Mouvement de déshérites : une gestion 'makhzenienne'

Mouvement de déshérites : une gestion 'makhzenienne'

L’ équilibre social et les moyens d’existence de la population ont été assurés, au cours des premières décennies du Maroc indépendant, par l’extension du champ du travail rémunéré (production marchande et salariat) en articulation avec des mécanismes de protection gérés par les réseaux traditionnels (familles, collectivités, clans), ou construits par l’Etat à travers le contrôle de l’accès aux rentes (ressources naturelles, emplois publics, droits préférentiels).

Suite aux réformes libérales et politiques engagées depuis la fin du règne de Hassan II, ces rapports sociaux ont été  atteints dans leurs fondements. D’une part, la privatisation de pans entiers de l’économie a réduit la sphère économique directement gérée par le pouvoir politique. D’autre part, le recours massif à la formule du partenariat public-privé pour la réalisation des grands projets a requis la mobilisation de ressources foncières et la dépossession de leurs usagers.  Enfin, le souci de renouvellement du personnel politique a été acheté au prix d’avantages ciblés sur les territoires administrés par les «proches».  De sorte qu’in fine, les supports économiques du statu quo social (accès aux ressources naturelles, emplois publics, droits préférentiels) se sont réduits comme peau de chagrin, faisant apparaître des groupes sociaux laissés-pour-compte.

Ces nouvelles figures de la revendication sociale, qui se considèrent comme les déshérités du Makhzen, sont représentés notamment, mais non exclusivement, par les fils de mineurs en chômage qui entravent les exportations et occupent les bureaux de l’OCP pour réclamer un emploi dans l’entreprise publique ; les diplômés qui bloquent les gares à Nador ou à Safi, les routes à Tinghir, pour revendiquer un accès prioritaire à l’emploi public dans leur ville ; les femmes appartenant aux familles ayant des droits sur les terres collectives, qui manifestent devant le Parlement pour modifier les règles de compensation, en cas de vente des terres ; ou les familles résidant dans les provinces sahariennes installées dans un camp provisoire, le temps de demander un accès privilégié au logement social.

Actuellement, ces mouvements se distinguent par un positionnement politique ambigu, voire paradoxal, interpellant le Makhzen dans sa fonction de tuteur pour résoudre leur problème d’accès aux moyens d’existence, tout en se réclamant de principes antinomiques tels que l’égalité ou la répartition équitable des richesses, principes révolutionnaires par excellence. De ce fait, et malgré l’accalmie obtenue grâce à la réactivité de la réponse officielle empreinte de «compassion» envers ces groupes sociaux, la convergence entre ces mouvements et ceux réclamant le changement démocratique n’est pas exclue. Tout dépend de la capacité du Makhzen à apporter les innovations majeures que requiert la gestion de cette nouvelle question sociale, tout en préservant les acquis de ses anciens défenseurs. La transformation des revendications sociales en revendications démocratiques représente l’enjeu majeur de la situation politique marocaine. Paradoxalement, elle prend à rebrousse-poil une gauche politique, embourbée dans une stratégie de réformes consensuelles des institutions.

Economie des mouvements des déshérités

Les groupes des déshérités sont formés par les populations anticipant un déclassement social (prolétarisation), du fait de la rupture du contrat implicite qui les liait aux pouvoirs de tutelle. Ils déploient des actions ciblées envers les autorités, supportées par un récit qui parle aux familles et à la société locale, tout en se réclamant des principes universels d’égalité auxquels sont plus particulièrement sensibles les  acteurs extérieurs au territoire. C’est ainsi que les droits particuliers ou préférentiels réclamés ont été rattachés aux souffrances des années de plomb (Tinghir), aux traditions de l’industrie minière (Youssoufia), au contrat moral liant les détenteurs de diplômes avec l’Etat, aux droits des locaux à recevoir une part des rentes générées par l’exploitation des ressources naturelles (Sidi Ifni), ou à la revendication de la modification des conditions d’accès à la terre de statut collectif  dans le sens d’un droit égal des hommes et des femmes et non plus des seuls hommes lors du versement des compensations liées à des mesures de reconversion foncières (mouvement des soulaliyates). Dans leur ensemble, les mouvements demeurent sur un registre loyaliste, ne recherchant pas la mise en place de coordinations horizontales constitutives d’une menace politique pour le pouvoir central. Parallèlement, les slogans affichés lors des manifestations et des récits rapportés par les réseaux sociaux  font directement et fortement référence aux principes de droit, d’égalité, d’équité et de parité, plus aptes à mobiliser le soutien venu de l’extérieur.

Du point de vue territorial, ces mouvements sont concentrés dans les centres urbains de taille petite à moyenne, dans lesquels les opportunités d’emploi sont réduites et où le temps consacré aux manifestations n’a que peu de valeur, contrairement au coût d’opportunité dans les métropoles. Du point de vue opérationnel, ils situent leurs actions en dehors des normes de l’action revendicative classique et de la doléance (chikaya)3, en ayant recours aux sit-in, aux menaces d’immolation, à l’usage des tee-shirts ou de la communication sur le net. Ils choisissent d’agir sur un terrain sensible pour les représentants locaux du Makhzen, se dotent de leaders indépendants et négocient selon des modalités «participatives», qui les poussent souvent à des compromis proches du plus petit dénominateur. Ce profil de revendications sociales, appelant aux droits préférentiels, localisés et dispersés, reproduit en quelque sorte le modèle du social fabriqué par le Makhzen, dans lequel les avantages sont «octroyés».  En dépit du double référentiel, les mouvements sociaux semblent plutôt s’adresser à la volonté et la capacité du Makhzen à trouver des solutions ad hoc. On comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi le pouvoir politique a été tenté de gérer ces crises sociales selon les méthodes du passé et l’embarras d’une gauche obnubilée par la réforme des institutions.

Gestion makhzénienne des revendications des déshérités

La priorité dans la gestion des crises a été donnée au maintien de la primauté du rapport makhzénien conçu comme rapport de protection/exclusion, que ce soit vis-à-vis des agents ou des déshérités. C’est ainsi que le pouvoir n’a pas réagi en considérant ses subordonnés au plan local ou régional comme responsables des débordements, à l’exception du cas des provinces du Sud. Par ailleurs, les mesures prises en faveur des diplômés, des fils de mineurs, des soulaliyates et des familles sahraouies sont des arrangements ad hoc, constituant la plupart du temps des mesures en faveur des personnes physiques et/ou des mesures de caractère administratif, sans portée juridique (circulaires). En échange de ces mesures, les bénéficiaires renoncent à la poursuite des mouvements revendicatifs de manière implicite ou explicite dans les procès-verbaux des négociations.

Ainsi, dans le cas des diplômés chômeurs, le gouvernement a décidé de recruter directement sur titre les 4304 chômeurs diplômés (master et plus) inscrits dans les listes des associations de chômeurs, en dérogation aux dispositions de la loi des finances et aux procédures de recrutement dans la fonction publique qui n’est censée recruter que par concours. Pour ce qui est du conflit mené par les fils de mineurs, les autorités locales sont intervenues directement en faveur de l’adoption de critères de jugement des demandes d’emploi «favorables» aux manifestants. En ce qui concerne les soulaliyates, le gouvernement a produit une circulaire partiellement appliquée, incluant les femmes dans la liste des héritiers compensés, en cas de vente des terrains appartenant aux collectivités ethniques dont elles font partie.

In fine, les mesures prises ne sont rien d’autre que des «primes» distribuées aux groupes des déshérités en échange de la reconnaissance du primat du pouvoir du Makhzen. Cette gestion permet au pouvoir politique, sans changer la règle du jeu, d’élargir la clientèle de ses défenseurs, ou du moins de ceux qui lui sont redevables, tout en ménageant les soutiens des élites.

L’embarras de la gauche et le devenir des revendications

Les partis politiques de la gauche ont perdu leurs repères dans le mouvement social, au fur et à mesure de leur intégration dans le jeu institutionnel. Du coup, ils ont eu du mal à suivre ces mouvements et encore plus à les soutenir. Les partis de gauche considèrent  que la question sociale ne peut être résolue sans réformes démocratiques. En ce sens, ils privilégient les revendications sur le terrain de la réforme des institutions et négligent le terrain des revendications sociales. Or, seule la mobilisation des déshérités à la recherche de droits sociaux pourrait modifier les rapports de force politique et obliger les nantis à concéder les changements démocratiques. La gauche semble ainsi s’être dépossédée elle-même d’un levier important d’action et d’influence. Quant aux syndicats contrôlés par les salariés du secteur organisé de l’économie (public et privé), ils n’ont ni les moyens, ni la culture pour encadrer les mouvements des exclus.

Cette divergence stratégique a fait de ces mouvements des acteurs sans tutelle partisane ou syndicale, soutenus certes par des organisations internes et internationales, des acteurs porteurs d’incertitude dans le jeu politique. De par leur positionnement paradoxal interpellant le Makhzen dans sa fonction de tuteur tout en se réclamant de principes antinomiques basés sur le droit, le devenir des mouvements revendicatifs des déshérités représente un enjeu de taille dans les rapports de force politiques. Deux tendances s’opposent. Le premier scénario est celui de la convergence entre ces mouvements et le projet de renouvellement du Makhzen en tant que gestionnaire de rapports sociaux basés sur de nouveaux droits préférentiels. La réalisation de ce scénario s’appuie sur trois éléments plutôt favorables. D’une part, le nouveau patron de la politique marocaine semble capable, depuis la création du PAM, de négocier avec le chef de l’Etat les conditions d’une mise en œuvre de ces nouveaux droits préférentiels. D’autre part, les nombreux compagnons de route du PAM et de son patron paraissent pouvoir produire une justification politique «acceptable». Enfin, des possibilités d’instrumentaliser les mouvements revendicatifs semblent exister, à l’instar de ce qui se qui se passe en Chine dans la gestion des conflits sociaux4. La thèse que Lorentzen  énonce est la suivante : «Là où il existe des restrictions à la liberté d’information et à la compétition politique, les mouvements de protestation, gérés convenablement, sont des événements que les régimes en place peuvent mettre à leur service». La gestion intelligente de la protestation devient un instrument de contrôle de la «corruption d’en bas», de l’agenda politique et du recrutement de nouveaux soutiens. 

Ceci étant, les dirigeants ayant réussi à mener les réformes économiques et sociales de cette ampleur «sans douleur» sont rares. La littérature retient l’exemple chinois avec Deng Xiaoping qui a utilisé de manière subtile les outils du Plan pour amortir les chocs de l’ouverture5. Or, la réponse apportée jusqu’à présent, formée par la réforme constitutionnelle et l’augmentation de dépenses publiques mal orientées, ne semble pas encore à la hauteur des enjeux cités. Le deuxième scénario est donc celui dans lequel la gestion des conflits n’arrive pas à se départir des réflexes du passé, ce qui ne fera qu’encourager les mouvements similaires, dans un engrenage qui peut durer et porter atteinte à la crédibilité des engagements du Makhzen. Le retour au calme devient alors impossible, sans réformes en mesure de rétablir la crédibilité du pouvoir politique. On tomberait, dans ce cas, dans le schéma de rupture, décrit et analysé par Acemoglu et Robinson6 dans lequel une partie des élites, ayant peur de tout perdre, admet de partager le pouvoir avec le peuple en acceptant les règles de la démocratie.