OCP : De la réponse à la crise à l’intelligence sociétale

OCP : De la réponse à la crise à l’intelligence sociétale

Depuis 2008 les crises se multiplient, crise économique, crise financière, crise sociétale, les gouvernements semblent en difficulté, les entreprises encore plus, celles en faillite disparaissent, celles en succès sont perçues par les riverains comme « des oasis de prospérité dans un océan de misère ». Elles sont prises pour cible, blocages, manifestations et sit-in de protestations. Elles sont pointées du doigt comme étant en partie responsables des malheurs des populations, pauvreté, montée du chômage et précarité des conditions sociales. Pourtant, plusieurs d’entre elles estiment être socialement responsables, mettant au cœur de leurs stratégies la création de valeurs partagées, et engageant toute une panoplie d’actions sociales au profit des parties prenantes.

Pourquoi ces entreprises sont-elles prises pour cible ? Comment ont-elles réagi ? Pourquoi leurs modèles RSE ne leur ont-ils pas permis d’éviter la crise ? Et quelles sont les solutions durables pour un lendemain meilleur ?

L’entreprise, cible de la contestation sociétale

Le 15 mars 2011, en plein Printemps arabe, la tension monte à El Bioute, un des villages OCP du site minier de Khouribga. Le centre de formation OCP a été incendié dénotant ainsi un sentiment de malaise entre le site et son environnement local. Le contexte de pression est inédit, comme l’explique en ces termes un dirigeant OCP sur place : « C’était très, très fort, on a vu une violence énorme ». La rage contre OCP a pris forme et les autorités n’ont aucun contrôle sur ce qui se passe. Toutes les grilles de lecture, celle du Groupe OCP, des syndicats, de l’État, sont bousculées.

Les origines de cette crise sociétale sur les territoires OCP, en plus d’éléments contextuels, la défaillance de la stratégie économique et politique de l’État et l’avènement du Printemps arabe notamment, s’expliquent principalement par la relation qu’entretenait antérieurement de OCP avec son environnement. Une relation qui, jusqu’à la crise, a globalement mal évolué. Quatre types de relations peuvent être distinguées (Figure 1) : active (1), passive (2), réactive (3) et proactive (4).

La posture active de OCP vis-à-vis de son environnement a été développée durant la période de démarrage de OCP. Cette période, caractérisée par la stabilité, a été vécue sous les traits du paternalisme. OCP a aménagé des villes autour des ressources minières. Il a bâti des infrastructures, des stades, des centres de loisirs, des hôpitaux. La qualité de vie des riverains, en grande partie salariés chez OCP, faisait partie des principales préoccupations de l’entreprise sur ses territoires. OCP, bienveillant, agissait en bon père de famille prenant en charges les salariés et leurs descendants.

La posture passive de OCP, alors étatique, vis-à-vis de son environnement a été développée durant les années des Programmes d’Ajustement Structurel (PAS). Cette période est caractérisée par la turbulence. Le lien théorique entre la croissance de OCP et le développement des régions d’implantation n’est plus validé. OCP en difficulté, délaisse ses villes. Les effets négatifs de la mono-activité se font sentir. Les territoires OCP en forte croissance démographique, villes minières notamment, accumulent des maux tels que le chômage, la sous-scolarisation, l’émigration des jeunes et le faible taux de création d’emplois.

Le lien entre OCP et ses territoires est alors rompu. Dépositaire d’une ressource nationale et confondu à l’État, OCP devient, selon les riverains, l’archétype de l’exploiteur. La politique d’opacité et l’absence de communication du Groupe approfondissent le sentiment de frustration et de défiance. OCP passe d’une relation de type paternaliste à une relation d’autoritarisme, de dominance et de supériorité. L’attitude des OCPistes, développant des rapports sociaux de proximité avec les riverains, évolue globalement négativement. On invoque, pour caractériser cette évolution, l’arrogance et le mépris des cadres vis à vis des riverains qui se considèrent comme objet d’une défiance irrespectueuse.

La montée de la violence et le désordre social vécus au sein des villes OCP en 2011, ont constitué le point de passage d’une posture passive à une posture réactive. Les vols, les dégradations et les mini-sabotages habituels ont été remplacés par des blocages des voies ferroviaires, des manifestations et des sit-in de protestations dans les quartiers des phosphatiers et devant les sites OCP. Ce qui était au départ une crise externe à OCP est devenu une crise interne. Dans l’urgence, une seule priorité au niveau de la direction générale : gérer la crise, réagir.

La posture proactive de OCP, ou plutôt OCP entend mettre en œuvre une stratégie RSE proactive qui conférerait à l’entreprise la capacité d’anticiper les pressions sociales et peut-être de les éviter. Cette stratégie est pensée en interne et renvoie dans sa configuration à l’intelligence sociétale, une forme particulière de l’intelligence économique, un mode d’interprétation collective et partenariale de l’environnement sociétal de l’entreprise (Daft et weick, 1984), destinée à appuyer la réflexion et l’action RSE.

La RSE, plus qu’une simple réponse à la crise

Au plus fort de la pression sociale, OCP s’est retrouvé face à une société qui exprimait ses vœux. La responsabilité sociétale de l’entreprise, jusque là résumée dans une panoplie d’actions sociales, ne suffisait plus (Frederick, 1994). Elle est considérée par les parties prenantes comme insuffisante. Pour ces derniers, ces actions restent limitées à des créneaux exclusivement visibles et porteurs pour l’image de OCP, sa respectabilité et son rayonnement, en rupture avec les véritables attentes de la société.

Ces actions, en décalage avec les attentes de la société, sont décidées au niveau des sites et visent les domaines du social, du médical, de l’éducation, du sport, de la culture et bien d’autres volets selon les spécificités de chaque site. Elles émanent d’un modèle développé par le haut qui n’intègre pas de manière structurée et organisée les riverains dans les projets sociétaux de l’entreprise. OCP a donc compris que ces actions ne suffisaient plus et qu’une « gestion communautaire » était nécessaire pour sortir d’une vision technocratique du social (top-down), celle de « donner » à des « personnes insatisfaites » pour aller vers une implication par une démarche participative des « parties prenantes » (riverains, associations, institutions, entreprises, etc.), basée sur la réceptivité sociale : proximité, écoute, partage et co-construction.

Pour OCP, il fallait à la fois regagner la confiance des gens et co-construire l’environnement (entre autres : développement du tissu économique local, amélioration du cadre de vie et promotion de l’employabilité des jeunes). Il voulait insuffler des actes durables en symbiose avec la stratégie du Groupe et les besoins des territoires. OCP a donc lancé le programme OCP skills.

Ce programme aspire à matérialiser la notion de la création de la valeur ajoutée partagée. Il répond intelligemment aux objectifs stratégiques cumulés de OCP: doubler la capacité et tripler la production d’engrais en répondant aux attentes des territoires. Ce programme concerne le recrutement de 5 800 salariés dans l’ensemble des métiers de l’OCP et l’accompagnement formateur d’environ 15 000 jeunes pour renforcer leur employabilité. Ce dispositif ambitieux qui privilégie les enfants d’agents retraités et les jeunes des zones limitrophes est aussi orienté vers le soutien des jeunes entrepreneurs porteurs de projets ainsi qu’aux acteurs associatifs.

Toujours dans le cadre du programme OCP Skills, OCP a lancé une batterie de projets dédiés à l’emploi et à la formation au niveau de ses sites à travers les OCP Skills Centers. Ces centres de formation sont conçus pour préparer des porteurs de projets, des responsables d’associations et des dirigeants de PME/TPE à la professionnalisation de leurs métiers et projets. Il s’agit principalement de former et d’encadrer les acteurs locaux susceptibles de créer des emplois, de produire des richesses et de participer au développement local.

Ce programme montre la volonté de OCP de mettre en place un modèle novateur de la RSE. Mais il faut noter que la traduction de cette volonté en termes managérial et organisationnel, afin d’en faire une culture maison et une marque de fabrique n’est pas aussi simple à atteindre.

L’enjeu managérial RSE

L’évolution de OCP vers une RSE proactive est passée par le renforcement de la place accordée à cette question aussi bien dans le discours que dans les pratiques. La RSE est aujourd’hui caractérisée par l’engagement de la Direction générale et la multiplicité des instances, tant en termes d’objectifs qui lui sont assignés que d’acteurs concourant à les mettre en œuvre.

Au niveau organisationnel, OCP a opté pour la multiplication des instances : une Direction développement durable (DDD) au niveau du Groupe, des DDD au niveau de chaque site, des centres de proximité et la Fondation OCP.

La DDD du groupe s’est vu confier le développement d’une stratégie environnementale et RSE pour OCP. Au niveau environnemental, la nouvelle direction a conservé le volet environnement sur lequel OCP était fortement engagé. Quant au niveau de la responsabilité sociétale, la DDD a été amenée à réfléchir à une stratégie de réconciliation de OCP avec son environnement par le développement du tissu économique local, l’amélioration du cadre de vie et la promotion de l’employabilité des jeunes.

Les sites DDD travaillent sur deux axes : faire des propositions stratégiques et aider à l’opérationnalisation des stratégies développement durable d’une part, maintenir les actions sociales au niveau des sites d’autre part. Les sites DDD sont censés donc jouer le rôle de managers de proximité. Ils sont amenés à devenir à la fois, conseillers, mobilisateurs et mandataires.

Les centres de proximité expriment la volonté de la DDD du groupe d’être ancrée physiquement dans les territoires OCP et d’avoir ses propres instances sur les sites. Cinq centres ont été prévus pour créer cette dynamique. Ils ont pour mission l’écoute et le dialogue, le complément de formation dans le cadre du « plein potentiel », les activités d’incubation et l’interaction avec la société.

Enfin, la Fondation OCP, association à but non lucratif reconnue d’utilité publique fondée en 2007, a été amenée à devenir dans le cadre de la nouvelle organisation, l’un des outils d’opérationnalisation de la stratégie RSE développée par le Groupe DDD au niveau national et international.

Ce système RSE «mix» quoique ingénieux semble poser un problème de coordination. Le nouveau cadre organisationnel de la RSE habilite les pratiques des différentes instances, mais les astreint à s’intégrer dans un schéma prédéfini. Ce mode d’organisation est perçu en interne par plusieurs acteurs comme une complexification de l’action managériale. Si l’on peut reconnaître à cette complexité un caractère dynamisant, il n’en demeure pas moins que ce système peine à porter une vision globale et articulée de la stratégie RSE. Les pratiques RSE au niveau des sites, en grande partie antérieures à la nouvelle organisation, conduisent à réfléchir sur l’adéquation entre les actions des sites et le nouveau dispositif. La multiplicité des pratiques rend, à l’évidence, d’une part, plus complexe la convergence des actions entre elles et, d’autre part, leur adéquation avec les pratiques de la DDD du Groupe qui se développent. Il s’agit là d’un véritable enjeu managérial : celui de la gestion de la diversité dans un cadre pensé et présenté comme standard.

Conclusion

En synthèse, le cas OCP nous approche de la réalité du terrain. Il montre comment cette grande entreprise a évolué dans sa relation avec l’environnement, comment la défaillance de ses actions sociales l’ont rendue vulnérable à la crise, comment elle a pu poser les premiers jalons d’une RSE proactive, enfin, comment elle cherche le meilleur mode de gouvernance sociétale et d’ingénierie humaine pour traduire en bonne intelligence, ce concept RSE en stratégie, en actions concrètes et en culture de l’entreprise. Etant l’une des rares grandes entreprises de la région (MENA) à être sensible autant à sa croissance économique qu’à celle de ses territoires, OCP tente de construire lentement, et à tâtons, un modèle d’intelligence sociétale. C’est un work in progress qui mérite encore d’être suivi de près

 

 

Bibliographie

  • Daft (Richard L.), Weick (Karl. E.), “Toward a model of organization as interpretative systems”, Academy of Management review, vol. 9, 1984, pp. 285-295.
  • Frederick (William C.), “From CSR 1 to CSR 2: The maturing of business and society thought”, Business and Society, vol. 33, n°2, 1994, pp. 150-164.
  • Miles (Matthew B.), Huberman (A. Michael), Analyse des données qualitatives, Éditions de Boeck Université (2e édition), Paris Bruxelles, 2003.
  • Yin (Robert K.), Case study research: design and methods, Thousand Oaks: Sage Publications, 2003.
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