Entretien avec NOUREDDINE EL AOUFI : « Ce que les héritages culturels nous apprennent sur l’économie »

Entretien avec NOUREDDINE EL AOUFI : « Ce que les héritages culturels nous apprennent sur l’économie »

En prenant appui sur les facteurs non économiques du développement de Aziz Belal, comment qualifiez-vous l’évolution de la pensée économique au Maroc ?

Le livre de Aziz Belal, Développement et facteurs non économiques (1980), fait suite à son maître ouvrage L’investissement au Maroc (1968). Une suite logique dans la mesure où ce dernier, qui est à l’origine sa thèse de doctorat, traite amplement des facteurs d’ordre économique : l’investissement, l’épargne, le capital, les infrastructures, etc. Élève de Aziz Belal dans les années 1970 à l’Université Mohammed V de Rabat, je savais, comme beaucoup d’autres, que le maître travaillait à une suite à L’investissement, ses cours étaient émaillées par des digressions sur le rôle du politique et du culturel dans le développement économique. On trouvait à l’époque ces « respirations » hors champ néoclassique de l’économie fort roboratives et tout à fait dans l’ordre du discours de gauche, voire gauchiste, des années 1970, au Maroc comme ailleurs. La posture intellectuelle de Aziz Belal rappelle, à bien des égards, celle de Louis Althusser à la même période à la Rue d’Ulm : une position complexe, raffinée, théoriquement plus ouverte, idéologiquement moins dogmatique et sur le plan politique moins calée sur les « thèses » officielles du parti, le parti du progrès et du socialisme, en l’occurrence.

Développement et facteurs non économiques est un livre publié avant terme, inachevé, beaucoup moins construit et abouti que L’investissement. On s’attendait à une seconde somme, mais malheureusement la disparition tragique et prématurée de Aziz Belal (survenue le 23 mai 1982) n’a pas permis à une pensée des plus originales et des plus fécondes de se déployer jusqu’au bout et le destin a stoppé net un travail de recherche en plein mouvement. Les développements de l’ouvrage prolongent le dernier chapitre de L’investissement sur la nécessité de « jonction entre le politique, le social et le culturel ». Il faut relire aujourd’hui ce chapitre pour se rendre compte que dans le domaine de la pensée économique aussi il y a des plats réchauffés qui peuvent être servis sans frais. Faisant aujourd’hui office de « Common Knowledge », au sens de la théorie des jeux, la « littérature grise » (les rapports des institutions financières internationales notamment), donne l’impression, en particulier aux décideurs publics et privés, qu’on est en présence d’une « découverte scientifique », alors qu’on ne fait guère que « repasser les plats ». Le capital immatériel, les institutions, la confiance, l’investissement social, l’éducation, la connaissance, l’innovation, la culture, etc. ne sont pas des catégories que la Banque mondiale a inventées sur le tard, en contradiction formelle avec sa doxa traditionnelle et avec le mainstream. Faisant partie d’une cohérence théorique aux antipodes du modèle standard, ces catégories risquent de déboucher sur des échecs autrement plus tragiques si on ne change pas de paradigme, si on continue d’ignorer superbement les voix des « musiciens du quartier », comme dit le proverbe.

Pour répondre d’un mot à votre question, je pense que les travaux d’Aziz Belal contiennent, à l’œuvre, les éléments essentiels d’une théorie du développement pour le Maroc, dans les termes même du lexique d’aujourd’hui. Ses analyses n’ont pas pris, de ce point de vue, une ride. La pensée économique nationale, dont il fut la figure de proue, devrait à mon avis renouer avec les perspectives fondamentales ouvertes par L’investissement et Les facteurs non économiques du développement : d’une part, l’investissement matériel dans les fondamentaux économiques (les infrastructures de base, l’industrialisation, le développement agricole, la modernisation de l’artisanat,) à partir d’un taux suffisant d’épargne national et d’un niveau optimal de consommation de masse. De l’autre, l’investissement immatériel ou « les investissements de forme » en termes d’amélioration de la qualité de « l’architecture institutionnelle », au sens de Douglas North (Le processus du développement économique, Éditions d’Organisation, 2005), englobant ce que, dans le jargon courant, on appelle développement humain et durable, confiance, capital culturel, transparence, participation, accountability, agency et j’en passe.

Tout en étant conscient des risques d’essentialisme culturel, vous insistez sur la prise en compte des déterminants culturels pour appréhender le développement économique. Comment gérez-vous ce paradoxe ?

La prise en compte du facteur culturel, considéré aujourd’hui, jusque et y compris par la Banque mondiale, comme un intrant capital, de nature intangible, dans la création de richesse, n’est pas, à mes yeux, une démarche réductible à un quelconque essentialisme anthropologique qui, dans ses traductions les plus extrêmes, peut verser dans le racisme et tomber dans le piège du « choc des civilisations ». Il n’y a aucun paradoxe à vouloir conjuguer universalisme et identités (au pluriel) culturelles. Je suis personnellement de plus en plus irrité par la redondance de la taxinomie binaire, pauvre et stérile modernité/authenticité. Je mets dos à dos les deux intégrismes. Mais je suis plus enclin à qualifier l’Homo Modernus, en paraphrasant Amartya Sen, d’ « idiot rationnel » et de « demeuré social ». L’autre intégrisme, l’intégrisme du pauvre, mérite une réponse moins légère, moins à fleur de peau, mais non moins vigoureuse.

Deux effets pervers contradictoires, mais tout aussi dévastateurs, du « fondamentalisme culturaliste » : le premier est de faire croire à une hiérarchie des identités humaines, impliquant des formes plus ou moins insidieuses de darwinisme culturel, d’élision des spécificités, des affiliations périphériques (sociales, linguistiques, comportementales, etc.) considérées comme en déconnexion par rapport aux « valeurs universelles », voire hostiles à la civilisation, la civilisation occidentale s’entend, et par conséquent condamnées à terme à disparaître. C’est au nom de ce culturalisme néoconservateur (la culture arabo-musulmane serait imperméable à la démocratie) que procède la mise à mort en Iraq, et bien au-delà, d’une des plus brillantes civilisations de l’histoire humaine, ou du moins de ce qui en reste. À l’opposé du premier, le second effet pervers participe d’une position ontologique qui, sous prétexte de réhabiliter la portée universelle de la culture, arabo-musulmane en l’occurrence, ne fait que renforcer les comportements de repli et d’autisme en son sein. Dans son ouvrage Identité et violence (O. Jacob, 2007), Amartya Sen stigmatise « l’enfermement civilisationnel » et plaide pour « la reconnaissance d’affiliations plurielles et concurrentielles ».

Revenons à l’économie. Je ferai deux observations : tout d’abord, au niveau microéconomique comme au niveau macroéconomique, on connaît aujourd’hui l’atout formidable que peuvent représenter les valeurs culturelles, au sens large, fussent-elles spécifiques ou universelles. La performance économique dépend en partie de ce que l’économie institutionnaliste appelle les actifs spécifiques et les paramètres informels et non codifiés : les routines, les habitus, etc.

Ensuite, contrairement aux économistes plaidant en faveur d’une économie islamique, à mon avis une pure fantasmagorie dont on ne trouve aucun point d’appui dans l’histoire, même lorsque l’économie mondiale « parlait arabe » (comme le chantait Sayed Mekkawi), c’est-à-dire entre le VIIe et le XIVe siècle, l’enjeu est, de mon point de vue, plutôt celui de travailler pour une réinscription d’un certain nombre de règles, de normes pertinentes, d’obédience « islamique », dans la matrice générale, dans la configuration universelle de fonctionnement du marché et de l’économie au niveau mondial. Je dois préciser les deux niveaux de ce travail de déconstruction, au sens de Derrida, sur et au sein du paradigme économique standard. Le premier est celui de la théorie. Il faut élaborer une nouvelle hétérodoxie à l’intérieur de la science économique à partir du corpus dense et arborescent du Fiqh économique. Quand je plonge dans les textes qui forment ce corpus océanique, complexe, profond, séminal, rigoureux et extrêmement raffiné, je suis frappé par l’insoutenable légèreté avec laquelle on a tendance à le déconsidérer, à le dévaloriser, à le disqualifier, à le traiter en « chien crevé ».

Le second niveau du travail qu’il importe d’accomplir (je vise en particulier la communauté des économistes marocains) a trait à la variété des modes de fonctionnement de l’économie moderne, correspondant aux « variétés du capitalisme » (Hall et Soskice, 2001), c’est-à-dire à la pluralité des trajectoires des économies au sein de la mondialisation. Il n’y a pas une voie royale qui conduise au développement, au progrès, à la modernité. Les institutions, les formes d’organisation, les instruments, les procédures changent et sont prises dans une « dépendance du chemin », pour reprendre une terminologie évolutionniste. Sur ce plan, on constate, notamment dans le domaine de la finance, une appropriation par les marchés et par les places financières internationales (de New York à Dubaï, en passant par Londres, Hong Kong et Singapour) une panoplie de sukuks, actifs et produits alternatifs, empruntés au Fiqh économique et qui sont de plus en plus répandus (comme, à titre d’exemple, MourabahaMoucharaka, Moudaraba, Ijara, etc.). 

Dans le lien que vous faites entre l’Homo Islamicus et l’Homo Œconomicus, vous réfutez l’idée d’un retard capitalistique en terre d’islam dû à la croyance et estimez qu’il est plutôt dû à une rigidification institutionnelle. Pouvez-vous étayer votre hypothèse ?

Je viens de suggérer l’idée que l’économie n’a pas de religion. Le principe rationnel n’est pas non plus l’apanage d’une catégorie humaine à l’exclusion des autres. L’Occident n’a pas le monopole de l’Homo Œconomicus, cet individu qui, comme le prétend la légende néoclassique, est calculateur, maximisateur (de sa fonction utilité), optimisateur (de ses choix et de ses décisions). On sait que dans la réalité il n’en est rien. L’asymétrie de l’information limite les capacités de calcul, les contraintes de tous ordres pèsent sur les choix des agents, et très souvent, à défaut de choix rationnels, on se résout à des options raisonnables. J’ai montré dans l’article auquel vous faites allusion («Islam, institutions et développement», Revue Tiers-Monde, n° 212, octobre-décembre 2012) les limites théoriques de l’hypothèse du retard du développement qui serait lié à l’éthos islamique. Limites théoriques et aussi historiques dans la mesure où le développement économique du monde arabo-musulman au cours de plusieurs siècles est tout sauf une fiction. Le ver n’est pas dans le fruit. La dynamique économique est en correspondance de phase avec la dynamique institutionnelle. Lorsque le dispositif de l’Ijtihad s’est trouvé enrayé, le monde arabo-musulman est entré dans une phase de déclin systémique, de sous-développement structurel, mais le processus bien analysé par Ibn Khaldûn n’est pas irréversible.

Vous adoptez une comparaison entre le concept khaldûnien du Wazi’ et celui de l’éthique chez Max Weber. Y aurait-il une éthique « protestante » refoulée au sein de l’islam ?

Maxime Rodinson a pu montrer dans islam et capitalisme (Seuil, 1966) que, entre islam et capitalisme, il n’y a, a priori, aucune incompatibilité intrinsèque, aucune antinomie consubstantielle. L’éthique musulmane a pour visée non pas de proscrire l’intérêt, le gain, le profit, mais de contenir les « exubérances irrationnelles » liées à l’argent, à la cupidité, à l’avidité et de juguler la spéculation (par l’interdiction des pratiques du Riba). Et l’un des moyens pour y parvenir est, précisément, le principe du Wazi’ qui imprime le comportement individuel et dicte aux agents la conduite à tenir, les règles à suivre, les normes à observer. L’objectif ultime étant de désactiver les processus pervers de l’économie en lui octroyant une base réelle, en plaçant ses fonctionnements sur les sentiers de l’équilibre. Il s’agit, dans la terminologie en vogue aujourd’hui, d’un « actif symbolique », certes aléatoire mais dont les effets, au-delà des individus, sont loin d’être négligeables.

Personnellement, sans sous-estimer l’effet performatif de la morale, de l’éthique, voire des croyances, je considère que les jeux de l’économie se déroulent, doivent se dérouler sur le terrain strict de la politique. Ce sont les dispositifs institutionnels, objet de délibération, de négociation et de compromis, qui forment le principe de gouvernement. L’éthique n’est qu’un adjuvant, une sorte d’effet de levier immatériel plus ou moins intense selon les individus.

En vous appuyant sur les travaux de l’institutionnaliste américain, Kuran T., vous mettez en avant un prototype musulman, « raisonnable, juste et altruiste ». Comment appréhender ces attributs comme des catégories éthiques, liées au réel, non morales, transcendantales ?

Des économistes américains, et non des moindres (Douglas North, prix Nobel, mais aussi Avner Greif et Timur Kuran), se sont demandés pourquoi les pays arabo-musulmans sont imperméables à la fois à la démocratie, à la modernité et au capitalisme. Pour ces grands économistes institutionnalistes, la réponse semble résider dans les phénomènes d’inertie structurelle et séculaire qui ont fini par mettre hors trajectoire capitaliste la plupart des pays arabo-musulmans. J’ai déjà évoqué les arguments théoriques et historiques qui disqualifient une telle hypothèse. De mon point de vue, le biais est d’ordre épistémologique : on pose le modèle théorique néoclassique comme modèle standard universel, autoréférentiel. Dans la même optique, le processus du développement se confond avec la voie quasi-unique frayée par le capitalisme historique. Pas de place, dès lors, pour l’hétérodoxie, quelle que fût sa pertinence, au sein de l’orthodoxie néoclassique. Point de salut non plus, en dehors du récit capitaliste canonique, pour d’autres trajectoires historiques, pour d’autres expériences spécifiques. Par rapport à cette parallaxe occidentalo-centriste, j’essaie de montrer d’une part, que, en référence à la théorie politique islamique (Al-Ahkam Al-Sultania) et au Fiqh économique (livre du Kharaj), le principe de justice est constitutif de la gouvernementalité. D’autre part, que les formes communautaristes et les comportements altruistes, caractéristiques des sociétés arabo-musulmanes, loin de s’opposer aux modes individualistes propres aux sociétés occidentales, sont au contraire de nature à contribuer, notamment en temps de crise, à l’équilibre individuel/collectif. Enfin, le principe d’action de type raisonnable, empirique, procédural, fonctionnel (mis en évidence par Ibn Khaldûn) peut avoir pour portée d’arraisonner le rationnel. Bref, toutes ces catégories méritent, certes, de faire l’objet d’un travail systématique de déconstruction, mais le paradigme standard ne doit pas non plus rester fermé, au nom d’une orthodoxie hypothétique et d’un universalisme unidimensionnel, à d’autres façons de voir correspondant à d’autres façons de faire société et économie.

Dans vos écrits sur la théorie de la régulation, vous défendez l’intervention d’un État démocratique pour limiter les aléas et injustices du marché. Vu le clientélisme qui traverse les institutions, dans les sociétés pré-démocratiques comme la nôtre, comment s’assurer de l’équité de cet État régulateur ?

La pertinence de l’approche en termes de régulation, par rapport à la théorie standard, réside dans sa capacité à prendre en compte l’histoire, la diversité des trajectoires nationales, la variété des configurations institutionnelles, économiques et sociales. Prendre en compte l’histoire, c’est admettre le pluralisme culturel, reconnaître l’efficace de l’instance culturelle. Dans la théorie de la régulation, l’État constitue une catégorie fondamentale dans la mesure où les autres « formes institutionnelles » (marché, concurrence, rapport salarial, monnaie, international) s’y réfèrent, y puisent leur légitimité. C’est Karl Polanyi qui, dans La grande transformation (1944) a mis en évidence l’irréalisme de l’hypothèse de l’autorégulation du marché. Sans l’État et ses dispositifs de régulation, celui-ci débouche sur « l’état de nature ». Il n’y a pas de contrats sans droit des contrats, dit le sociologue Emile Durkheim. Le marché étant un « nœud de contrats », l’intervention de l’État est aussi requise, par-delà ses fonctions régaliennes, pour coordonner l’activité économique, organiser son fonctionnement macro et microéconomique, pacifier les rapports sociaux, civiliser les jeux d’acteurs, défendre le bien commun, flécher et jalonner les enjeux stratégiques. Lorsque les inégalités dépassent le seuil de tolérance, c’est à l’État qu’incombe le rôle de prendre des mesures de correction des écarts préservant ainsi la cohésion sociale. Si les marchés financiers « perdent la tête », l’État a pour tâche de les réguler pour éviter le pire. Quand la corruption et le clientélisme sévissent, c’est à l’État d’agir. Mais, on le sait, par rapport à l’État, les hypothèses contre-intuitives ne sont pas moins pertinentes. Les institutions de l’État peuvent êtres elles-mêmes minées par la corruption, l’État peut être défaillant, etc. Et si l’État est, dites-vous, en situation « pré-démocratique » ? Dans ces conditions, la priorité est de consolider l’État, d’asseoir sa légitimité démocratique, de renforcer ses dispositifs de régulation, de performer sa gouvernementalité.

J’ai utilisé à maintes reprises le concept de gouvernementalité, dû à Michel Foucault, qui désigne l’ensemble des institutions, des dispositifs, des procédures permettant d’exercer le pouvoir. Le concept me paraît plus approprié pour produire une théorie de l’État en général et de l’État marocain en particulier. On connaît les difficultés que rencontre une théorie générale de l’État, restée en creux chez Marx, ainsi que les amalgames entre État, pouvoir, appareils d’État. Nicos Poulantzas (L’État, le pouvoir et le socialisme, 1976) s’appuie justement sur les travaux de Michel Foucault pour suggérer l’idée d’une « autonomie relative de l’État » (par rapport aux classes possédantes). Il importe de saisir le potentiel, à la fois théorique et critique, des nouvelles catégories appréhendant l’État dont on trouve une formidable résonance chez Foucault, Poulantzas et Bourdieu (Sur l’État, Seuil, 2012).

Dans cette perspective, pour ce qui concerne le Maroc, il me semble important que les économistes reprennent le fil de l’analyse de l’État autour de trois problématiques profondément liées : (i) une archéologie de l’État marocain, au-delà de la catégorie galvaudée de Makhzen, mettant en évidence, dans la longue durée, les différentes formes de gouvernementalité (traditionnelle, moderne, etc.) ; (ii) l’effet « héritage colonial », notamment sur la trajectoire du développement de notre pays ; (iii) les modes d’élaboration de la décision publique en matière de politiques économiques et de stratégies du développement national.

Je m’en tiendrai à l’énoncé bref, sec, fuyant et à peine formulé de ces problématiques qui sont tout un programme de recherche.