registre différent, contribuent à cette très relative prise en compte des attentes des gouvernés.

Sur ce point, je voudrais laisser de côté l’aspect idéologique et retenir ce que le PJD a apporté d’un point de vue fonctionnel, en termes de rapport des élus au pouvoir, de reddition des comptes et de compétence politique. Concernant Al Adl, il y a un vrai paradoxe, qui le rend comparable à la monarchie. Il est en même temps archaïque (dans ce qui a trait à la personnification du pouvoir, le rapport irrationnel aux questions métaphysiques) et moderne (eu égard au rapport à l’action politique, etc.) Vu sous cet angle, il joue le même rôle fonctionnel que remplissait la gauche dans la construction de l’engagement, du militantisme et de la conscience politique. Personnellement, un militant d’Al Adl me donne plus de satisfaction en termes de conviction et de lecture politique qu’un non-militant. Mais son côté conservateur lui permet de jouer un autre rôle fonctionnel, relatif aux valeurs celui-là. Il participe à la crispation identitaire qu’on observe de plus en plus.

En somme, cela veut dire que nous ne sommes ni en transition ni en transit mais dans un moment historique intéressant, que je ne dénigre pas d’ailleurs, qui offre plus de libertés et présente quelques régressions. D’où la nécessité de lire les enjeux en lien avec ce contexte réformiste, sans aller au-delà.

Ruralité et développement territorial

A travers l’association Targa, dont tu es président et un des fondateurs, tu œuvres pour le développement d’une recherche-action au plus près des populations. Quelle satisfaction cela te procure-t-il ? La société civile peut-elle continuer à le porter ? Et que faites-vous face au risque d’instrumentalisation ?

Je ne nie pas le risque d’instrumentalisation que comporte ce type d’exercice. Mais j’ai un principe : j’accepte d’être instrumentalisé pour les bonnes causes. Je n’ai pas d’a priori sur les partenaires, tant que la finalité est clairement circonscrite et les grands principes éthiques respectés. Ne l’oublions pas, nous sommes en mode réformiste «petit bourgeois», et pas du tout en mode révolutionnaire.

Maintenant, il faut d’abord savoir que la recherche-action est une forme de loyauté à Paul Pascon et c’est l’entreprise d’une bande de copains, sociologues, géographes, ingénieurs, etc. Tous sont passés de la dissidence, au travail direct avec les populations à cette forme de réformisme institutionnalisé, dans laquelle l’Etat marocain devient commanditaire. Ceci est une donne relativement nouvelle, qui date de 5-6 ans, parce qu’auparavant, Targa travaillait beaucoup plus avec des bailleurs de fonds internationaux et évitait au maximum d’être en contact avec les autorités locales. Ce qui arrive est le fruit d’une conjonction de facteurs : l’effet Meziane Belfquih, le rapport du cinquantenaire, puis la prédominance d’un consensus mou qui favorise un réformisme par le bas même si je le déplore quelque part.

Le grand risque serait de se contenter du consensus mou et d’oublier que ce que nous faisons en tant qu’association de recherche-action est certes important mais marginal, et qu’il n’a pas vocation à remplacer le travail des partis politiques. Je reconnais que nous sommes dans un confort «petit bourgeois», dans lequel on aide à mener des réformes sans prise de risque politique. Mais je précise que c’est une source de satisfaction (voir le fruit de sa réflexion se concrétiser est un plaisir qui ne se boude pas) et une source d’enrichissement car, sans les remontées de terrain provenant de la recherche action, les jeunes chercheurs seraient à court de données empiriques. Parce qu’il faut le savoir, ce qu’on fait met les chercheurs, à peu de frais, en contact direct avec les gens, surtout des catégories marginales et peu accessibles : les femmes et les jeunes. Ceci est inestimable.

Enfin, cela nous permet de former des jeunes. Targa fonctionne en permanence avec une vingtaine de stagiaires, provenant d’écoles d’ingénieurs marocaines et européennes  mais aussi des doctorants en sociologie ou en anthropologie. Et elle draine des moyens qui leur permettent  de rester chercheurs. D’autant que l’association leur assure des moyens de financement et de travail beaucoup plus souples que l’université.

A partir de ce lieu d’observation privilégiée, tu continues de t’intéresser de près au monde rural qui se paupérise. L’une des causes majeures de cette paupérisation provient des archaïsmes fonciers. Quel regard portes-tu sur ces blocages permanents qui fragilisent et marginalisent davantage la société rurale ?

Le jugement que l’on porte sur le monde rural comme quoi il se paupérise est à relativiser. Les statistiques offrent parfois des images trompeuses. Une chose est sûre : les disparités augmentent. Pas autant qu’en ville, mais la différence est que les opportunités sont plus grandes dans l’espace urbain. On peut bien sûr énumérer les raisons de la paupérisation rurale : le difficile accès aux infrastructures, la faible monétarisation, les possibilités limitées de choix de trajectoires de vie, etc. Mais pour être honnête vis-à-vis des politiques menées par l’Etat marocain depuis 1999, il faut reconnaître que le rural a énormément évolué, ne serait-ce qu’en termes de confort et d’accès aux équipements.

Parallèlement à cela, se développe dans ce même monde rural une bulle de pays sous développé (la même qu’a connue la Chine au XIX° siècle au moment des concessions). La particularité de cette bulle est qu’elle ne crée aucun lien entre la valeur vénale du foncier et l’activité économique, parce que la rente est supérieure à la production et pour bien d’autres raisons que les économistes maîtrisent et analysent très bien.

Le choix conservatiste de l’Etat marocain de maintenir le statut archaïque, hérité du Protectorat, des terres collectives, Guich et Habous (légèrement transformées, celles-là), et le fait d’opter pour la voie la plus coûteuse d’immatriculation du melk (propriété), avec ce qui s’en est suivi comme déficit (60% des terres non immatriculées), tout cela crée un manque d’intelligibilité vu de l’extérieur. Il est vrai qu’en interne, entre autochtones, on a trouvé des arrangements, des voies de contournement, mais vis-à-vis de l’investisseur, nous avons réussi à créer un flou artistique.

Cela pouvait s’expliquer quand nous avons opté pour le protectionnisme, eu égard aux traumatismes hérités du traité d’Algésiras de 1906 et du Protectorat. Mais cela ne se justifie plus au vu de nos engagements actuels. Là encore, je reparlerai de « engeneering impérial ». Cela nous dote d’un système foncier complexe mais très riche et pluriel. Pour saisir les enjeux,  comparez un statut archaïque (terres collectives et tribales) avec un statut moderne (le domaine privé de l’Etat), vous vous rendez compte que les deux subissent les mêmes pressions prédatrices, indépendamment de leur degré de modernité administrative. Finalement, ce n’est pas une affaire de statut. De ce fait, les 15 000 000 hectares de terres collectives, qui ont servi à un moment de caisse noire au ministère de l’intérieur, constituent aujourd’hui une énorme opportunité qui permet de desserrer la tension sur le foncier et donne à l’Etat les moyens d’agir, au coup par coup, pour gérer la demande en fonction des rapports de force et des contraintes techniques.

Maintenant, cette opportunité ne peut pas être gérée indéfiniment de manière arbitraire. Or, il nous manque une vision politique et nous pêchons par trop d’opacité. Cela nous ramène à la question-clé de la démocratie. Parce que le problème n’est pas d’avoir des terres collectives ou pas, mais de pouvoir décider en tant que  collectivité nationale quoi faire de ce patrimoine national, à partir d’un choix politique et d’intérêts bien définis. Car si on décide de trouver une solution qui tienne compte de cet héritage et serve le PIB, cela pourrait très bien endiguer la paupérisation du monde rural. A condition que cela soit fait dans l’intérêt général.

D’un point de vue sociologique et ethnologique, quel regard portes-tu sur le projet de régionalisation en cours ? Quelle harmonisation possible vois-tu entre l’impératif économique et la préservation de liens sociaux et humains ?

D’abord, je crois que la régionalisation est une énorme opportunité pour le Maroc. Mais il faut savoir raison garder. On le voit, de par le monde, les régionalisations construites sur des bases de particularismes linguistiques et ethnographiques donnent souvent lieu à des nationalismes régionaux exacerbés. Par contre, les régionalisations portées par des considérations positivistes et pragmatiques peuvent constituer un choix rationnel. Or, chercher quelle est la meilleure organisation pour mieux faire de la représentation, de la fabrication des élites, de la politique de proximité et de l’émulation économique, ou comment contourner l’Etat national, quand il le faut, pour répondre à des possibilités de coopération, rien de tout cela ne peut être prescrit par une commission d’experts. On ne peut pas faire l’économie d’un débat politique national là-dessus, parce qu’il n’y a pas de pré-détermination régionale par l’histoire ou par l’ethnicité.

Le dispositif mis en place nous amènera à deux types de compromis. Un premier, entre modèles, italien, espagnol, allemand, peut nous amener à gérer les égoïsmes et les dissidences supposées ou demandes d’autonomie prévisibles. Le second peut nous mener vers des tractations, du style «donner sans donner». Or, dans ce jeu, c’est l’empereur –je ne dis même plus roi ou sultan- qui est le plus à l’aise parce qu’il n’a pas de contrainte territoriale. Par contre, la bureaucratie, administrative et partisane, est très mal à l’aise. Donc, même si l’opportunité est grande, je crains que l’on soit en train de rater l’approche, au risque de nous retrouver avec des marchandages : sur les particularismes et le consensus politique à adopter.

Expertise, recherche et relève

En tant qu’expert, auprès de la Banque mondiale entre autres, tu as beaucoup travaillé sur les problématiques de gouvernance. En tant que chercheur, tu travailles sur la démocratisation. Les deux concepts sont-ils conciliables ?

Bien sûr, il ne faut pas se faire d’illusion. La gouvernance est un terme presque «dépolitisé». Il ne concerne que l’aspect pratique des choses, la mise en place de modalités facilitant la relation gouvernant-gouverné, par la reddition des comptes, la participation à la prise de décision. Par contre, le concept de gouvernabilité se situe à un double niveau : prescriptif, saisissant en terme de philosophie politique l’efficience de la relation gouvernant-gouvernés ; puis méthodologique, permettant de décrire cette relation.

Evidemment, il m’arrive d’être sollicité pour travailler sur la gouvernance comme «ingénieur», non comme analyste. Et là, sans se faire d’illusion sur la portée de réformes découlant d’un projet, je n’en sous-estime pas les enseignements. Prenons le cas fantaisiste des «Jeudis de la gouvernance». Outre le côté salonard des rencontres, deux choses m’interpellent : comment mettre en scène un espace politique et comment désigner le lieu du pouvoir qui en est en réalité dépourvu. Quand tu mets en scène le maire face à la majorité qui l’interpelle et qu’il étale son manque de moyens et de pouvoirs, comparé au wali, il y a au pire du dévoilement et, au mieux, de la prise de conscience.

En gros, un chercheur se nourrit de ses expertises et vice versa. C’est l’argument avancé pour défendre ce double statut. Mais dans le domaine des sciences politiques, à quel moment le recours à l’expertise peut-il biaiser le devoir de vérité et d’impartialité inhérent à la recherche ?

Je ne pense pas qu’on peut dissocier les deux statuts dans l’absolu. Quand on est chercheur et qu’on pratique de l’expertise, on reste chercheur. Il y a, bien sûr, une différence de temporalité et d’exploitation des résultats. Je ne veux pas m’attarder sur les glissements éthiques, les instrumentalisations et tendances à l’idéologisation, dans lesquels des chercheurs de bonne foi, sans même faire de l’expertise, peuvent se fourvoyer. Je préfère partir du postulat que le chercheur-expert ne souffre pas de compétence ou de souci éthique. Et à ce moment-là, on réalise que le risque se situe à deux niveaux : le manque de temps et l’absence d’emprise sur l’énoncé et les termes de référence.

En sciences politiques, il est très possible, une fois pris de court ou interrogé sur une problématique de l’extérieur, que le chercheur mette entre parenthèses sa «science» et réponde à l’expertise de manière pragmatique, sans se soucier de la validité de l’énoncé. Je donne un exemple concret : l’USAID veut travailler sur le renforcement des partis politiques. Interpelé en tant que chercheur, je m’interrogerais au préalable sur la pertinence de renforcer des partis dans un système autoritaire. En tant qu’expert, je pourrais aller jusqu’à mettre de côté ces considérations de gouvernabilité et attaquerais de front les pistes de renforcement possibles pour tel parti, etc. J’aiderais en quelque sorte à établir un programme, des objectifs, mais je préciserais, par souci éthique, que l’on construit, de la sorte, des partis qui ne sont pas des partis : ils influencent le pouvoir mais ne le prennent pas.

Au regard du retard accumulé en termes de philosophie et de sciences sociales, la reprise et le rythme pris pour combler le retard sont très lents. A quoi est dû ce manque de réactivité, à de la frilosité politique, à un manque de volontarisme bureaucratique ou à une faible implication des enseignants chercheurs ?

Je dirais les trois. Mais essayons de nuancer. La frilosité politique a existé et a été même parfois dramatisée. Mais reconnaissons que les possibilités de philosopher et de faire des sciences sociales n’ont jamais été aussi ouvertes que maintenant. Il y a même une demande publique dans ce sens. J’ajouterai qu’il n’y a jamais eu autant de chercheurs en sciences sociales qu’aujourd’hui. Evidemment, ils ne sont pas tous du même niveau. Il y a des chercheurs reconnus à l’international, d’autres qui se fraient un chemin, d’autres encore qui font dans l’approximatif. Mais il faut se méfier de cette tendance à la nostalgie et à ne voir que les stars. Au niveau des universités, la volonté ne fait pas défaut.

Une chose est sûre, il existe relativement une faible implication des enseignants-chercheurs, surtout en terme de temps imparti à l’encadrement des jeunes chercheurs. Il faut bien prendre la mesure des choses. Pour former un chercheur, aujourd’hui, en sciences sociales,

il faut une moyenne de huit années. Et là, je suis désolé, il ne s’agit de faire ni dans la démagogie ni dans l’égalitarisme, il faut prendre les meilleurs et les accompagner en leur permettant de maintenir le cap sur la durée. L’expérience qu’on mène actuellement au sein du Centre marocain de recherche en sciences sociales de l’université Hassan II Ain Chock est à la fois enthousiasmante et en même temps déprimante. D’un côté l’Etat marocain a lancé un signal fort en permettant une structuration de la recherche et une mise  à disposition de moyens importants de l’Université et du CNRST, y compris des budgets conséquents, et de l’autre on n’arrive pas à dépenser cet argent parce que les procédures sont obsolètes, les labo de sciences sociales sont alignés au niveau de leur mode de dépense sur les labo des sciences dures  et les procédures ne permettent pas de payer correctement des jeunes doctorants ou des post-doc et les retenir par des CDD. Du coup, quand on veut recruter, on le fait comme pour des fonctionnaires et on est dans l’incapacité d’attirer les meilleurs, y compris au niveau international.