Ali Benmakhlouf : «Philosopher n’est pas prophétiser»

Ali Benmakhlouf : «Philosopher n’est pas prophétiser»

CARTE D’IDENTITÉS

Si on dit qu’Ali Benmakhlouf est un «philosophe marocain croyant en l’universel», ceci paraîtrait, en ces temps de définitions identitaires, très plausible. Mais qu’en pensez-vous personnellement ?

En général, les définitions circonscrivent et limitent. Je pense qu’une personne est susceptible de multiples appartenances et qu’il est très difficile de la réduire à l’une d’entre elles. Nous sommes véritablement multiples. Je suis Marocain et Français, philosophe et mathématicien, etc. Bertrand Russell disait : «Nous sommes plus symbolisés par des descriptions définies que par des noms propres». Ali Benmakhlouf, c’est le fils d’un tel, le professeur à l’université de Nice, le membre du Comité d’éthique à Paris, le conférencier à la Villa des Arts, et j’en passe. Ces descriptions définies sont indéfinies, incomplètes, nous n’arriverons jamais à en faire le tour.

Autrement dit, l’identité est toujours en devenir…

Je dirais, comme Lewis Carroll, «Soyez ce que vous voulez paraître»1. L’identité, pour lui, est labyrinthique2.

 

DIEU ET L’INDIVIDU

 

La philosophie est étymologiquement «l’amour de la sagesse». Quelle interprétation faites-vous de cette définition dans le contexte musulman qui a combattu la sagesse philosophique ?

 

Le comportement des premiers et uniques philosophes musulmans, Al Farabi, Avicenne et Averroès, a été très subversif. Le monde arabo-musulman, émergeant de la nouvelle religion, se structurait, au départ, par la grammaire pour comprendre le Coran, la jurisprudence et la théologie. Quand la philosophie est apparue, deux siècles plus tard, comment allaient-ils justifier sa place dans un monde structuré principalement par la religion ? Ils ont utilisé un subterfuge. Ils ont dit, nous ne parlerons pas de falsafa (philosophie) mais de hikma (sagesse). Le fait que l’un des noms de Dieu soit le Sage (Al Hakim) rendait la chose légitime.

Déjà, dans les titres de leurs ouvrages, tous ces philosophes ont mis en avant le mot «sagesse» et rappelé que Dieu avait conseillé aux croyants de tendre l’oreille aux «sages parmi vous». La falsafa a ainsi porté le masque de la sagesse pour être la bienvenue. La philosophie, amie de la sagesse, n’est donc pas un simple jeu de mots mais une stratégie d’introduction de la philosophie dans la société musulmane.

 

Vous aviez une fois prononcé une belle phrase publiquement : «C’est l’homme qui donne un caractère divin à la parole divine». Pouvez-vous expliquer ce qui vous en a inspiré la formulation, impertinente ?

 

Je dirais plutôt «C’est l’homme qui dit que la loi divine est divine». Contrairement aux apparences, cette phrase ne conteste pas la loi divine. Elle indique que, concernant le texte sacré, je ne peux me prononcer que sur une chose : comment je l’entends (au double sens du terme, réception et sens) et non pas comment il est constitué : cela passe par mon entendement. Je dirais, en écho à Averroès, que pas à pas, le texte est intelligible.

Autrement dit, il est compréhensible par l’homme, écrit en une langue qu’il comprend. Donc, c’est l’homme qui dit que la loi divine est divine, à travers ce qu’il lit. Personne n’est en position du prophète pour entendre directement la parole de Dieu, et tout le monde est en position de lire les hadiths du Prophète, le Coran et de transmettre aux hommes cette parole inspirée. Donc chaque homme dit aux autres hommes que la loi divine est divine.

On a tous appris que Dieu ne s’est adressé qu’au Prophète. Seul le Prophète est habilité à recevoir de façon particulière la parole divine. Aux autres hommes, il n’y a que l’usage de la langue et de ce qui est transmis. Ibn Khaldun disait que l’envoyé de Dieu est l’intermédiaire que Dieu a choisi pour s’adresser aux hommes, mais seul Dieu sait ce qu’est un intermédiaire de cette sorte. C’est tout cela qui est induit par mon propos et que vous reprenez.

 

On peut également interpréter votre phrase hors de la tradition des Ahl Lkalam3. Pensez-vous, comme Nietzsche, que l’être humain a du mal à concevoir son autonomie en dehors de toute divinité ou transcendance ?

 

Je pense qu’on comprend mal l’autonomie et c’est précisément cela le problème des sociétés qu’on appelle «individualistes». Je ne pense pas que «l’individu» ou «l’individualisme» existent, et encore moins que l’autonomie se réduise à l’individu. Il y a aujourd’hui beaucoup de confusions sur ce sujet et on est amené à croire que l’autonomie ne peut être qu’individuelle. Or, nous sommes immergés dans des institutions. 

Nous naissons autour de gens. Nous sommes toujours dans la relation. L’individu est une immense abstraction. On ne peut pas l’isoler de son réseau relationnel, familial, institutionnel, collégial, naturel (avec le climat). Les études scientifiques ont prouvé que le bébé perçoit le monde autour de lui de manière synthétique et globale et que c’est à un âge plus avancé qu’il commence à s’orienter et à anticiper, puis à analyser, c’est-à-dire à séparer les parties du réel les unes des autres.

 

ÉLITES ET RAISON

 

Dans votre tentative très louable de comparer les rationalités, vous avez dirigé un colloque sur Michel Foucault et Ibn Khaldun. Dans l’une de vos conclusions, vous remarquez que les élites musulmanes, contrairement à celles d’Occident, n’interrogent pas assez les limites de la raison. Qu’est-ce que cela donnerait, s’ils s’autorisaient à être plus sceptiques ?

 

Il est vrai que la propension à diviniser la raison ou à la relativiser à outrance par les pulsions révèle, dans un extrême comme dans l’autre, un manque de scepticisme. Or, le scepticisme, comme l’explique Montaigne, ne veut pas dire suspendre le jugement pour ne rien faire mais le suspendre pour pondérer les arguments. Il s’agit de peser, non pas le pour et le contre, mais les différents visages de la réalité, pour penser diversement et contradictoirement. Je pense que c’est ce qui nous manque pour pluraliser les voix et respecter l’histoire.

Mettre des mots sur le passé récent, par exemple, le voir autant que possible tel qu’il s’est fait, c’est l’unique lanterne qui nous permettra de voir clair dans le présent et l’avenir. Or, voir le passé en face, comme cela a été tenté par l’IER4 au Maroc, c’est réconcilier les victimes avec les bourreaux, donner écho aux deux récits, et permettre à leurs enfants de construire un «vivre-ensemble». En voyant en face leur passé commun, ils apprendront à vivre ensemble.

Maintenant, dire ce qui s’est passé, avec raison, ne veut pas dire forcément «juger», mais arriver à vivre ensemble comme si rien ne s’était passé. Dans l’Edit de Nantes à la fin du XVIème siècle, édit qui a permis de réconcilier catholiques et protestants, il est écrit : «que la mémoire de toutes choses passées à l’occasion des troubles et émotions advenues en notre Royaume, demeure éteinte et assoupie, comme de chose non advenue». C’est le «comme» qui compte dans la phrase. On doit faire avec la fiction d’un passé qui n’a pas été traumatique. Car en parvenant à «fictionnaliser» le passé, nous arrivons à le dire.

 

Voulez-vous dire par là qu’être sceptique par rapport à la raison, c’est aussi devenir raisonnable (accepter l’inacceptable) ?

 

La racine grecque de «scepticisme» c’est «recherche». Etre sceptique c’est savoir quêter. Quand j’arrive à un arrêt de jugement ou un coin de vérité, je prends conscience qu’il sera aussitôt transcendé par la recherche. C’est réaliser que le savoir est en péremption, que c’est un pis-aller. La force du scepticisme, ce n’est pas de limiter le recours à la raison mais de réaliser que toutes les productions de la raison sont des constructions. Et celles-ci appellent à des refondations permanentes.

Dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, il est dit que «les membres de la famille humaine ont foi dans les droits fondamentaux» (considérant 5). Ceci est une foi, non religieuse, en ce qui réunit les humains, tout comme le scepticisme est une foi, non religieuse, en la raison. 

 

Dans la biographie que vous avez consacrée à Averroès, vous rappelez son attitude platonicienne qui tient quelque peu à préserver les masses musulmanes par la croyance et ne permettre l’accès au discernement rationnel qu’aux élites. Que pensez-vous de l’accès généralisé à la raison, par l’école et le savoir, en terre d’islam?

 

Effectivement, Averroès distingue trois méthodes : rhétorique (méthode de la persuasion immédiate), dialectique (méthode du débat contradictoire) et démonstrative (méthode réservée à l’élite). Il a toujours pensé, à raison, que l’accès à l’abstraction n’est pas généralisé. La démocratisation du savoir bute, jusqu’à aujourd’hui, sur cette limite. Il convient de ne pas rapporter tout l’apprentissage par l’école à une initiation au modèle démonstratif, car celui-ci ne peut concerner qu’une petite frange de la population.

Je ne suis pas en train de défendre la thèse d’Averroès mais je pense qu’il certains et s’arrête à la sortie de l’école pour d’autres. Mais pour reprendre un terme de Montaigne, les «bonnes polices» sont celles qui parviennent à réduire les inégalités et élargissent les imprégnations. 

 

ÉTHIQUE ET ENGAGEMENT

 

Bertrand Russell, logicien sur lequel vous avez longtemps travaillé, dit que «c’est uniquement dans la pensée que l’homme est un Dieu ; dans l’action et le désir, nous sommes les esclaves des circonstances». En plus d’être un logicien, Russell a été un anarchiste raisonnable et un pacifiste engagé. Comment concevez-vous l’engagement citoyen du penseur ?

 

Arrêtons-nous d’abord sur ce terme «circonstances». On est toujours dans un contexte. Il suffit que le penseur exerce son regard pour donner de la visibilité aux choses visibles. Parce que les choses visibles sont enfouies sous le regard commun. Michel Foucault disait que «la science rend visible le caché (l’ADN, les virus...) et la philosophie rend visible le visible». Donc, si j’exerce mon regard vers cette visibilité, il y a nécessairement un engagement pour la compréhension du monde. Comprendre, comme le terme l’indique dans sa première acception, réunit les deux facettes, le théorique et le pratique. Dissocier les deux engendre une crampe de l’esprit. C’est ainsi que je conçois l’engagement. Plus je comprends le monde, plus je me donne les moyens d’agir sur lui et accélère mon adaptation à ce monde. Mais si c’est une compréhension absconse, qui ne se laisse pas partager, qui isole dans une tour d’ivoire, ce n’est tout simplement pas une compréhension.

 

S’il y a une discipline philosophique qui, aujourd’hui, fait intervenir des principes universels, c’est bien celle de l’éthique. En quoi, cela est-il fondamental et comment éviter d’en faire une religion moralisatrice ?

 

Oui, il y a un terme absolument épouvantable qui devient à la mode : «éthicien». Il n’y a pas de savoir éthique5. L’éthique n’est pas une science, mais une pratique transdisciplinaire. En tant que membre de comités d’éthique6, j’insiste sur le fait que nous sommes consultatifs. Nous émettons des avis et laissons au législateur le soin de trancher. En somme, que ce soit sur le don d’organes ou la fécondation in vitro ou tout autre sujet, nous donnons matière aux décideurs et demeurons très attentifs -et c’est là que réside l’importance de l’éthique -au consentement libre et éclairé des personnes. Si quelqu’un décide de donner un organe à son frère, il ne faut pas qu’il subisse la moindre contrainte. Je prends l’exemple de la lutte contre le paludisme au Bénin. Nous recevons, au Comité consultatif de déontologie et d’éthique de l’Institut de Recherche pour le Développement, des demandes d’avis et nous sommes très sensibles à ce que les recherches menées sur les patients soient faites avec leur libre assentiment et qu’elles ne servent pas d’abord l’intérêt de scientifiques en manque de «cobayes». On veille, donc, à ce que les consentements ne soient pas construits pour protéger l’expert et qu’elles servent avant tout à soigner le patient. Sont en jeu, dans l’éthique, l’autonomie de la personne, sa dignité et sa liberté d’agir. Cela dit, dans les débats qui nous réunissent dans ces comités, je déplore, ces dernières années, que le souci de la dignité humaine ait pris le pas sur celui de la justice. Pour ma part, je crois qu’il faut tenir compte des deux.

 

SECRET ET INFORMATION

 

Je voudrais vous consulter d’un point de vue éthique sur des questions d’actualité. A travers l’exemple de Wikileaks, il apparaît clairement que le réel et le virtuel se confondent et bannissent les frontières habituelles entre Etat et société. Quel regard portez-vous sur un tel phénomène qui bouleverse les rapports de force établis?

 

Je voudrais vous répondre par une lettre des Liaisons dangereuses. La marquise de Merteuil fait l’inventaire des raisons qui l’ont poussée à se constituer une forte âme de manipulatrice. Elle dit : «Descendue dans mon cœur (...) j’y ai vu qu’il n’est personne qui n’y conserve un secret qu’il lui importe, qui ne soit point dévoilé». Donc, tout secret finit par être  dévoilé. Il y a juste un changement de temporalité. L’instantanéité perturbe nos repères habituels qui reposent sur les délais convenus de mise à disposition des données archivées.

Par contre, je voudrais revenir sur le concept «information». Sans contexte précis, une information n’en est pas une. Aujourd’hui, je déplore que les journalistes ne puissent pas faire leur métier parce qu’ils sont prisonniers de ce que François Hartogappelle «le présentisme». Il dit que l’actualité est dépassée par l’instantanéité. Ce qui circule sur Internet, même dans Wikileaks, ce sont des messages, non des informations qui permettent de se faire une idée claire sur ce qu’est ou ce que fut la politique de tel ou tel Etat. Donc, il faut distinguer entre information, message, actualité, etc. Comme il faut regarder le passé pour éclairer le présent, et sortir de ce présentisme qui laisse croire qu’il n’y a rien derrière moi, rien devant moi. Le présent, sans passé et sans recul, est une abstraction.

 

Est-il possible de penser sur un tel sujet sans être manichéen (soit avec le droit de tous d’être informés ou le droit des gouvernants d’être protégés) ?

 

Je pense qu’on peut aussi bien éviter le travers de l’Etat qui monopolise l’information et celui des bruitages qui ne permettent pas de construire l’information. La frontière entre rumeur et information devient floue. Je déplore personnellement la disparition des guillemets, et la construction qui permet de juxtaposer ce que disent les uns et les autres, et distinguer ce que le journaliste en dit. La pluralité des voix est importante.

Dans Phèdre, Platon dit que la force de l’oral n’est pas que dans la réponse, l’homme répond aussi de lui-même. Autrement dit, dans la réponse, il faut être responsable. Parce qu’il faut se méfier des équivoques. Plutarque disait du roi de Sparte plein de mansuétude : «Il ne saurait être bon, puisqu’il n’est pas mauvais aux méchants», et «Il faut bien qu’il soit bon puisqu’il l’est aux méchants même». A vous de juger, Plutarque ne tranche pas. La bonne information est celle qui aiguise le jugement, non celle qui le formate d’emblée.

 

CORPS BIOLOGIQUE, CORPS SOCIAL

 

Vous avez beaucoup travaillé sur la question de la pauvreté. L’expression «lutte des classes» étant aujourd’hui démodée, on a l’impression que riches et pauvres sont fatalement obligés de cohabiter sans qu’il y ait de rééquilibrage des écarts. Pensez-vous que la notion de «justice sociale» ait encore un sens aujourd’hui ? Ne l’a-t­on pas trop vite jetée aux oubliettes ?

 

A la fin du chapitre de Montaigne sur Les Cannibales, il fait parler deux ou trois indigènes du nouveau monde, venus voir le roi Charles IX. Montaigne leur demande ce qu’ils ont remarqué d’étonnant en Europe. Ils lui disent qu’ils se nomment eux-mêmes «moitié les uns des autres». C’est cela la justice sociale.

«Nous ne comprenons pas, disent-ils en substance, qu’ici des gens, gorgés de commodités, ne soient pas pris à la gorge par ceux qui meurent de faim et qui sont leurs moitiés nécessiteuses». 

Pour les indigènes, ceux qui sont «gorgés de commodités», si indifférents par ailleurs à la pauvreté, suscitent une tolérance à la violence. J’en déduis que la violence sociale se justifie par la grande disparité sociale. Donc, oui, la justice sociale est plus que jamais d’actualité, je dirais que c’est un horizon régulateur de la société à défaut d’en être un élément constitutif.

J’aimerais m’appuyer sur la question de la santé pour étayer mon propos. On voit bien les difficultés que rencontre Barack Obama pour faire passer la loi sur la protection sociale aux Etats-Unis. Au Maroc, l’AMO est un premier pas à saluer. Mais sincèrement, j’entends souvent les analystes parler de la santé comme d’un coût (Combien le budget santé coûte à l’Etat ? entend-on dire) et je n’entends personne évoquer ce que coûterait à l’Etat le fait de ne pas s’occuper de la santé des gens.

 

En parlant de santé, vous êtes personnellement impliqué dans la réflexion sur la bioéthique. Quelles dérives vous semblent susceptibles de laisser des traces durables et irréversibles sur l’humain ?

 

La bioéthique cherche à montrer que l’humain n’est pas réductible aux données biologiques. Malheureusement, on surexploite parfois des éléments biométriques, comme les empreintes digitales, pour des raisons sécuritaires. Ainsi, le corps se trouve marqué politiquement.

Les scientifiques et les médecins, contrairement aux politiques, considèrent que nous ne devons pas biologiser la dignité humaine, parce qu’elle n’a rien à voir avec les gènes.

Je rappelle que nous partageons 99% de nos gènes avec ceux de certains animaux.

Une des questions éthiques qui se pose, aujourd’hui, est s’il faut faire des recherches sur l’embryon in vitro (à distinguer de l’in utero). Il y a des religieux ultra, anti-avortement IVG, qui confondent le commencement de la vie avec la conception. Ils accordent donc à l’embryon in vitro une dignité humaine. Or, prenons l’exemple de la France. Il y a actuellement plus de 150 000 embryons in vitro qui sont surnuméraires, non sollicités par un projet parental, et seulement 20 000 naissances par FIV (fécondation in vitro) sur 830.000 naissances annuelles en France, avec un taux d’échec élevé des FIV (80%).

Les embryons non implantés sont conservés à -196°C et le législateur prévoit de les détruire mais n’autorise pas de faire des recherches là-dessus, recherches qui permettraient d’avancer dans la connaissance du fœtus et de prévenir bien des maladies. Cette recherche est permise au Royaume-Uni avec imposition de détruire l’embryon au bout de 14 jours de son développement, au moment de l’apparition des premières cellules nerveuses. 

 

CRÉATEUR OU PASSEUR DE CONCEPTS ?

 

«Faire de la philosophie, c’est créer des concepts» (Gilles Deleuze). Mais tous les philosophes n’ont pas l’ambition d’être des créateurs et se contentent d’être des passeurs, voire des vulgarisateurs de concepts créés par d’autres. Décoder le travail d’autres philosophes, ce que vous faites si bien, est-il un passage obligé pour forger ses propres concepts ultérieurement ou peut-il être une fin en soi ?

 

Je pense que c’est en suivant en toute humilité la pensée d’un philosophe qu’on construit ses propres outils. Gilles Deleuze a suivi la pensée de Nietzsche, de Hume, de Leibniz, de Kant et de Spinoza. Etre commentateur, comme l’ont été Al Farabi ou Avicenne, c’est dire à partir d’une parole dite, ce qui n’a encore jamais été dit. Donc, c’est créer des concepts.

La philosophie du commentaire s’est développée au Moyen Âge et certains penseurs l’ont mal jugée ou sous-estimée pour des raisons idéologiques. Je pense à Ernest Renan, qui dit que la philosophie arabe est «une pâle copie de la philosophie grecque». Faux, les philosophes arabes sont des créateurs de concepts. Prenez Avicenne, il lit quarante fois La métaphysique d’Aristote. Et il en tire une distinction majeure entre l’essence et l’existence qui bien sûr ne s’y trouve pas. On en vient à oublier que c’est à Avicenne qu’on doit cette distinction conceptuelle. Donc, le commentaire est réellement producteur de concepts. Parce que, ne l’oublions pas, si un philosophe ne suit pas la trace de ses précurseurs, c’est l’imposture qui guette.

 

Entre publier des livres sur de grands philosophes en France (Russell, Montaigne, Averroès, Frege…), faire des chroniques sur les ondes ou des conférences publiques au Maroc, estimez-vous faire le même boulot ? Le recours à la parole au Maroc est-il une manière de combler le déficit de lecture et de pensée critique à l’école ?

 

Vous me prêtez beaucoup. Je vis de plus en plus au Maroc par intermittence. Je profite des techniques de notre siècle qui permettent de prendre l’avion de plus en plus facilement -un peu, comme dirait maladroitement un de mes étudiants niçois, «au profit de mon détriment» (rires).

Plus sérieusement, je suis heureux de pluraliser mes formes de prise de parole : la chronique radio, la chronique écrite, le cours à Nice, la parole partagée au Comité d’éthique, les conférences publiques à Rabat et à Casablanca. Cette diversité casse le caractère mandarinal de la parole officiante, à la limite du religieux, qu’au Maroc on a malheureusement hérité des Français. Démocratiser cette parole et la donner sous des formes variées permet de faire oublier la chaire du professeur et met plus en valeur le contenu professé et la connaissance partagée.

 

RENAISSANCE DE LA PHILOSOPHIE AU MAROC ?

 

L’expérience du Collège international de philosophie avec la fondation du roi Abdelaziz Al Saoud, à travers laquelle vous avez organisé une série de colloques, intervient depuis une quinzaine d’années pour contribuer à la relance de la philosophie au Maroc après des années de mise en veille par l’Etat. Aujourd’hui, estimez-vous que le train s’est remis en marche ou que la machine a du mal à redémarrer ?

 

Ecoutez, cette expérience est absolument magnifique. Elle avait pour objectif de faire rencontrer des professeurs de philosophie du monde arabe et des philosophes qui exercent leur métier en Europe. Au début, l’initiative a eu un écho assez timide puis elle a rencontré un certain engouement parce que le statut institutionnel de la philosophie a changé au Maroc. Plusieurs départements (Marrakech, Kénitra, Casablanca) se sont créés et cela a permis à un réseau de se constituer. En même temps, l’attente est plus une parole philosophique immergée dans les sciences humaines qu’une parole philosophique en tant que telle.

Qu’est-ce que cela veut dire au juste ? Je pense qu’il y a encore du chemin à parcourir sur la méthode, et précisément sur l’approche philosophique des problèmes. Un philosophe n’est ni un sociologue ni un prospecteur. Parfois, je reçois des questions du style : que deviendra le Maroc en 2025 ? Ce n’est pas une question à laquelle peut répondre un philosophe. Pourtant, la démarche philosophique est claire. Nietzsche disait ironiquement : «Comment le soir peut-il juger le jour ?» A vrai dire, la philosophie, c’est le soir qui juge le jour mais ne prophétise jamais sur le lendemain.

 

1 A lire dans le dernier livre d’Ali Benmakhlouf, L’identité est une fable philosophique (PUF, 2011)

2 «Ne vous imaginez jamais ne pas être autrement que ce qui pourrait sembler aux autres que ce que vous étiez ou auriez pu être n’était pas autrement que ce qui pourrait leur sembler être autrement», in Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles

3 Les pré-philosophes musulmans

4 Instance Equité et Réconciliation

5 Ali Benmakhlouf , Russell ; éd. Les Belles lettres, 2004

6 Membre du Comité consultatif national d’éthique (en France) et président du Comité de déontologie et d’éthique de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD)