La fin du papier, vous dites ?

Il semblerait que l’économie dicte de plus en plus nos choix culturels. Si la manne publicitaire bascule vers le Net, les journaux  envisagent leur mue en ligne. Si les gros diffuseurs imposent en librairie des bestsellers qui masquent des perles littéraires, autant se réfugier dans l’édition numérique. Et puis, renchérit-on, si la vente des livres sacrés, première raison d’être historique de la révolution de Nuremberg, recule à grands pas, les religieux se disent : autant conquérir l’espace cathodique et les media sociaux 1. Toute cette frénésie communicationnelle new age nous renseigne sur le mainstream2,à savoir les tendances lourdes qui font la mode dominante d’un temps. Ainsi, à croire les bonimenteurs de l’époque, la mort du papier serait imminente.

 

Je me pose personnellement une question : les choix culturels sont-ils aussi fragiles qu’une valeur boursière pour succomber définitivement aux lois du marché ? L’économie du papier serait-elle aussi moribonde que cela pour succomber à la première salve numérique ? Et la culture du papier n’a-t-elle que des raisons d’être économiques pour résister ? A chacune de ses grosses questions, j’ai tenté de trouver un début de réponse.

Sur la relation dialectique entre choix culturels et lois du marché, nous observons que deux acceptions de la culture s’affrontent. La première, de plus en plus dominante et faisant écran aux autres, est alimentée par le marketing. Elle nous laisse entendre que la somme de nos habitudes, goûts, modes de consommation et d’action est orientée par la demande sociale et que plus celle-ci ignore ou contourne le papier, plus le sort de ce dernier est scellé. La deuxième acception est plus anthropologique. Elle creuse un peu plus loin dans le subconscient collectif et dans les fondements infrastructurels d’une civilisation, pour voir ce qui fait loi sur la durée.

Et là, nous réalisons que le manuel scolaire, la bibliophilie, l’amour des mots, le plaisir de prendre son café et de feuilleter son journal du matin, les traditions de lecteurs publics, tout comme l’architecture des temples du savoir académiques constituent des bornes qui résistent fortement au flux numérique. Entre les deux, l’intervalle est poreux. Les habitus sociaux, individuels, en famille, en communauté, tout comme les choix politiques, jouent un rôle déterminant pour faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre. Bref, loin d’être une valeur fluctuante, dépendant de la confiance fragile des spéculateurs, le recours au papier est une valeur ancrée dont l’évolution ne peut être jaugée à l’aune d’un chamboulement conjoncturel de mœurs.

Cela est d’autant plus vrai que le papier a deux raisons fortes de perdurer. La première, économique, justement, provient du fait qu’au moment où le recours au Net s’accentue, la nécessité d’adapter les formats, les volumes et les modalités d’impression se précise. Par ailleurs, le besoin de faire pause en feuilletant un roman ou une revue originale, porteurs de contenus rares, différents, se confirme. Trois chiffres permettent d’étayer ce constat : 1. La revue française XXI, conçue comme un bouquin volumineux et original de reportages littéraires, atteint très vite le seuil de 50.000 lecteurs, prouvant qu’il est possible de se différencier par la rupture dans le format papier lui même. 2. Le roman, Immeuble Yacoubian, de l’auteur égyptien Alaa El Aswany cumule en arabe plus de dix éditions au Caire et en version française plus de 200.000 ventes chez Actes Sud. 3. La persistance de journaux dits « du peuple » ou tabloïd au Maroc, comme Al Ousboue et Al Massae, qui dépasse les 110.000 acheteurs, avoisinant selon les estimations de spécialistes les 300.000 lecteurs par jour, nous renseigne qu’au Sud, la marge est encore incommensurable, parce que la démocratisation de l’accès à l’information, fortement lié au papier, est encore balbutiante. L’engouement certes va plus du côté du sensationnel et du fait divers mais ceci est vrai même dans les plus vieilles démocraties. J’en retiens surtout que l’engouement est là et qu’il incombe aux producteurs, à ceux qui font l’offre, de s’ingénier pour créer de nouveaux désirs.

Cela prouve, dans une dimension littéraire plus large, que l’édition papier avec ses propriétés intrinsèques de finitude, d’effeuillage, de mystère à dévoiler, de séquences successives, a toujours une forte attractivité. Et cela prouve qu’il y aussi des raisons d’être symboliques du papier. Il s’agit principalement de la logique de l’œuvre, de la crédibilité du support, du rapport charnel au public et aux lecteur que permettent les rencontres, de plus en plus abondantes, en roman comme en poésie, et du rapport à l’auteur mais aussi à l’éditeur comme gages de qualité et d’originalité. Est-ce à dire que le papier survivra à la marge ? Non, cela veut dire surtout que les moyens de médiation se diversifient davantage et que le format papier est amené à repenser sa place en fonction de cette nouvelle configuration, non plus comme un recours unique et incontournable.

 

1-Heidi A. Campbell, When religion meets new media, Ed. Routledge, Londres, 2010

2- Frederic Martell, Mainstream, Ed. Flammarion, Paris, 2011


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