Une alternative aux plans d’austérité

Une alternative aux plans d’austérité

Auteur : Gaël Giraud

Gaël Giraud décrypte pour le grand public les rouages du système bancaire et ses dérives qui ont conduit à la crise actuelle, et plaide pour une transition écologique.

« La « mondialisation financière » est parfaitement réversible si nous en avons la volonté politique », affirme l’économiste Gaël Giraud. Directeur de recherche au CNRS et membre de Finance Watch (Observatoire européen de la finance), l’auteur de 20 propositions pour réformer le capitalisme (Flammarion, 2012) est aussi jésuite et sa critique des dérives de la finance dérégulée est fortement marquée par ses références religieuses. S’il critique la démesure et la cupidité de ce système, il en donne surtout une excellente explication, très pédagogique. Il commence par revenir sur les faits et décortique les mécanismes aux origines du krach financier de 2007. D’abord la « pyramide de Ponzi » des crédits subprimes, liés à l’utopied’une « société de propriétaires », qui ont contribué à la formation la bulle du marché immobilier américain en rémunérant les investissements des clients par les fonds procurés par les nouveaux entrants (un « commerce des promesses »). Ensuite, la titrisation, transformant les créances en actifs financiers échangeables sur les marchés mondiaux, d’où l’effet domino de la crise américaine. L’auteur ne manque pas de souligner la responsabilité des agences de notation : « en accordant des AAA sans sourciller à ces produits pourtant fort suspects, elles ont largement contribué à anesthésier la vigilance des opérateurs financiers ». Il y a aussi le tranching ouCollateralizedDebt Obligation (CDO), un « procédé du mille feuille » en usage dès les années 1990, mettant en avant les créances les plus sûres, pour dissimuler les créances douteuses et rendant impossible « d’évaluer la corrélation entre le risque de défaut du bas du mille-feuille et du haut du mille-feuille ». Ces procédés aboutissent à transformer « le crédit, et la confiance qui l’accompagne, en une marchandise », donc à déresponsabiliser les institutions de crédit. Enfin, le Credit Default Swap (CDS) ou couverture de défaillance, des « actifs financiers qui servent de contrats d’assurance sur le risque de crédit », mais échangeables sur des marchés de gré à gré et échappant au droit des assurances, sont responsables du glissement de ce krach des crédits subprime à la crise des dettes souveraines européennes. Pour Gaël Giraud, en effet, « la crise européenne n’est pas, d’abord, une crise des finances publiques, mais une crise de la finance dérégulée ». Les CDS, quiavaient servi à maquiller les comptes publics grecs, ont provoqué l’assèchement du marché interbancaire suite à la faillite en 2008 de LehmanBrothers (une des cinq plus grande banques du monde, dont la dette avait été assurée 50 fois par CDS) qui a obligé les banques centrales d’Europe, des Etats-Unis, d’Angleterre, etc. à injecter massivement de l’argent pour sauver les secteurs bancaires. C’est ce sauvetage qui est à l’origine du problème de la dette publique européenne. Témoin, l’Espagne. Or, rappelle Gaël Giraud, en Europe, le privé « est bien plus lourdement endetté que le public : 140 % du PIB européen, contre 88 % pour la dette publique en 2011 ». C’est donc par là qu’il faut commencer pour résoudre le problème.Gaël Giraud dénonce la financiarisation de l’économie, qui met en péril la démocratie, et pointe l’absence d’utilité sociale de l’innovation financière.

 

Vers une société de biens communs

La deuxième partie de son livre propose de recadrer le débat en tenant compte des contraintes énergétiques et climatiques qui deviennent de plus en plus impérieuses et conditionne toute prospérité durable. Si l’on reste dans le schéma éco-énergétique hérité de la seconde révolution industrielle, le rythme de croissance ne dépassera pas 1 % par an, ce qui ne permettra pas de sortir du cercle infernal de l’endettement et mènera droit à un « désastre humanitaire dès la fin de ce siècle ». Une transition écologique allant vers « une économie de moins en moins énergivore et polluante », et entamée dès aujourd’hui, coûterait « moins cher que le sauvetage inachevé du secteur bancaire ». Il s’agit donc deréduire la consommation d’énergie par le bâtiment, revaloriser le transport public, repenser l’urbanisme, transformer les modes de production de l’énergie et rerégionaliser le commerce international. En parallèle, il faut réviser le système bancaire, qui n’investit pas dans l’économie réelle. Il conteste l’indépendance des banques centrales vis-à-vis des pouvoirs politiques au nom d’unesoi-disant crédibilité : la Banque centrale européenne assume des responsabilités « en dehors de tout mandat démocratique », puisque le Parlement européen n’a pas de pouvoir exécutif et que la Commission n’est pas élue. D’où la possibilité de nommer à sa tête, sans trop de scandale, Mario Draghi, ancien cadre de Goldman Sachs à l’époque où elle aidait la Grèce à maquiller ses comptes… Il faut donc placer les banques centrales « sous une autorité politique démocratique qui aura des comptes à rendre auprès de ses citoyens ». L’idée la plus originale proposée par Gaël Giraud est celle d’une « société de biens communs », qui permettrait de sortir de la partition entre public et privé, pour gérer autrement les ressources communes. Il s’agit de considérer celles-ci moins comme des biens matériels que comme des « systèmes de règles régissant des actions collectives, des modes d’existence et d’activité de communautés ». Aux ressources environnementales, il ajoute la liquidité et le crédit. Enfin il propose plusieurs mesures pour financer cette transition écologique. Il plaide pour une « politique de régulation contracyclique » des marchés financiers, qui consisterait à « rendre plus difficile l’endettement en période haussière et faciliter le désendettement en période baissière ». Il insiste sur la nécessité de séparer les métiers bancaires et de dissocier les activités de crédit et de marché, afin d’assurer que « les dépôts des citoyens sont utilisés exclusivement pour le financement de l’économie réelle », mais aussi d’interdirele pantouflage de la haute fonction publique dans les banques privées pour éviter des conflits d’intérêt. Il réclame la réglementation du secteur financier européen et propose de revenir au monopole public de la création de monnaie. Un ouvrage limpide et fermement engagé.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Illusion financière

Gaël Giraud

Les Editions de l’Atelier, 184 p., 17 €

 

La fiction de Gutenberg à Zuckerberg

La fiction de Gutenberg à Zuckerberg

Auteur : Franc Rose

Frank Rose enquête dans l’industrie de la culture et souligne le déplacement des lignes de la narration. Le cinéma et les nouvelles technologies semblent avoir changé le cours… des histoires.

Nous n’avons rien vu venir mais les médias sociaux ont bouleversé profondément nos vies. C’est arrivé trop vite. Nous nous sommes retrouvé dedans sans avoir rien choisi, avant même d’avoir compris.

Et si nous marquions une halte ?

C’est ce que nous propose Frank Rose, journaliste au New York Times qui s’est arrêté sur l’apport des médias sociaux dans nos vies et plus exactement sur les nouveaux modes de narration.

Aujourd’hui nous pouvons dire qu’il y a eu un avant et un près Zuckerberg comme il y eut, un avant et un après Gutenberg.

Si l’imprimerie a donné naissance au roman, les médias sociaux ont donné vie à une nouvelle forme narrative. «Onze septembre 2001. Le monde entier est rivé à son poste de télévision. Les images apocalyptiques des tours en flammes nous parviennent à travers les yeux et les oreilles d’une poignée de professionnels des médias. Dix ans plus tard, la commémoration du dixième anniversaire du drame est toujours relayé par l’ensemble des médias de masse – journalistes, intellectuels et écrivains. Mais des millions d’autres voix les ont rejoints : Twitter, Facebook, sites et plates-formes fournissent une chambre d’écho infini à un désarroi qui désormais se partage et se réinvente collectivement ».

Aujourd’hui, chacun peut raconter une histoire, rapporter l’info mais aussi (et surtout) la partager. Nous sommes devenus tous acteurs de l’information. Avant seuls les médias de masse avaient cette capacité.  Avec facebook est née une autre façon d’informer, de nouvelles formes de récit.

Toutefois, le monde numérique n’a pas seulement modifié la réalité mais aussi la fiction. Aujourd’hui les deux s’interpénètrent et le cinéma en a été le déclencheur.

Un petit exemple s’impose. A la sortie de Batman en 2007, la réalité rejoint la fiction. Pour  faire la promo du film, des jeux à « réalités alternées » mêlant tour à tour réel et fictif ont été lancés.

Ceux qui ont participé au jeu se sont retrouvés dans la tourmente de l’histoire de Batman avant même la sortie du film. « L’opération gâteaux-téléphones a offert à des milliers de fans une plongée dans le récit bien avant la sortie du film ». C’est ainsi que le fan est devenu acteur, a tissé des liens avec les personnages avant même de les avoir vu au cinéma.

 

Plonger dans la fiction en utilisant la technologie

Nous sommes en train de vivre une véritable « révolution littéraire ».

Internet façonne notre langage, nos récits… et du coup notre façon de  voir, d’appréhender la réalité. Interactivité, détournement de la fiction au profit de la réalité (ou le contraire) sont autant  de nouvelles façons de raconter des histoires aujourd’hui. On est passé de la lecture et du simple spectateur à l’interactivité. Tout devient jeu avant même que l’histoire ne commence

Les personnages de fiction ont leur propre compte twitter, leurs pages facebook et communiquent. Ils peuvent nous parler sans quitter leur mystère et leur aura.  Nous avons franchi de nouvelles limites avec le fictif. « Nous ne consommons plus les histoires comme elles nous sont racontées ; nous les partageons les uns avec les autres”, précise Rose ce qui est tout à fait à l’air du collaboratif comme annoncé par l’économiste Jeremy Rifkin dans son livre : La troisième révolution industrielle.

Mais que recherchons-nous exactement ? De l’émotion bien sûr. Une émotion que nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir fabriquer. A quoi tout cela sert-il ? se demande le célèbre auteur de science fiction  Philip K. Dick « dans ce que j’écris, je demande : qu’est-ce qui est réel ? Parce qu’on nous bombarde de pseudo réalités fabriquées par des gens au moyen de mécanismes électroniques très sophistiqués. Je ne me méfie pas de leurs motivations, je me méfie de leurs pouvoirs ». Le mot est lâché. Il s’agit bel et bien d’une prise de pouvoir !

Les fabricants des jeux vidéo l’ont bien compris. En très peu de temps, les produits de divertissement immersifs se sont transformés en addiction et en modes sophistiqués de stimulation d’émotion. Bien plus qu’à la lecture d’un livre, le monde de l’immersion interactive fabrique non seulement des histoires mais propose au joueur de faire partie de l’histoire.  

Des films comme Avatar de James Cameron, Lost de Carlton Cuse ou le nouveau Batman n’appartiennent plus à leurs créateurs mais aux fans. Le jeu est pervers et à double tranchant. La question est : comment maintenir le fan en haleine tout en lui donnant un rôle dans l’histoire ? Qui fabrique la fiction au final ? La narration est-elle si contrôlée que ça ? L’exemple de Lost est, à ce propos, édifiant.  Les spectateurs sont ambivalents concernant le rôle qu’ils souhaitent avoir. La question qui revient le plus souvent aux oreilles des producteurs est : « Dans quelle mesure tout cela a été prévu à l’avance ? » « les fans voudraient que nous ayons tout planifié, explique Lindorf (auteur de Lostmais ils veulent aussi avoir leur mot à dire. Ils ne peuvent pas avoir les deux ».

C’est désormais dans cette zone  d’ombre que se situe le spectateur : entre fiction et réalité. Les frontières sont de plus en plus minces. Vont-elles un jour disparaître ?

Le film de Christopher Nolan, Inception résume au mieux ce propos. Le héros, campé par Léonardo Di Caprio est averti par une toupie qui tourne qu’il est toujours dans le monde des rêves. « Aujourd’hui, il est encore impossible  de dire à quel point ces mondes-histoires que nous construisons –Avatar, tron, le holodeck- deviendront réellement immersifs. Mais si un jour nous perdons le fil, une toupie sera très utile » conclut l’auteur.

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah

 

Frank Rose

Buzz

Avatar, Lost, GTA : Le monde de demain est déjà là !

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Monvoison,

348 pages, 20 €


Haro sur les paradis fiscaux

Haro sur les paradis fiscaux

Auteur : Gabriel Zucman

Gabriel Zucman propose une estimation du coût de l’évasion fiscale et du gouffre dans les comptes des Etats et donne des pistes pour lutter contre ce fléau.

« Les paradis fiscaux peuvent être vaincus, non pas en fermant les frontières, mais en remettant les questions fiscales au cœur des politiques commerciales », assure Gabriel Zucman. Le chercheur, professeur à la London School of Economics et à l’Université de Berkeley, propose une enquête inédite sur ces pays dont la politique de secret bancaire est au cœur de la crise financière, budgétaire et démocratique, notamment en Europe. Pour la première fois, il propose une évaluation chiffrée des pertes qu’ils génèrent – ce qui n’avait jamais été fait à cause de « l’impression de mystère » qui entoure le monde de la finance, malgré la simplicité de la plupart des montages, et de la rareté des études universitaires sur ce sujet liées au « mépris relatif dans lequel ont traditionnellement été tenues les questions d’économie appliquée au sein de la discipline, au profit des spéculations purement théoriques ». Statistiques à l’appui (résultats publiés par la Banque des règlements internationaux et les banques centrales nationales, encours mondiaux des billets de 100 dollars et 500 euros…), Gabriel Zucman traque les anomalies (plus de passifs enregistrés que d’actifs), refait le compte et présente ses conclusions.[1]

Environ 8 % du patrimoine financier des ménages au niveau mondial serait détenu dans les paradis fiscaux, soit près de 5 800 milliards d’euros. « A titre de comparaison, la dette extérieure nette de la Grèce est de 230 milliards ». En 2013, les dépôts bancaires cachés s’élevaient à 1 000 milliards d’euros et 4 800 milliards d’euros étaient investis dans les actions, obligations et Sociétés d’investissement à capital variable (Sicav) internationales. « Les paradis fiscaux ne se sont jamais aussi bien portés qu’aujourd’hui », conclut-il, et le secret bancaire est loin d’être mort… Le deuxième volet de son estimation concerne les pertes de recettes fiscales. « La fraude des ultra-riches coûte chaque année 130 milliards d’euros aux Etats du monde entier » : 80 milliards de fraude à l’impôt sur les revenus (intérêts et dividendes), 45 milliards de fraude à l’impôt sur les successions et 5 milliards de fraude à l’impôt sur la fortune – sans les pertes provenant d’activités illégales et « les coûts de l’optimisation fiscale des multinationales ». Ce qui est sûr, c’est que les Etats, qui ont réduit les impôts du capital, des successions et des fortunes en espérant freiner la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux, « se voient infliger une double peine : ils payent le prix de la fraude, mais récoltent de surcroît moins d’impôts sur les patrimoines non dissimulés ». La France en est une des grandes victimes, avec une fraude de 50 milliards d’euros en 2013, générant des pertes de 17 milliards, soit près d’1 % de son PIB. L’Afrique est « l’économie la plus frappée par l’évasion fiscale », avec 120 milliards d’euros détenus en Suisse, « soit davantage que les Etats-Unis, pays dont le PIB est pourtant sept fois plus élevé » : les conséquences sont donc encore plus graves pour elle que pour les pays riches.

« Îles Vierges-Suisse-Luxembourg : voilà le trio infernal aujourd’hui au cœur de l’évasion fiscale européenne », dénonce Gabriel Zucman, qui retrace l’histoire de la finance offshore et dénonce les déséquilibres flagrants : la Suisse, à peine 0,1 % de la population mondiale, détenait en 1974 un tiers de toutes les actions américaines ; le Luxembourg, 500 000 habitants, est le 2e pays derrière les Etats-Unis à abriter des Sicav et Organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM)… La clef de voûte de ce système est évidemment le secret bancaire, qui « n’est rien d’autre qu’une forme déguisée de subvention qui offre aux banques offshore la possibilité de spolier les gouvernements voisins. » Or, « d’après les règles mêmes de l’OMC, les pays qui en sont victimes sont en droit d’imposer des représailles égales au préjudice qu’ils subissent ».

 

Pour un cadastre financier du monde

Lutter contre cette fraude est donc une urgence. Gabriel Zucman juge inefficaces les politiques adoptées : échange à la demande, loi américaine dite Fatca, directive épargne ne concernant que les intérêts (et pas les dividendes, alors que 80 % des sommes sont des placements financiers)… un « marché de dupes ». Il préconise la contrainte, les vérifications et des sanctions. Il propose d’abord la création d’un « registre mondial des titres financiers indiquant sur une base nominative qui possède chaque action et chaque obligation », doublé de l’échange automatique et international d’informations entre les banques et le fisc. En cas de fraude, il réclame des sanctions commerciales coordonnées : « Les paradis fiscaux ont beau être des géants financiers, ce sont dans l’ensemble des nains économiques et politiques. Tous dépendent massivement de leur commerce. C’est leur faiblesse ; c’est par là qu’il faut les contraindre ». Si la France, l’Allemagne et l’Italie imposent conjointement des droits de douane de 30 % sur les biens qu’ils importent de Suisse, ils peuvent la contraindre à abandonner son secret bancaire. Assez vite, puisqu’il « rapporte à la Suisse beaucoup moins que ce qu’il coûte aux pays qui en sont victimes » : pas plus de 15 milliards d’euros par an, 3 % de son PIB. Quant au Luxembourg, qui pratique le commerce de souveraineté en vendant aux multinationales le droit de décider de leurs propres taux d’imposition, Gabriel Zucman envisage son exclusion de l’Union européenne : « Si le Luxembourg n’est plus une nation, il n’a plus sa place dans l’Union européenne. […] Rien dans les traités, dans l’esprit de la construction européenne ou dans la raison démocratique ne justifie qu’une plateforme hors sol pour l’industrie financière mondiale ait une voix égale à celle des autres pays ». Enfin, il réclame la création d’un « impôt global sur le capital financier » prélevé à la source pour lutter contre l’opacité financière. Il faut « taxer les profits globaux des multinationales, et non, comme aujourd’hui, leurs profits pays par pays, car ces derniers sont manipulés par des armées d’experts comptables. Le nouvel impôt rapporterait au niveau mondial 30 % de plus que l’ancien, essentiellement au profit des grands pays d’Europe et des Etats-Unis, où les rois de l’optimisation fiscale, les Google, Apple et Amazon, font l’essentiel de leurs ventes mais ne payent rien ou presque ». Il y va de la souveraineté des Etats et de leur capacité à agir contre les inégalités. De la sauvegarde de la démocratie.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

La richesse cachée des nations, enquête sur les paradis fiscaux

Gabriel Zucman

Seuil, La République des idées, 128 p., 11,80 €

 

[1] Pour les détails, voir www.gabriel-zucman.eu/richesse-cachee.

 

Difficile décollage pour le Royaume

Difficile décollage pour le Royaume

Auteur : Abdelmalek Alaoui

Sous la direction de Bouchra Rahmouni Benhida l’Association marocaine d’intelligence économique -think tank généraliste - publie un ouvrage intitulé : Le Maroc stratégique.  Un livre qui expose un diagnostic global de la dynamique économique poursuivie par le pays ces dernières décennies.  

Les chercheurs analysent avec clarté les défaillances et les manques à gagner de l’économie marocaine. Un des points soulevés dans cette étude est le taux de croissance. Selon la banque mondiale ce dernier devrait atteindre les 6% pour lutter contre la grande pauvreté au Maroc. Les auteurs de ce livre proposent, en revanche, une croissance à deux chiffres (10%) pour pouvoir réaliser un véritable « décollage économique ». Ce qui est selon leurs estimations tout à fait jouable  sur une décennie. Mais beaucoup d’efforts et de réalisations restent à faire !

Le groupe de réflexion s’est concentré, par ailleurs, sur la période : 1999-2009. Première décennie du règne de roi Mohamed VI. Mais pour mieux comprendre le contexte actuel, un retour aux années soixante s’avère utile. La mise en perspective des performances de l’économie marocaine sur la période : 1960-2010 nous permet de constater une accélération de la croissance du PIB pendant les deux dernières décennies par rapport aux trois précédentes. « Ce qui pourrait laisser penser que le Maroc est bien entré dans une dynamique d’émergence ». Mais les auteurs de cette étude restent prudents. « Une analyse plus fine de cette sous-période est nécessaire avant d’en tirer les conclusions. De plus avec 4% par an de croissance du revenu par habitant, le niveau atteint reste encore insuffisant ». A titre d’exemple, des pays émergents telle la Corée du Sud ou Taïwan sont entre 6 et 7%  et nous sommes loin du compte.

Un des problèmes majeurs du Maroc est le règne de l’informel qui se situe tout autant au niveau microéconomique que macroéconomique. Les causes du premier seraient imputées aux charges patronales trop lourdes (selon les entreprises) et dissuasives. Ce qui les pousse à ne pas déclarer leurs activités. Quant aux raisons macroéconomiques, elles sont dues à l’insuffisance de création d’emplois dans le secteur formel. Ce qui constitue un frein à la dynamique économique du pays. Cela se traduit par ailleurs, par l’incapacité à évaluer des revenus. Selon une étude du HCP, (conduite en 2007), « 2,2 millions d’actifs au Maroc travaillent dans le secteur de l’informel, générant 14% du PIB.    Cela représente 37% de l’emploi non agricole total.

Selon une autre étude de la banque mondiale, il s’agit de 80%. Rien qu’à cet écart d’appréciation, on se rend compte de l’ampleur du drame !

Par ailleurs, l’économie marocaine est à la fois dépendante du secteur primaire et en voie de « tertiarisation ». Si l’on revient sur les deux décennies précédentes (ce qui coïncide avec le lancement de réformes structurelles), l’économie marocaine reste toujours tributaire du secteur agricole « tout en connaissant une tertiarisation rapide, si ce n’est précoce ». Toutefois le pays n’a pas réussi une industrialisation massive, à l’instar d’autres pays émergents, comme la Thaïlande ou la Malaisie. A terme « le pays risque de tomber dans une trappe à revenu intermédiaire (middle income trap) se traduisant par un ralentissement de la croissance et un blocage des indicateurs de développement ». 

 

Ce qui tire vers le bas

Vu par la lorgnette sociale, le défi est le même. « Bien que des progrès aient été accomplis depuis l’indépendance, le Maroc possède un indice de développement humain (IDH) de 0,582, ce qui place le Maroc au 130ème rang mondial sur 186 pays ».

Mis à part un taux de mortalité élevé, un revenu brut par habitant assez bas…etc…le taux de scolarisation n’a pas évolué et les répercussions de cette stagnation sont lourdes de conséquences. En résonnance à ce déficit, le secteur de l’emploi creuse davantage les inégalités entre les hommes et les femmes. « Ces dernières ne participent qu’à hauteur de 26 % au marché  du travail contre 80% pour les hommes »

Autre douleur que porte le Maroc dans sa chaire comme une gangrène, la corruption. Selon Transparency international, le royaume est classé 85ème sur 178 pays étudiés. « La corruption reste répandue dans le secteur public qui est le premier investisseur du Royaume. La lutte contre la corruption ne peut se décréter. Elle nécessite surtout un cadre de transparence où les marchés sont attribués suivant un processus public et où chacun peut dénoncer les manquements aux règles. En d’autres termes, elle suppose des contre-pouvoirs forts ».

Le livre termine sur une analyse de la directrice des travaux Bouchra Rahmouni Benhida. Un texte optimiste et réaliste à la fois. Une fine analyse de la chercheuse permet de remettre les choses à leur place.

Si elle revient sur les grands chantiers et les réalisations du pays, elle explique bien la trajectoire du développement, qui ne vient pas de la classe politique mais de l’institution monarchique. Les changements non pas radicaux mais graduels de la société marocaine viennent du haut (top-down) comme tel a été le cas pour projet : Instance équité et réconciliation ou encore la réforme du code du statut personnel.

Le second mouvement est intéressant à analyser. Il s’agit du bottom-up et « a démarré au milieu des années 2000 avec la montée de l’action revendicatrice issue des médias et  de la société civile, jusqu’à l’arrivée du mouvement du 20 février à la suite du déclenchement des révolutions arabes ». En clair, le Maroc avance vers la croissance mais les objectifs sont loin d’être atteints. Le pays devrait se concentrer davantage sur le

renforcement de ses atouts économiques et sociaux. Le plus urgent selon les chercheurs semble « la refonte de la chaîne administrative pour mettre en place des réformes structurelles ».

Pour cela il faudrait se focaliser davantage sur l’Humain, l’Institution et la Région. 

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah

 

Le Maroc stratégique

 

Préface Abdelmalek Alaoui

Casa Express édition

204 pages.

100 DH.

 

 


Troisième révolution industrielle en cours

Troisième révolution industrielle en cours

Auteur : Christian Saint-Etienne

Pour Christian Saint-Etienne, l’âge industriel n’est pas terminé, mais est en pleine mutation.

« Il faut rompre, après quinze ans d’errements, avec la vision fausse d’un monde postindustriel alors qu’il est hyperindustriel », clame l’économiste français Christian Saint-Etienne. Ce professeur d’économie industrielle au Conservatoire national des Arts et Métiers, qui a également été économiste au Fonds monétaire international puis administrateur à l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), estime en effet que la troisième révolution industrielle est en cours : celle de l’électronique et de l’informatique, qui ont apporté d’importantes mutations technologiques. Si celles-ci sont un fait, l’économie adéquate reste encore à mettre en place. C’est ce qu’il appelle l’iconomie entrepreneuriale, dont il donne la définition suivante – hélas au bout d’une cinquantaine de pages : « Nouveau système technique issu de la troisième révolution industrielle en cours, l’iconomie entrepreneuriale – i comme intelligence, informatique, Internet et innovation – est le fruit de trois nouvelles formes de production et de distribution :

  • l’économie de l’informatique, d’Internet et des logiciels en réseau, qui s’appuie sur les progrès foudroyants de la microélectronique ;
  • l’économie entrepreneuriale de l’innovation ;
  • l’industrie des effets utiles, qui n’est elle-même concevable qu’en faisant appel aux nouvelles technologies informatiques et de communication permettant de créer des assemblages de biens et services gérés en temps réel par de puissants logiciels en interaction avec le client. »

La première « favorise toutes les formes d’innovation qui permettent à de jeunes entreprises innovantes de créer de nouveaux segments de marché par une utilisation optimale de l’informatique et des réseaux ». La seconde est inextricablement liée aux NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, technologies de l’Information et de la communication, technologies Cognitives). La troisième débouche sur une « économie servicielle » où les relations entre producteurs et consommateurs sont construites « soit sur des assemblagesde biens et de services (achat d’un téléphone intelligent, avec un abonnement et la possibilité de  charger des applications), soit sur l’achat de services sans possession du produit d’usage (une voiture qui vous est réservée à l’endroit et au moment choisi) », où Christian Saint-Etienne voit un modèle de « croissance durable ».

Cette troisième révolution industrielle est une « révolution de l’intelligence » appelée à bouleverser les structures économiques et politiques et à « déconstruire les systèmes massifiés et hiérarchisés ». Le pouvoir appartient désormais à « ceux qui dominent les logiciels en réseau réorganisant chaque secteur économique ». Désormais, la « mise en réseau des intelligences » permet une innovation en continu. Du coup, « le « cerveau d’œuvre » remplace la main-d’œuvre comme facteur de production clé ». Au système hiérarchique sur le modèle fordien s’est substitué, dès le début des années 1980 et de façon plus générale au début des années 2000, selon Christian Saint-Etienne, un modèle relationnel : « les liaisons horizontales deviennent plus productives par échange entre pairs s’exprimant librement et avec des compétences techniques directement opérationnelles conduisant à des échanges riches en informations et en significations partagées. Alors que les liaisons verticales, qu’elles soient descendantes ou ascendantes, sont formelles et manipulées pour produire des actions servant des intérêts précis, ce qui donne des échanges pauvres en signification partagée ».

 

Monde hyperindustriel

Pour l’auteur, qui relaie les thèses de la droite libérale, cette « iconomie entrepreneuriale », qui concerne tous les secteurs de l’économie,suppose des réformes politiques en profondeur. Il appelle de ses vœux un nouveau contrat social tenant compte de l’intrication entre mérite individuel et mérite collectif, une restructuration de l’organisation des territoires pour favoriser la « métropolisation de la croissance », arguant que la recherche de haut niveau est très concentrée – ce qui suppose l’« optimisation conjointe des systèmes de transport et d’information des habitants de la ville et des systèmes de recherche et de financement dans le cadre d’une économie de l’innovation ». Il souhaite une réforme du système éducatif pour encourager l’innovation, faire « des acteurs responsables du monde futur » plutôtque ce qu’il qualifie péjorativement de « spectateurs critiques »– ce qui ne manque pas de susciter des interrogations. Il prône la régulation de l’activité bancaire et le passage « de la finance débridée à la finance entrepreneuriale » au service des entreprises innovantes. Bref, il appelle à « fonder la stratégie de réindustrialisation française sur les logiciels en réseau et sur la remontée des taux de profit du secteur productif. »

Le livre est en fait une attaque en règle contre la politique française, que Christian Saint-Etienne accuse de « tourner le dos » à l’iconomie entrepreneuriale, mais aussi contre l’Europe, puisqu’il regrette que l’institution de la zone euro lors du traité de Maastricht en 1992 se soit fait « sans gouvernement économique, sans budget propre à la zone et sans coordination fiscale et sociale ». Fasciné par « l’agilité coopérative » du modèle anglo-saxon, il s’en prend violemment aux politiques sociales et fiscales françaises. Ses propositions de « choc institutionnel » sont sans équivoque sur son engagement droitier : « hausse du temps de travail pour maintenir le pouvoir d’achat des travailleurs » au mépris de décennies de luttes sociales, plafonnement de l’actionnariat salarié à 15 à 18%... Quant à l’abandon, dans la Constitution,du principe de précaution « au bénéfice du principe de responsabilité », il laisse songeur… Abusant de tournures alarmistes du type « nous n’avons pas le choix de rester en dehors de la mutation en cours », Christian Saint-Etienne élude de nombreuses questions : quid du droit du travail pour les basses compétences ? quid des rémunérations et du temps exigé des « cerveaux » dans des multinationales ? comment établir des relations égalitaires quand l’accès aux finances ne l’est pas ? Quid enfin de l’Etat et de l’intérêt général ?

 

Par : Kenza Sefrioui

 

 

L’Iconomie pour sortir de la crise

Christian Saint-Etienne

Odile Jacob, 176 p., 18,90 €


Rapport du CESE sur les soins de santé de base

Rapport du CESE sur les soins de santé de base

Auteur : Bachir Znagui

Le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) a présenté en automne  2013 au chef du gouvernement  son rapport sur les soins de base de santé au Maroc. Celui-ci faisait suite à une  saisine du chef du gouvernement en novembre 2012, pour « évaluer la situation actuelle de l’accès des citoyennes et des citoyens aux prestations de soins de santé de base dans les milieux urbain et rural, en termes de qualité, de coût et de modalités de financement, et élaborer des recommandations opérationnelles permettant d’étendre la couverture médicale dans notre pays dans la perspective d’une couverture universelle ». Document riche en informations du fait qu’il a procédé à un travail analytique de toutes les études et analyses existantes, tant dans le contexte gouvernemental que dans le cadre de la société civile ou des organisations internationales. Ce document a exploré les caractéristiques de l’offre de soins de santé de base,  la question d’accès des citoyens à ces soins, les dépenses  de santé des marocains, leur  financement, et a formulé enfin ses recommandations .

Le rapport a rappelé l’engagement du Maroc à atteindre, dès 2015, les huit Objectifs du millénaire pour le développement, dont trois sont relatifs à la santé : réduire la mortalité infantile, améliorer la santé maternelle, et combattre le VIH/SIDA, le paludisme et d’autres maladies. Il a également cité le rapport de l’OMS en 2010, qui a été consacré au financement des systèmes de santé et à la couverture universelle. Pour l’OMS le fait de se rapprocher de la couverture universelle n’est pas le privilège des pays à revenu élevé. Ainsi, le Brésil, le Chili, la Chine, le Mexique, le Rwanda et la Thaïlande ont récemment fait des progrès importants vers la couverture médicale universelle.

 

Des structures sous-équipées et mal utilisées

Quelle situation prévaut au Maroc ? Le réseau des établissements SSB est complètement déconnecté du réseau hospitalier et dépend dans chaque province (ou préfecture) du Service de l’infrastructure et des actions ambulatoires provinciales (ou préfectorales), le SIAAP. Ce réseau est constitué de 2 689 établissements de soins de santé de base (ESSB) dont 72% sont implantés en milieu rural (audition du ministre de la Santé). 143 centres de santé sont actuellement fermés, et un certain nombre sont très peu fréquentés.

L’étude de cas menée par l’ONDH montre que les patients enquêtés dans les régions de Figuig, Salé et Azilal consultent presque à part égale les médecins du public et du privé ; elle  relève que «l’insuffisance de qualité des services offerts, d’accessibilité physique et financière sont les causes essentielles de cette sous-utilisation des centres SSB ».

Le Maroc est l’un des 57 pays souffrant d’une pénurie aiguë en professionnels de santé avec un ratio de 1,86 pour 1 000 habitants.

La densité du personnel paramédical formé aux soins liés à l’accouchement est inférieure au seuil de 2,28 pour 1 000 habitants, défini comme seuil critique par l’OMS.

Le rapport constate que, lors des dix prochaines années, 24% des paramédicaux du public partiront à la retraite, ce qui représente environ 7 000 personnes.

Le ratio du nombre de médecins par habitant est de 6,2 médecins pour 10 000 habitants, loin derrière le Liban, la Jordanie, la Tunisie et l’Algérie. Le nombre de médecins exerçant au sein des établissements de soins de santé de base (ESSB) est d’environ 1 pour 10 000.

Paradoxalement, En 2011, le nombre de Marocains travaillant en France dans le domaine de la santé (médecins, chirurgiens, chirurgiens-dentistes, etc.), était estimé à plus de 5 000. Au 1er janvier 2013, la France compte 1 034 médecins marocains nouvellement inscrits au tableau de l’Ordre des médecins.

À la problématique de la pénurie globale des ressources humaines, s’ajoutent de grandes inégalités territoriales en matière d’offre de soins. Le ratio médecins/habitants va de un médecin pour 1 916 habitants à Casablanca, à un médecin pour 5 378 habitants dans la région Souss-Massa-Draa. Ce ratio est de 1 médecin pour 8 111 habitants en milieu urbain et de 1 pour 11 345 en milieu rural.

 

Des déséquilibres en répartition géographique et une image dévalorisée 

De même, la distribution du personnel paramédical, dont l’effectif s’élève à 30 572, employé à 85% par le secteur public, est très inégale entre les régions : de 0,54% dans la région d’El Gharb-Chrarda-Beni Hssen à 1,7% dans la région de Laâyoune-Boujdour-Sakia El Hamra.

Alors que le système de santé au Maroc a un énorme besoin de médecins généralistes, « aucun étudiant (ou presque) ne veut être généraliste, plusieurs généralistes souhaiteraient être spécialistes ». Les raisons invoquées sont notamment : la perception négative des soins de santé de base ; la non-reconnaissance de la médecine générale comme discipline spécifique ; la rémunération et le statut peu motivant ; l’absence de « niche » universitaire pour la médecine générale, la médecine de famille et communautaire. L’accès limité aux médicaments et aux plateaux techniques des centres de santé procèdent également de la démotivation des médecins généralistes appelés à y œuvrer.

Le système des ESSB est  ainsi un système de santé centralisé à l’excès, marqué par la corruption qui touche l’ensemble des dispositifs de prise en charge des patients selon des degrés variables : l’admission à 53%, les médicaments à 42%, les certificats à 41%, les consultations à 35% et le sang à 37%. Elle est plus concentrée dans les grandes agglomérations et dans les hôpitaux. À titre d’illustration, pour les médicaments, elle est de 35% dans un centre de santé et de 46% à l’hôpital ; pour les consultations, elle est de 29% dans un centre de santé et de 41% à l’hôpital. Du point de vue des patients, les expériences de corruption vécues mettent en jeu en premier lieu les infirmiers (63%), suivis par les médecins (16%) et les agents de sécurité (8%).

Le système actuel exprime de fortes disparités ; l’accessibilité aux soins de santé de base demeure ainsi très difficile pour près de 24% de la population résidant à plus de 10 km du premier ESSB.

L’accessibilité géographique révèle la pénalisation de l’enclavement en milieu rural ; l’accessibilité physique illustre  une loi non appliquée ; l’accessibilité socioculturelle démontre le handicap de l’analphabétisme. Quant à la qualité des soins, elle est perçue comme insuffisante par les concernés.

Des exemples déroutants sont présentés dans ce document. Ainsi,  pour améliorer la qualité du dépistage et du suivi des grossesses à risques, et lutter contre la mortalité maternelle, le ministère de la Santé a récemment (2010) équipé en mini analyseurs et en échographes plus de 300 centres de santé communaux avec module d’accouchement. Une partie seulement de ces automates fonctionnent à cause de l’absence de mesures adéquates accompagnatrices.

En 2011, 46 927 mariages de mineurs, concernant à 99% des filles, ont été autorisés par des juges, conduisant naturellement au risque de grossesses précoces.

La tuberculose : près de 28 000 nouveaux cas ont été notifiés en 2012, ce qui témoigne d’un relatif échec du programme de lutte contre cette maladie.

Une prévalence accrue de certaines maladies, en particulier l’obésité, l’hypertension artérielle, les maladies cardio-vasculaires, le diabète sucré, certains cancers… À titre d’exemple, entre 2001 et 2011, l’obésité a augmenté de 7,3% par an. 10,3 millions de Marocains adultes, dont 63,1% de femmes, sont en situation d’obésité ou de pré-obésité. Le diabète de type 2, de loin le plus fréquent (90% des diabètes), est une véritable épidémie.. La prévalence de l’hypertension artérielle (33,6%).

Au Maroc, les médicaments et biens médicaux représentent 32% des dépenses totales de santé, avec une dépense annuelle totale par habitant qui s’élève à 524 dirhams. Or le taux de pénétration du médicament générique au Maroc n’est actuellement que de 34% en officine et de 42% toute consommation confondue, ce qui reste faible comparé par exemple au taux de 70% atteint aux Etats-Unis.L’automédication représente plus de 40% de la consommation de médicaments.

 

Les dépenses totales de santé au Maroc représentent à peine 6,2% du PIB

Les dépenses totales de santé au Maroc représentent à peine 6,2% du PIB, soit un niveau inférieur à celui de la moyenne des 194 pays membres de l’OMS qui est de 6,5%. Elles sont aussi deux fois moindres qu’en Tunisie et six fois moindre qu’en Jordanie. De même, la dépense annuelle totale en santé par habitant, pour l’année 2012, était de l’ordre de 153 dollars américains au Maroc, alors qu’elle était de 302 dollars en moyenne dans les pays membres de l’OMS.

En déficit de moyens et de gouvernance, le système SSB se doit de revoir sa stratégie, le financement du RAMED devrait cibler prioritairement les ESSB, de manière à contribuer à leur amélioration et à l’augmentation de leur fréquentation. L’amélioration de la qualité des services des ESSB permettrait également dans ce cadre de drainer les financements de l’AMO. Dans ce tableau assez sombre, le rapport présente des recommandations pertinentes dont ci-dessous quelques exemples : ainsi le CESE appelle à Régionaliser et augmenter les capacités de formation et de recrutement ; réviser en profondeur le statut des médecins du secteur public ; intégrer le financement des ESSB au dispositif de la couverture médicale de base (CMB), afin d’augmenter leurs capacités de développement ; envisager à moyen terme la fusion des organismes gestionnaires de l’AMO dans une caisse unique, et y adjoindre à plus long terme le RAMED…

 

 

Rapport du CESE sur les soins de santé de base 2013

Par : Bachir Znagui


La trahison libérale

La trahison libérale

Auteur : Axel Kahn

Axel Kahn rappelle que l’un des courants premiers du libéralisme prône le bien commun.

Aujourd’hui, relève le généticien et chercheur français Axel Kahn, la crainte que les générations futures vivent moins bien que nous est en « rupture avec trois siècles d’optimisme du Progrès ». La faute au « règne presque sans partage des idées libérales », notamment des tendances qui ont rejeté l’idée que l’économie pouvait avoir une autre finalité que « son fonctionnement optimal ». Or « comment qualifier autrement qu’antihumanistes des actions qui ne font pas de l’épanouissement humain l’un de leurs objectifs », qui ne fixent aucune limite aux injustices et ne se donnent pas la peine de protéger la dignité humaine et l’environnement ? Pour Axel Kahn, il s’agit d’une trahison de ce qui fonde l’humanité : les échanges entre les hommes. Tout au long de l’histoire en effet, ces échanges n’ont jamais été isolés d’une réflexion sur leur sens, induisant des considérations non seulement économiques, mais éthiques, philosophiques et politiques, voire même religieuses. Dans un passionnant ouvrage abondamment documenté, Axel Kahn retrace, depuis l’apparition de la vie jusqu’à aujourd’hui, les étapes essentielles de l’édification des sociétés humaines : l’invention de la monnaie, l’apparition des cités commerçantes, la lettre de change, le taux d’intérêt… Il évoque les révolutions mentales et techniques, l’invention de la perspective, la découverte de l’Amérique, Darwin, les travaux de Max Weber, Marx, Adam Smith, Keynes, etc. et souligne l’inextricable contribution de la philosophie et des sciences à la réflexion sur les échanges économiques – tout en rappelant à quel point la question est politique. Aristote se posait « la question de la finalité de l’accumulation des biens » ; l’économie médiévale se méfiait de l’argent « en dehors de son usage utilitaire d’échange » ; il n’était pas question, jusqu’au XVIIe siècle, de dissocier la satisfaction des besoins individuels du bien commun. Or certains penseurs libéraux, pessimiste quant à la nature humaine, doutent qu’une sociétéd’êtres fondamentalement égoïstes soit capable de défendre l’intérêt général. De là, deux courants du libéralisme se distinguent et s’opposent : « celui pour lequel les vices privés conduisent à eux seuls aux vertus publiques et celui qui juge indispensable l’intervention d’un régulateur garant du bien commun ». Axel Kahn a évidemment choisi son camp.

 

Pas de démocratie sans régulation

L’Homme, le libéralisme et le bien commun est un livre à charge sur ce courant du libéralisme qui n’a retenu d’Adam Smith que l’auteurde Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), oubliant ses travaux de moraliste. Axel Kahn s’en prend en particulier à ces « nouveaux classiques », l’école néoclassique, l’école autrichienne, l’école monétariste, bref, à tous ceux qui contestent les analyses et les pratiques keynésiennes. Tous sont en effet « partisans du laissez-faire et de l’Etat minimal », ont une « foi robuste en la capacité autorégulatrice des marchés », jugent prioritaire, sur le plan politique, de « défendre les libertés individuelles contre la dictature de la majorité, même lorsque cette liberté se manifeste comme une cupidité insatiable dans laquelle ils perçoivent plus un moteur essentiel du développement qu’une menace pour la justice ». Leur mot d’ordre, emprunté aux physiocrates du XVIIIe siècle, est « Laissez passer ». Or, proteste Axel Kahn, « la vision d’une action par elle-même bienfaisante des marchés autonomes capables de transformer les vices privés en moteurs d’une société apaisée dont tout le monde pourrait bénéficier apparaît en somme bien faible sur le plan des idées et n’a jamais été vérifiée dans l’histoire ; c’est une fiction absolue ». Et de rappeler que leur politique des 3 D (dérèglementation, désintermédiation et décloisonnement) a eu « une lourde part de responsabilité dans les crises ultérieures, surtout celle de 2008 ». De plus, les penseurs de ces courants sont « des démocrates très conditionnels », plutôt méfiants vis-à-vis de la démocratie représentative. Milton Friedman, chef de file de l’école monétariste de Chicago et maître à penser des républicains américains, et ses émules, les Chicago Boys, sont proches de l’extrême droite et ont même soutenu le coup d’Etat contre Salvador Allende. Friedrich Hayek, très lu de Margaret Thatcher, considérait l’Etat providence « comme presque aussi dangereux que le communisme et le socialisme pour une société de libertés individuelles fondées sur le droit ». « La seule référence scientifique qu’accepte Hayek est la théorie darwinienne de l’évolution qui n’a aucun plan, aucun « dessein intelligent », mais se contente de sélectionner après coup ce qui est apparu et fonctionne », d’où le fait qu’il accorde « une importance majeure aux solutions et équilibres que la tradition, manifestation de la sélection naturelle dans le champ social, a établis ». Dans leur sillage, l’anarcho-capitalisme, défendu par David Friedman, fils de Milton. S’éloignant des penseurs comme Locke, Montesquieu ou Tocqueville, ils envisagent « une situation inédite du libéralisme économique sans réel libéralisme politique » : Parti communiste chinois ou Pinochet, qu’importe le régime, les violations des droits humains et le non respect de l’environnement, pourvu qu’un pays soit ouvert au marché. En ligne de mire, c’est la « capacité autocorrectrice » des sociétés libérales qui est abandonnée. Or, sans projet collectif, pas d’astronomie, de recherche fondamentale, d’études médicales sur les maladies affectant les pauvres… Pour Axel Kahn, « la déconnexion presque totale entre une économie dépendant seulement des mécanismes de marché et la poursuite du bien commun – laissé au mieux à la charge de processus démocratiques auxquels on dénie les moyens de leurs actions – est incompatible avec tout système satisfaisant pour les citoyens et, de ce fait, durable. » Il y va du succès durable de tout système économique. Et pour ce faire, un régulateur est absolument indispensable. « A nous de jouer ».

 

Par : Kenza Sefrioui

 

L’Homme, le libéralisme et le bien commun

Axel Kahn

Stock, 208 p., 18 €


La croissance oui , mais laquelle ?

La croissance oui , mais laquelle ?

Auteur : Joseph E. Stiglitz

Dans un langage simple et accessible, le prix Nobel de l’économie Joseph E. Stiglitz nous livre, Le prix de l’inégalité et ce n’est pas celui que l’on croit !

Ce livre d’économie est construit comme une chronique politique. Le récit commence par un retour sur les révolutions arabes, l’indignation des peuples et l’expansion des soulèvements populaires. Ce sentiment d’iniquité et d’injustice partagé par la majorité ne se restreint pas à ces quelques zones géographiques. En Espagne « Los indignados » font écho à  Occupy Wall street aux Etats-Unis…Partout dans le monde, des voix résonnent pour dénoncer les injustices sociales. Pour l’économiste, tous ces mouvements se rejoignent et notre système actuel est arrivé à épuisement.  

Aux Etats unis, le mouvement s’est agrandi et a choisi pour nom : Les 99 %, en référence à un article de Stiglitz « Du 1%, pour le 1%, par le 1% ».

D’Orient en Occident, le monde vit la même crise. « Les marchés ne fonctionnent pas comme ils sont censés le faire, puisqu’ils ne sont à l’évidence ni efficaces, ni stables, le système politique ne corrige pas les échecs du marché ; et les systèmes économiques et politiques sont fondamentalement injustes ».

Ceci-dit, même lorsque les marchés sont stables, le problème n’est pas résolu pour autant : le système est foncièrement inégal. C’est la crise financière qui en a fait la démonstration. La facilité avec laquelle les banquiers s’en sont sortis et la difficulté des populations à vivre a été le point de départ d’une remise en question du système en place.

Mais la crise est-elle financière ? Ou que financière ? Absolument pas. Nous vivons d’abord une crise de valeurs. « Dans le secteur financier et dans bien d’autres secteurs, la boussole éthique de très nombreux professionnels s’est déréglée. Quand le changement des normes d’une société fait perdre leur cap moral à tant de gens, cela en dit long sur cette société », commente l’auteur.

Par ailleurs nous savons que même lorsqu’il y a croissance, elle ne profite pas à tout le monde. Nous n’avons qu’à voir le taux de chômage aux quatre coins de la planète, que ce soit aux Etats-Unis, en Europe ou dans les pays arabes. Seuls les privilégiés (les 1%) continuent d’en profiter. La majorité des peuples continue à vivre dans la pauvreté.

Ce qui pause problème aujourd’hui n’est pas l’offre mais la demande et plus exactement l’insuffisance de la demande. Stiglitz  inverse le problème : « Quand la demande globale sera suffisante pour que nos ressources soient pleinement utilisées –ce qui remettra l’Amérique au travail- l’offre va compter. C’est l’offre et non la demande qui sera alors la contrainte  ».

Il propose  par ailleurs d’augmenter les impôts pour les entreprises qui n’investissent pas et de les diminuer pour celles qui en font au lieu de la diminution d’impôts pour tous. Pour le prix Nobel de l’économie le challenge n’est pas de rétablir la croissance mais de savoir quel type de croissance à rétablir.

 

Au pays de l’inégalité, le banquier est roi

Dans ce monde où l’inégalité règne en maître absolu, il y a « sous investissement dans le bon fonctionnement de notre démocratie » et les conséquences sont graves. La politique est indexée. Tous nos maux viennent de là.  Le financement des campagnes électorales en est une des preuves les plus flagrantes. 

Repenser ce système semble urgent et nécessaire. Il est en effet, essentiel et vital pour les démocraties de limiter le rôle et l’ampleur des entreprises dans les financements des campagnes présidentielles.

Autre proposition de l’auteur : remodeler les forces du marché à partir d’un nouveau modèle politique. L’équation est simple, en voici une démonstration : « Les 99% pourraient  prendre conscience qu’ils ont été dupés par les 1%, que ce qui est dans l’intérêt du 1% n’est pas dans leur intérêt. Le 1% a travaillé dur pour convaincre la société qu’un autre monde n’est pas possible ».

Ce qui justifie le diktat des 1% a souvent été le célèbre : On gagne plus quand on apporte plus à la société. On a bien vu grâce à la crise des subprime que cela ne se justifie absolument pas et que ceux qui ont ruiné les Américains avec des prêts hypothétiques s’en sont sortis avec le plus d’argent. De toute évidence, les arguments de l’inégalité sont multiples et on la peau dure.

La financiarisation de l’économie, c’est-à-dire la croissance de la part du secteur financier dans le revenu total d’un pays a augmenté la part d’inégalité. Il devient aujourd’hui indispensable de régulariser les banques, de poser des lignes rouges, de limiter les prêts prédateurs, fermer les paradis fiscaux offshore, rendre les banques plus transparentes… en clair, arrêtez les excès. Tout le monde connaît les conséquences de ces pratiques et pourtant, elles continuent d’exister. « Nous avons vu les distorsions que la déréglementation et les subventions cachées et ouvertes de l’Etat ont infligées à l’économie : Elles ont élargi le secteur financier, mais aussi ses capacités à transférer l’argent de bas en haut. Inutile de connaître le pourcentage précis d’inégalité qu’il convient d’attribuer à la financiarisation pour comprendre qu’il faut changer de politique ».

Pour faire face à la crise, les politiques macroéconomiques et monétaires ont soutenu le principe d’inégalité. Le modèle qu’on nous a toujours vendu n’a plus lieu d’être. Aujourd’hui, ce n’est plus aux politiques de décider. Il est grand temps que les  99% prennent les choses en main et s’imposent dans le système.  

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah

 

Joseph E. Stiglitz

Prix Nobel d’économie

LLL Les liens qui libèrent

509 pages, 250 DH 


Le judaïsme en Méditerranée entre nostalgie et lucidité

Le judaïsme en Méditerranée entre nostalgie et lucidité

Auteur : Leila Sebbar

Trente quatre récits, trente quatre enfants juifs méditerranéens racontent leurs histoires en terre musulmane.Le judaïsme en Méditerranée entre nostalgie et lucidité

Si certains auteurs sont connus, d’autres le sont moins. Mais il ne s’agit pas dans ce recueil de  notoriété mais seulement de mise à nue des souvenirs. Il est question des seules vérités inconstatables : celles de l’enfance. On y retrouve de la nostalgie, de l’incompréhension souvent mais de la lucidité aussi. Cet ensemble de textes raconte des expériences individuelles et prend racine dans l’Histoire.

Parcourant le bassin méditerranéen, de la Turquie jusqu’au en occident musulman, Leila Sebbar l’auteure franco-algérienne a recueilli ces récits. L’écrivaine ne semble toujours pas guérie de ses propres blessures. L’auteure de, Une enfance d'ailleursUne enfance algérienneUne enfance d'outremerUne enfance corse et Enfances tunisiennes continue d’explorer cet univers de la première lecture du monde, les premiers émois.   

En faisant appel à des souvenirs d’enfance, elle réveille de vieux démons : ceux de l’exile, de la guerre, du communautarisme. Mais aussi les joies de l’insouciance, du partage et de la liberté.

Pour Lucette Heller- Goldenberg la marrakchi sa naissance au Maroc l’a sauvé de la folie des hommes. Dès les premières pages elle livre son sentiment « Je suis née en 1942 à Marrakech. Le lieu de ma naissance m’a protégé. Si j’étais venue au monde en Europe, j’aurais peut être fini comme ma grand mère Lisa Goldenberg-Goldensweig, à Auschwitz ». Autre témoin de ce Maroc où il fait bon vivre, André d’Azoulay qui raconte Essaouira dans les années 50 lorsque juifs et musulmans fêtaient la mimouna sans  faire fi des appartenances religieuses des uns et des autres.

L’historien Benjamin Stora, quant à lui, reste très lucide en évoquant ses souvenirs d’enfance dans son texte intitulé, Le hammam et après… « Quoi qu’en dise - avertit l’auteur- A Constantine comme ailleurs, c’est la séparation communautaire, presque étanche, qui prévalait (...) je n’ai aucun souvenir d’un Musulman à notre table, ni d’un Juif à celle d’une famille musulmane. Il n’y avait guère d’échange dans la sphère privée. Et guère de mixité à l’école publique Diderot ».

L’auteur et historien bat en brèche les récits nostalgiques que la mémoire constantinoise voulut sauvegarder de cette totale harmonie entre Juifs et Musulmans.

Pas d’illusions pour Stora qui déjà enfant regardait le monde avec lucidité.

 

La langue comme ascension sociale

Dans ces récits de l’enfance, la langue ou les langues reviennent comme un leitmotiv. La langue sépare et rassemble parfois. Le français est vécu comme langue du colonisateur pour certains et langue d’émancipation pour les autres. Les autres ce sont les Juifs d’Algérie ou du Maroc. Pour l’Algéroise Joëlle Bahloul, le français était « la langue qu’il nous fallait parfaitement maîtriser pour témoigner de notre entière appartenance à la nation française. L’arabe ou le judéo-arabe était la langue de nos grands parents, la langue du passé que nos parents voulaient oublier et ne désiraient pas nous transmettre. Le français était celle de notre réussite obligé. Mon père avait concentré cette équation historique sur ma performance en dictée ».

Mais il ne faut pas perdre de vue que le statut des Juifs algériens était différent de celui des autres pays. De tout temps, les Juifs vécurent en tant que dhimmis ou protégés en terre musulmane. En Algérie ils devinrent citoyens français à partir de 1870 grâce au décret Crémieux, ce qui n’était pas le cas au Maroc et en Tunisie.

Ce fut le premier clivage communautaire ce qui a donné lieu par ailleurs, à l’insurrection de 1871.

En Tunisie, le contexte était différent mais le poids de la langue française semble le même.

« Ainsi suis-je né à la langue française dans l’oubli programmé de l’arabe » raconte Hubert Haddad dans un très beau texte intitulé : D’ailes et d’empruntes dont il serait regrettable de ne pas citer quelques passages «  La clé du vent, le vent la perd. Il n’y a pas d’identité bien ancré ; on naît chrétien juif ou musulman comme l’eau du ciel dans le fleuve ou la mer. La seule image qui demeure pour moi, c’est la silhouette du djebel Boukorine à travers les vapeurs bleues du golf de Carthage si semblable au Vésuve dans la baie de Naples. L’enfance est un volcan qui peu à peu vous recouvre de cendres tremblées de l’oubli », résume admirablement l’auteur.

C’est un monde bien plus ouvert que nous propose Rita Rachel Cohen dans son récit  Jo et Rita. Dans un style très fluide, très à l’égyptienne entrecoupé de mots en arabe et en hébreu, de sandwichs aux fèves, de pates d’abricot et de chants des gitanes au bord du Nil... l’Egypte des années 50, c’est aussi un pays polyglotte. Alexandrie en fut l’expression vivante. On pouvait y parler plusieurs langues dans la même phrase. « Lorsque mon père recevait à la maison, alors c’était les blagues, la poésie en égyptien, le raffinement en français, le dessous des langues en petit comité et à petite dose en araméen avec un zeste libano-syrien, un mot turc. Au téléphone avec ses collègues de bureau, il parlait parfois anglais ». De la diversité culturelle comme on en rêve aujourd’hui !

D’Istanbul à Alger, de Constantine à Casablanca, d’Alexandrie à Monastir les récits se croisent, déplacent les lignes, convergent et s’éloignent. Chaque histoire est unique mais elles portent toutes les blessures de l’exil et une époque tourmentée par les guerres.

Ces textes furent publiés pour la première fois chez Bleu Autour, un petit éditeur d'Auvergne et réédité au Maroc grâce aux éditions La Croisée des chemins.

Des récits contraires, comme l’histoire tourmentée du siècle dernier.  A découvrir.  

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah

 

Une enfance juive en méditerranée musulmane

Textes inédits recueillis par Leila Sebbar

Editions : La croisée des chemins

100 DH

365 pages


Le développement de plateformes de financement participatif (crowdfunding) constitue un marché potentiel estimé en milliards de dollars et peut déboucher sur un nouveau contrat social.

Le développement de plateformes de financement participatif (crowdfunding) constitue un marché potentiel estimé en milliards de dollars et peut déboucher sur un nouveau contrat social.

Auteur : Vincent Ricordeau

Kiva, Sellaband, Lending, Indiegogo, Kickstarter, Kisskissbankbank, Hellomerci… Tous ces sites sont des plateformes où des créateurs font appel aux internautes pour financer leurs projets. Vincent Ricordeau, cofondateur des deux dernières, y voit la 3e révolution industrielle. Le phénomène du crowdfunding n’est pas nouveau : de 1875 à 1880, des souscripteurs privés avaient contribué au financement de la statue de la Liberté new-yorkaise. Aujourd’hui, il a explosé grâce à l’apparition du web 2.0, après la création de Wikipedia (2001) et Facebook (2004), d’où un « changement d’échelle » dès 2005. Estimé en 2009 à quelques dizaines de millions de dollars, les perspectives de développement de ce marché mondial sont exponentielles : 2,7 milliards de dollars collecté en 2012 selon le centre de ressources crowdsourcing.org : 5,1 milliards de dollars prévus en 2013, soit un taux de croissance de 88 % et, selon le magazine Forbes, 1000 milliards de dollars à l’horizon 2020.

Vincent Ricordeau décrit d’abord les différentes formes de plateformes : les non spéculatives et les spéculatives. Les premières fonctionnent sur le modèle du don. 62 % des projets financés en 2012 sont des dons sans contreparties, pour des initiatives sociales portées par des ONG, avec un montant moyen de 1 400 dollars. Les secteurs culturels et artistiques et les opérations de prévente fonctionnent par des dons moyennant des contreparties en nature : c’est le modèle le mieux relayé dans les médias, qui a levé 383,2 millions de dollars en 2012 pour un montant moyen de 2 300 dollars. Il y a enfin le prêt solidaire entre pairs, pour résoudre des problèmes de trésorerie. Côté plateformes spéculatives – où apparaissent les contraintes réglementaires et juridiques – il y a celles qui versent des royalties et utilisent donc le retour sur investissement comme argument commercial. C’est le cas des « labels ou éditeurs participatifs », comme le français MyMajorCompany, actif dans des domaines artistiques. Le prêt entre particuliers avec taux d’intérêt représentait 600 millions de dollars en 2012, soit 22 % de la totalité des collectes, avec un montant moyen de 4 700 dollars et était évalué pour 2013 à plus d’un milliard de dollars. Dans ce cas, en France, un agrément des  établissements de crédit délivré par l’Autorité de contrôle prudentiel est nécessaire. Enfin, l’investissement contre prise de participation (crowdinvesting) est le secteur le plus réglementé, ne mobilisant qu’1 % des projets en 2012, avec des collectes moyennes de 190 000 dollars.

Ces plateformes, qui doivent « viraliser » les projets sur le Web tout en préservant intacte la propriété intellectuelle des crétaeurs, vivent de la multiplication de projets à petits budgets. Elles se financent en prélevant un pourcentage de la collecte de fond, sur le principe du tout ou rien, c’est-à-dire « sous condition que celle-ci atteigne le montant initialement fixé », facturent des frais pour couvrir les transactions bancaires sécurisées et établissent des partenariats commerciaux avec des marques ou des médias. Vincent Ricordeau met en garde contre celles qui versent les dons collectés même quand le but n’est pas atteint, cherchant « à sécuriser leurs propres revenus en oubliant une des valeurs principales du crowdfunding : la confiance mutuelle ». Il émet aussi des réserves sur certaines dérives : manque de transparence dans les comptes fournis aux internautes et le calcul des royalties ; tendances à confisquer une partie de la propriété intellectuelle chez les labels participatifs « en se conformant aux vieux réflexes de l’industrie du disque » alors qu’ils n’assument plus les risques financiers ; usage du crowdfunding par des instituts de microfinance de pays pauvres qui « se refinancent eux-mêmes grâce à l’argent crowdfundé dans les pays riches » tout en facturant des taux d’intérêt très élevés aux emprunteurs locaux, etc.

 

Défis à la finance traditionnelle

Le crowdfunding constitue cependant une nouvelle économie collaborative, «  circuit court de financement, créé en dehors de la sphère traditionnelle de la finance, par le grand public et pour le grand public », encourageant les initiatives de proximité, sans « risque de dérive spéculative » puisque l’argent collecté va à l’économie réelle, ouvert autant aux professionnels qu’aux amateurs. C’est une véritable « démocratie participative » liée à une société devenue « fluide », où triomphe le « love money », les financements donnés par les cercles les plus proches du créateur (jusqu’à 70 % des projets). Le phénomène, en rupture avec l’hyperconsommation du XXe siècle, est lié à la crise et au fait que la finance traditionnelle s’est « détournée de son rôle d’argentier du tissu économique et social ». Faut-il y voir une « menace pour l’économie de marché basée sur la finance spéculative, ou bien une évolution de nos sociétés marchandes, la préfiguration d’une nouvelle ère économique ? » Les deux systèmes ne sont pas étanches, puisque les plateformes sont souvent renforcées par des fonds d’investissements traditionnels qui couvrent les coûts de développement informatique, l’achat de licence pour les solutions de transaction bancaire et autres agréments. Vincent Ricordeau remarque un développement parallèle du crowdfunding solidaire, sans concurrence à la finance traditionnelle, et relève que le crowdinvesting répond à l’envie des particuliers de « disposer de choix pour leur épargne ». Il souligne l’intérêt des géants du Web pour ces structures, puisque Google vient d’investir 125 millions de dollars dans Lending Club, leader américain du prêt de pair à pair, et commente : « si les mastodontes du web commencent à vouloir devenir les banques de demain, alors les rapports de force vont changer ».

Pour l’instant, le marché du crowdfunding est essentiellement américain (72 %) et européen (26 %), le reste du monde se partageant les 2 % restants. La raison en est certainement les dispositifs de défiscalisation des contributions et surtout une confiance dans les transactions en ligne et les éventuels recours judiciaires. Mais cela annonce un « nouveau type de contrat social » inhérent à la génération Y, qui préfère « développer l’optimisation de l’usage au détriment de la possession » car pour elle « l’accès vaut mieux que la propriété ». Une redéfinition des valeurs, remettant au centre l’importance de la communauté et les préoccupations plus sociétales et environnementales, bouleversant les modèles de consommation.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Crowdfunding, le financement participatif bouscule l’économie ! Pour libérer la créativité

Vincent Ricordeau

Editions FYP, collection Stimulo, 96 p., 9,90 €


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