N. Tazi : le pragmatisme facilite la créativité

N. Tazi : le pragmatisme facilite la créativité

Qu’est-ce que pour vous une entreprise culturelle ?

C’est une entreprise comme une autre, mais qui travaille dans le développement de projets dans le domaine culturel.

Vous considérez-vous comme un entrepreneur culturel ? Dans quel domaine ?

Pendant longtemps, oui, je me suis considérée comme un entrepreneur culturel. Nous avons été  pionniers au Maroc en lançant en 1998 le Festival Gnaoua et Musiques du Monde à Essaouira, qui a été l’étincelle de départ de beaucoup de projets que nous voyons aujourd’hui. En tant qu’acteurs du secteur privé, nous avons eu du mal à être reconnus. Nous étions constamment considérés comme des prestataires de services, alors que nous sommes des producteurs, des entrepreneurs des métiers du spectacle avec tout ce que cela comporte en termes de risques et d’engagements. Produire un événement gratuit, à l’échelle d’une ville, c’est difficile, on ne peut pas en vivre.

La gratuité a longtemps été salutaire car elle a rendu la culture accessible au plus grand nombre ;  les gens ne sont pas initiés, ils ne sont pas encore assez consommateurs de culture. Les festivals ont joué un grand rôle en démontrant l’importance qu’a la culture dans le paysage quotidien des Marocains : pour l’émancipation des jeunes, pour l’ouverture d’espaces d’expression, pour l’évolution des mentalités, pour le développement économique et celui du tourisme, pour l’image de notre pays…

Mais cette prise de conscience est assez nouvelle. Elle est liée à une époque, au nouveau règne, au besoin d’ouverture…

Le festival Gnaoua est le projet qui est au cœur de notre métier. Nous exerçons également notre profession sur d’autres événements en qualité de prestataires de services, comme le festival de Casablanca ou Mawazine. Et nous avons créé la revue Exit, dans le but de promouvoir la scène culturelle marocaine, mais après 6 années nous avons suspendu sa publication parce que ce n’était pas viable au niveau des ventes et des annonceurs. C’est un secteur encore marginalisé…

La culture se situe-t-elle au cœur de votre métier ?

Depuis 18 ans, on a beaucoup œuvré dans le domaine de la culture.

Dans quelle proportion ?

C’est facilement 80% de notre activité, entre les festivals, le cinéma, la musique et les relations presse dans le domaine culturel.

Pourriez-vous préciser quelle part de votre chiffre d’affaires et quelle part de vos profits représente la culture ?

C’est difficile à dire, parce que c’est un domaine très compliqué. Il n’y a pas de profits dans le domaine de la culture au Maroc. Il est difficile d’installer ce métier comme une activité économique à part entière. Il faut arrêter de considérer la culture comme un domaine exclusivement associatif. Il faut parvenir à ce que les gens qui travaillent dans la musique, le cinéma, etc., aient une rémunération normale comme dans n’importe quelle entreprise. Tous les acteurs économiques, les artistes, les managers, les producteurs, les diffuseurs aspirent à pratiquer leur métier dans des conditions normales. Or, ni le livre, ni le cinéma, ni la musique, ni les festivals ne sont au stade de réaliser des profits, parce que le marché n’est pas structuré, parce qu’il y a du piratage... Par exemple, pour le festival Gnaoua et Musiques du Monde d’Essaouira, un des volets qui aurait pu être développé est celui des produits dérivés, mais l’invasion de produits piratés rend la chose impossible.

L’apport de la culture est-il plus symbolique que matériel ?

La culture commence à mobiliser plus de moyens, mais pas assez par rapport à ce qui se passe dans des pays développés, où la culture est un secteur économique à part entière. Au Maroc, ça reste symbolique. Mais cette symbolique est forte ; dans notre cas, il y a un prestige certain dû au fait d’avoir initié un projet populaire dont la notoriété va bien au-delà de nos frontières.

Est-ce que les autres activités de votre entreprise sponsorisent vos activités culturelles ?

Pendant longtemps, ce sont nos différentes activités culturelles ou autres (celles que nous réalisions en qualité de prestataires) qui nous ont permis de faire le festival Gnaoua. En principe, un festival est un projet qui se prépare sur une année avec des équipes qualifiées et des budgets alloués. Ici, nous n’y arrivons pas encore : les ressources humaines qualifiées sont rares et les moyens font défaut et sont trop aléatoires. Alors on s’organise pour y arriver autrement. Nous avons développé d’autres activités. Le domaine culturel, c’est la galère. Il faut donc se diversifier et se créer des perspectives de développement…

Est-ce, selon vous, un domaine très oligopolistique, avec quelques grandes entreprises et beaucoup de petites, voire de très petites ?

Je ne connais que peu  d’entreprises qui font de la conception et de la production culturelles. Le secteur n’est pas assez porteur. Il y a beaucoup de petites et moyennes structures qui font ce métier par passion et qui font aussi, par la force des choses, de la prestation de service. Les villes ou les associations font de plus en plus appel à des agences pour des supports de communication et des prestations techniques.

Au cours de notre enquête, nous avons dégagé trois types d’entrepreneurs culturels, selon les origines de la création de l’entreprise et ses objectifs : d’une part, les créatifs, dont l’objectif principal est d’exister en tant qu’artiste, de créer et de se faire plaisir ; d’autre part, les conciliateurs, qui se définissent à égalité comme artistes et comme entrepreneurs, mais dont les origines et les objectifs du projet sont opposés (volonté d’être artistes mais recherche d’un positionnement sur le marché, ou, à l’inverse, volonté d’être entrepreneur, mais qui font de la création) ; enfin, les marchands, qui se définissent comme des entrepreneurs comme les autres, avec la recherche d’un positionnement sur le marché et de profits. Selon quelle proportion classez-vous ces trois catégories dans le marché culturel marocain ?

La catégorie dominante, c’est celle des gens qui sont à la fois créateurs et promoteurs d’eux-mêmes. Cela vient du fait  que le secteur n’est pas assez structuré. Mais c’est en train d’évoluer, heureusement. Dans les arts plastiques, par exemple, il y a eu un rebond, dans la musique et le cinéma aussi.

Considérez-vous que la tendance est aujourd’hui au pragmatisme ? Pourquoi ?

Forcément ! Les choses doivent se structurer. Pendant trop longtemps, les artistes ont été assistés, ils étaient constamment dépendants du mécénat. Aujourd’hui, on sent bien qu’il y a des métiers émergeants et que les choses changent.

Notre enquête a permis de dégager divers modes de management. Les créatifs insistent sur le caractère professionnel de leur mode de management, mais c’est dans cette catégorie que l’on trouve le plus d’acteurs qui insistent sur le rôle de leur charisme personnel ; les conciliateurs insistent sur leur autorité ainsi que sur leur charisme ; les marchands insistent sur le caractère professionnel de leur mode de management ainsi que sur leur autorité. Quel commentaire feriez-vous sur ces modes de management à partir de votre connaissance des comportements des entrepreneurs culturels ?

C’est une évolution qui se fait progressivement lorsqu’on pratique ce métier. On ne le fait pas par hasard, mais parce qu’on se sent un peu artiste, donc on se lance. Par la force des choses, on joue de sa créativité et de son charisme, puis on gagne en assurance et on arrive à acquérir de l’autorité et du professionnalisme. Avec la pratique, le temps et l’expérience, on devient de plus en plus pragmatique.

La majorité des répondants ont des incertitudes quant à leur avenir principalement à cause du risque financier. Souscrivez-vous à ce constat ?

C’est un secteur où on n’est jamais sûr du lendemain.

Est-ce que, dans l’avenir, la proportion entre les produits culturels et non culturels de votre entreprise va évoluer ?

Je pense… On va dans le sens de la diversification. Nous poursuivrons notre travail dans le domaine de la culture, mais nous avons aussi besoin d’explorer de nouvelles voies.

Estimez-vous que le marché de l’événementiel culturel arrive à saturation ?

Il est loin d’être saturé, il n’est tout simplement pas structuré ! Il y a un manque de visibilité, de concertation et de dialogue entre les acteurs, le secteur public, le secteur privé…

Les conciliateurs considèrent que la professionnalisation est un accélérateur de créativité. Comment expliquez-vous cette appréciation ?

Quand on se professionnalise, on permet à l’artiste de ne plus s’encombrer de contraintes managériales, donc de se concentrer sur ce qui est au cœur de son métier : la création. Il a plus de temps, d’inspiration.

Est-ce vrai dans votre cas ?

Bien sûr !