Quid du Hub régional ?

Quid du Hub régional ?

 

La géographie a placé le Maroc au cœur de la zone atlantique et en a fait un passage obligé dans tous les flux transcontinentaux impliquant le Sud. C’est donc presque naturellement que l’on évoque le Maroc comme le hub de l’Afrique, offrant un point d’entrée commode aux Européens comme aux Américains désireux de pénétrer le continent. Le Maroc comme hub africain est ainsi devenu une stratégie ouvertement poursuivie par bon nombre d’entreprises nationales ou multinationales.

Toutefois, si cette idée paraît séduisante, tant le Maroc est de surcroît ouvert aux investisseurs étrangers, elle est bien simplificatrice lorsque l’on regarde la position d’un royaume isolé à la pointe Nord-Est du continent, dont il est séparé par son puissant voisin et rival algérien à l’Est, et par une zone désertique au climat politique tendu au Sud, sans parler des profondes différences culturelles de part et d’autre du Sahara. L’histoire a ainsi toujours façonné des rapports complexes entre le Royaume et son continent. Si le Maroc, comme hub régional, paraît une évidence à première vue, sa concrétisation nécessite de franchir nombre d’obstacles techniques, géostratégiques, culturels ou financiers.

Le retour en Afrique

La présence africaine des entreprises marocaines est relativement récente. Jusqu’à l’Indépendance, l’économie africaine était structurée par les puissances coloniales et le Maroc faisait partie de l’ensemble Afrique du Nord, administré indépendamment de l’Afrique occidentale française (AOF) dont elle était limitrophe par des frontières tracées à la règle et au compas sur des étendues réputées infranchissables. Les indépendances n’ont pas permis de lever ce cloisonnement, malgré une volonté initiale du Roi Mohammed V qui avait accueilli en 1961 la conférence de Casablanca pour donner naissance à l’Organisation de l’unité africaine (OUA) deux ans plus tard. Le Maroc s’en est en effet unilatéralement retiré en 1984 pour protester contre l’admission de l’autoproclamée République arabe

sahraouie démocratique (RASD), avec pour conséquence de cantonner pour toute une décennie la stratégie africaine du Royaume à des pressions bilatérales pour amener ses anciens partenaires à renoncer un à un à la reconnaissance de la RASD. Isolé tant géographiquement que diplomatiquement, le Maroc de SM Hassan II se percevait alors davantage comme une extension de l’Europe avec laquelle elle avait gardé de nombreux liens.

L’avènement de SM Mohammed VI marque un tournant. Pour marquer le coup, le Maroc annonçait en 2000 l’annulation de la dette envers le Royaume des pays africains les plus pauvres, et leur avait ouvert unilatéralement ses frontières commerciales. Dès le début des années 2000, le Roi a multiplié les tournées africaines pour raviver des relations qui, bien qu’enracinées dans les siècles, s’étaient largement distendues. Il compte à ce jour pas moins de trente-quatre visites officielles, lesquelles suivent un rythme annuel depuis 2013. Et, désormais le Souverain ne s’y rend plus qu’avec un parterre de chefs d’entreprises décidés à ramener des contrats importants.

Une stratégie d’investissement

Dans le sillage de la voie royale, tous les secteurs phares de l’économie marocaine sont aujourd’hui présents en Afrique. Dans la banque et l’assurance, secteur phare du Royaume, le Maroc détient 30% des agences de la zone francophone avec trois groupes : Attijariwafabank, BMCE Bank, et la Banque Centrale Populaire. Dans ce secteur soumis à autorisation, les banques marocaines prennent des participations dans les banques africaines, ou y créent des filiales. L’intérêt du secteur bancaire n’est pas anodin, puisqu’il s’agit de créer une infrastructure pour l’investissement. Néanmoins, la stratégie marocaine est particulièrement ambitieuse, puisqu’après avoir créé un réseau particulièrement dense d’agences au Maroc, les établissements de crédit ne visent pas moins que la bancarisation des particuliers africains, et misent ainsi sur le développement d’une classe moyenne consommatrice et porteuse de croissance.

Dans les télécommunications, c’est Maroc Telecom qui se taille la part du lion après avoir acquis des licences dans neuf pays d’Afrique centrale et d’Afrique de l’Ouest. C’est un secteur étroitement lié à la géographie, où posséder un réseau physique cohérent et étendu est un avantage compétitif. Mais de même que dans le secteur bancaire, c’est le développement social qui est susceptible de porter le secteur, lorsque l’on sait que pas moins de neuf millions d’abonnements mobiles sont souscrits chaque mois sur le continent.

Dans le bâtiment, les principaux promoteurs marocains tels le groupe Addoha ou Alliances misent également sur les besoins croissants en logements sociaux. Les pays africains profitent ainsi de l’expérience marocaine réussie dans l’accès à la propriété pour l’habitat social.

Dans les transports enfin, c’est la RAM qui porte les ambitions du Maroc, en ayant développé pas moins de trente-deux liaisons régulières depuis sa plateforme de Casablanca, et installé des bureaux dans onze pays africains. Surtout, la compagnie nationale ne manque pas une occasion de marquer sa solidarité envers ses partenaires, lorsqu’elle a par exemple été la seule à maintenir tous ses vols au plus fort de la crise Ébola.

La formation du hub

Pour reprendre l’expression de SM Hassan II, le Maroc est « tel un arbre dont les racines sont en Afrique et les branches en Europe ». Mais on peut se demander si avec cet investissement africain ce n’est pas désormais le contraire. Certes, le Maroc a développé une intégration européenne, avec le statut avancé, qui lui permet d’exporter des produits agricoles et industriels sur le Vieux Continent, suivant la stratégie de « délocalisation » en vigueur depuis les années 90 qui ont vu les emplois fuir l’Europe au profit des pays émergents. Mais, aujourd’hui, le nouveau mot d’ordre est la « colocalisation ». Un investissement est réalisé directement au Maroc, sans transfert d’emplois, avec un partage des tâches : l’Europe se charge de la construction, et le Maroc de la fabrication. Pour rester simple, c’est l’Afrique des matières premières.

L’ensemble est assemblé à l’usine Renault de Tanger par exemple, au point exact de convergence entre les espaces atlantique, méditerranéen, européen, et africain, pour être ensuite redistribué aussi bien au Nord qu’au Sud.

L’exemple de Renault Tanger illustre ainsi le nouveau concept en vigueur, celui de la « coopération triangulaire », qui consiste pour les groupes européens ou américains à sous-traiter à leurs filiales marocaines leurs relations avec leurs partenaires africains. Cette stratégie a plusieurs avantages. En premier lieu, celui de la proximité géographique, qui fait de la coopération triangulaire une forme de déconcentration où les décisions sont prises au plus près du terrain. Cela est d’autant plus nécessaire que les démarches africaines nécessitent une compréhension fine des arcanes de sociétés complexes, où les logiques ethniques se croisent avec les réseaux clientélistes ou les rapports familiaux. Dans ce contexte, les Marocains sont souvent mieux perçus et acceptés que les Occidentaux.

Il n’en demeure pas moins que cette coopération triangulaire à travers la logique de hub reste aujourd’hui largement au stade du pari. Les multinationales de l’informatique telles que Microsoft, IBM et HP en ont été pionniers dès les années 90. Certaines en font une stratégie prioritaire, tel Sage, troisième éditeur mondial de logiciels de gestion, qui a choisi le Maroc, depuis déjà cinq ans pour approcher le marché africain, jugé porteur. Il n’en demeure pas moins que les grands groupes, notamment de services, en sont encore à masser leurs troupes à Casablanca afin de constituer dans un premier temps une base arrière préalable à la pénétration du continent. Les majors de l’audit et du conseil viennent tout juste de commencer à renforcer leurs équipes marocaines avec pour objectif d’accompagner le développement du secteur bancaire et financier africain, lequel est largement porté aujourd’hui par le Royaume. Aussi, force est de reconnaître que les opérateurs maroco-marocains ont une longueur d’avance dans leur présence africaine, ce qui s’explique principalement par une différence dans la perception et la gestion du risque.

Une stratégie risquée

L’idée du hub marocain a germé sur la zone de libre-échange partiel avec l’Europe, et c’est dans cette optique que le Royaume a développé son infrastructure au Nord, qui avait été délaissée par SM Hassan II pour d’anciennes questions politiques. La création du port de Tanger Med, qui sera relié à l’axe Rabat-Casablanca par le TGV en est l’illustration parfaite. Néanmoins, force est de reconnaître que la coopération triangulaire n’en est qu’à ses débuts, et qu’elle est largement subventionnée, à l’image de Renault-Nissan qui a bénéficié de cinq ans d’exonération d’impôt sur les sociétés pour investir un milliard d’euros à Tanger.

Si de plus en plus d’investisseurs marocains et internationaux s’y sont dernièrement risqués, il n’en demeure pas moins que le hub marocain en est encore largement au stade du pari. Nul ne peut en effet ignorer l’instabilité politique chronique de l’Afrique, où les coups d’État succèdent aux conflits interethniques, et où les efforts de plusieurs décennies parfois peuvent être anéantis par une guerre, une révolution, ou un attentat. L’Afrique a ainsi connu quatorze coups d’État uniquement sur les quinze dernières années, au point que les transitions démocratiques réussies comme l’élection de MackySall au Sénégal sont saluées comme des événements démocratiques majeurs. Surtout, la géopolitique de ces dernières années est en train de redessiner une fracture Est-Ouest entre islamisme et Occident, dès lors que Daech a remplacé Al-Quaïda dans le leadership du terrorisme international, et que l’État islamique (EI) a pour ambition de régner sur un territoire qu’il est en train de se constituer au Levant. Or, après le Proche-Orient, c’est la zone Sahel qui est aujourd’hui l’enjeu de cette guerre où opèrent les alliés de l’EI que sont  AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) et BokoHaram.

Du point de vue marocain, ce risque se traduit par une difficulté intrinsèque à envoyer des cadres de bon niveau en Afrique subsaharienne, alors que l’élite du Royaume ne s’exporte volontiers qu’en Occident. Culturellement, peu de Marocains sont ainsi prêts à tenter l’aventure, de surcroît dans un contexte sécuritaire trouble, et les entreprises rechignent à les motiver par des salaires attractifs en considérant la réalité du chiffre d’affaires qu’ils sont raisonnablement susceptibles de générer. Aussi, la stratégie africaine ne peut se passer d’une dimension sociale qui parie sur l’amélioration des conditions de vie dans les pays concernés, en pariant sur le développement économique comme principal rempart à l’islamisme. Or le développement social est une stratégie à long terme qui cadre mal avec les objectifs à court terme dictés par les lois de la finance mondialisée.

Le développement solidaire

Les investisseurs marocains rejoignent ainsi la stratégie de SM Mohammed VI, qui insiste régulièrement au cours de ses voyages en Afrique sur le codéveloppement, et le développement humain. L’Afrique n’est plus colonisée, se plaît-il à répéter, ce qui signifie qu’elle doit se prendre en charge. Ainsi le Maroc a-t-il développé de nombreux programmes de coopération dans le domaine de l’éducation et de la formation professionnelle, qui offrent un accès privilégié aux études marocaines pour les étudiants africains. Enfin, c’est surtout sur la coopération religieuse que mise le monarque chérifien, en prenant en charge notamment la formation des cadres islamiques à travers l’Institut de formation des imams de Rabat où quelques 500 cadres maliens ont été formés en 2014. Enfin, la Fondation Mohammed VI des oulémas africains, présidée par le Roi, a pour ambition d’unifier la doctrine autour d’un islam modéré porté par son ascendance chérifienne, dans un contexte de crispations autour des questions religieuses.

Les stratégies poursuivies par les groupes marocains sont ainsi radicalement différentes  des précédentes vagues d’investissement en Afrique, qui dans la lignée des entreprises coloniales n’y cherchaient que des matières premières à importer sans rien y développer. Aujourd’hui, les investisseurs marocains investissent en Afrique pour y développer les infrastructures dont ils bénéficieront eux-mêmes par la suite avec leurs partenaires, et non pour en extraire ou y écouler des marchandises. C’est ce qui explique que le Maroc est désormais le second pourvoyeur d’IDE en Afrique après l’Afrique du Sud.

En étant aussi fortement présents dans le secteur des infrastructures, ils participent directement au développement du continent, dans une perspective à long terme. Surtout, la principale nouveauté est qu’ils investissent dans les secteurs modernes que sont la banque, l’assurance, la téléphonie, les transports, l’habitat, soit tout ce qui est nécessaire à la vie urbaine. Ce faisant, ils misent sur le développement d’une classe moyenne africaine, instruite et consommatrice, censée tirer de manière endogène le développement de demain. Autrement dit, ils croient en l’Afrique.

Cette stratégie est fortement teintée de responsabilité sociale, et il ne faut pas, qu’au nom de la rentabilité, les investisseurs marocains la négligent. Le respect de l’environnement comme des populations en est un prérequis indispensable, et implique un échange de nature culturelle entre cadres marocains et africains basé sur la connaissance et le respect mutuel. Le transfert de compétences et le recrutement croisé permettent ainsi de créer et renforcer ce rapport de confiance sur la base duquel l’Afrique pourra s’ouvrir, et créer cet espace de coopération intégré qui reste encore à construire.

Une nécessité politique

Les stratégies africaines des groupes marocains sont ainsi largement accompagnées, voire encouragées, par une stratégie politique et, dans ce domaine, le Royaume n’a pas le choix. Confronté depuis 1975 à un sécessionnisme sahraoui encouragé par son voisin algérien, le Maroc n’est pas non plus épargné par la menace terroriste après avoir connu les attentats de Casablanca en 2003 et de Marrakech en 2011.  Surtout, le Roi a parfaitement senti les tenants et aboutissants du Printemps arabe qui a mené au renversement de nombre de régimes nord-africains. Étant un des rares à avoir passé la vague de 2011 sans encombre, le Royaume bénéficie aujourd’hui d’un retour de balancier favorable, avec le report de nombre d’investisseurs en mal de débouchés après avoir retiré avec pertes et profits leurs intérêts de la Tunisie, de la Libye, et de l’Égypte. Mais, revers de la médaille, il apparaît aujourd’hui comme le seul îlot de stabilité d’une vaste zone à risque.

Dans ces conditions, le pari africain est davantage une nécessité qu’un choix. En investissant dans les infrastructures et les sociétés de ses voisins africains, le Maroc tente de stabiliser son environnement  proche afin non seulement de s’assurer des débouchés, mais surtout de s’épargner la contagion déstabilisatrice de populations déboussolées. La stratégie africaine du Maroc est donc avant tout politique et, dans ce domaine, les enjeux sont bien plus importants que la perspective de quelques profits financiers. Il en va de la protection d’un modèle de civilisation.

La perspective atlantique

Et l’Amérique dans tout ça ? De par sa façade atlantique, le Maroc dispose d’une voie privilégiée vers le Nouveau Continent, et c’est même le Royaume du Maroc qui a été le premier à reconnaître les États-Unis d’Amérique en révolte contre leur ancienne puissance coloniale en 1787. Les traités d’amitié et de coopération se succèdent ainsi sans discontinuer depuis plus de deux siècles. Dernièrement, le Royaume a signé en 2006 un accord de libre-échange avec les États-Unis, qui ont permis au Maroc d’augmenter ses exportations de 56% pour le seul exercice 2009-2010. Toutefois, ces chiffres ne sont que le reflet de la faiblesse des exportations transatlantiques du Maroc, moins de 4% vers les États-Unis (2012), pour moins d’un milliard de dollars, contre près de 60% vers l’Europe. Côté importations, la balance est à peine meilleure, avec un peu plus de 6%.

Les relations entre le Maroc et les États-Unis ont ainsi toujours été excellentes, mais paradoxalement jamais vraiment concrétisées de manière commerciale. Cela n’a d’ailleurs jamais été l’objectif, centré plutôt sur la coopération militaire et diplomatique. Dans ce domaine, la qualité des relations dépend, encore et toujours, de l’attitude de Washington envers la mission des Nations Unies pour un Référendum au Sahara occidental (MINURSO : Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental). Le renforcement des liens avec Washington tient ainsi désormais à la nécessité impérieuse pour les États-Unis de trouver des alliés arabes dans la lutte contre le terrorisme, au nom de laquelle ils admettent de plus en plus ouvertement leur soutien à la position marocaine sur le Sahara. Davantage qu’un hub économique, le Maroc est dans l’espace atlantique un hub diplomatique.

Mythe et réalité du hub régional

Le Maroc comme hub africain est un serpent de mer à géométrie variable, et sa réalité dépend du point de vue où l’on se place. Du point de vue africain d’abord, le Maroc est clairement un point focal, un espace géographique, économique, diplomatique et stratégique sur lequel on compte. L’Afrique développe ses relations avec le Maroc, et y trouve à la fois des investisseurs, des compétences, des débouchés et des alliés. Mais, du point de vue de l’Europe ou des États-Unis, la vision du hub régional est largement déformée. Elle apparaît surtout comme une solution de facilité pour des investisseurs qui manquent de relais, de connaissances et de crédibilité en Afrique. C’est que durant les deux décennies post-Guerre froide, les puissances européennes, et la France en particulier, ont largement délaissé l’Afrique qu’ils connaissaient pourtant très bien pour se concentrer sur l’intégration européenne, et développer leurs relations avec leurs nouveaux partenaires et anciens ennemis du bloc de l’Est. Aujourd’hui, après moult coups d’État et renversements de régimes, les Européens ne sont plus chez eux en Afrique, et le Maroc, avec lequel la coopération n’a jamais cessé, peut les aider à y revenir. Reste à savoir si le Royaume n’a pas intérêt à profiter de son avance pour investir un continent d’opportunités avant d’en faire profiter ses partenaires.