Mobilité socioprofessionnelle : cas des femmes médecins

Mobilité socioprofessionnelle : cas des femmes médecins

Cette étude sur les carrières et parcours de femmes dans les mondes professionnels médicaux au Maroc poursuit et prolonge un travail antérieur mené sur la formation des classes moyennes et les processus de promotion sociale. Nous avions en effet animé un programme de recherche (voir Economia, n°5, février 2009) qui cherchait à dépasser une approche purement statistique des couches moyennes au Maroc, en combinant un travail qualitatif sur les représentations sociales attachées aux positions et possessions, et une approche quantitative sur la mobilité sociale et les mondes professionnels concernés.

Cette étude n’est donc en rien une description et une évaluation des professions de santé, de leur fonctionnement et de leur organisation. Nous avons d’abord cherché à comprendre des mécanismes de mobilité et de promotion sociales, dans un registre professionnel dont nous pensions par hypothèse qu’il était plus fortement et régulièrement ouvert aux femmes. Il ne s’agit donc pas non plus de mettre en évidence des phénomènes de discrimination de genre ou d’injustice dans le travail, même si c’est une question que nous avons abordée au cours des entretiens. Cette étude porte donc sur la mobilité sociale et professionnelle des femmes dans les mondes médicaux, les représentations qu’elles se font de leur métier et de leur carrière, les moments et les valeurs qu’elles ajustent.

DONNEES SECTORIELLES

Avant d’analyser les résultats combinés de ces deux campagnes de recherche, même si, répétons-le, notre étude n’est en rien une analyse institutionnelle du système de soins marocain, une brève description du contexte institutionnel général à l’intérieur duquel prennent sens les carrières et les parcours professionnels s’impose.

Même si l’OMS le juge encore insatisfaisant, le système de soins au Maroc a considérablement évolué en termes purement statistiques ces dernières années. Cette évolution se caractérise notamment par une augmentation notable du nombre des professionnels, toutes catégories confondues, et plus particulièrement un grand développement de l’offre hospitalière privée. Selon cette même source (OMS), il y aurait en 2010 au Maroc, 19 250 médecins, dont 10 933 exerçant dans les établissements publics, 8317 dans un établissement privé. Un effectif qui permet de calculer un taux de couverture médicale d’un médecin pour 1637 habitants, avec évidemment des variations très importantes selon les régions, les métropoles étant, sans grande surprise, les mieux dotées. Toujours selon les chiffres de l’OMS, plus de 50% de ces médecins exercent dans la seule région métropolitaine de Casablanca-Rabat. Pour donner un exemple de cette disparité entre le rural et l’urbain, on peut retenir que le nombre de médecins par habitants varie d’un pour 4201 dans la région rurale de Taza/Taounate (Nord-Est du Maroc), à un pour 1036 habitants dans la région urbaine dite du « Grand Casablanca ».

Le Maroc compte, toujours en 2010 et toujours selon l’OMS, 3857 chirurgiens-dentistes, soit un pour 16 000 habitants, la majorité d’entre eux exerçant dans des cabinets privés (environ 350 exerceraient dans un établissement public, selon les données du Ministère de la Santé, 2009). On compte enfin 8452 pharmaciens, et 27 786 personnes exerçant une profession qualifiée par l’OMS de « paramédicale », sans autre précision.

Au moins pour les médecins, ces chiffres indiquent une très forte progression, puisque le nombre total de médecins a plus que doublé en un peu moins d’une dizaine d’années, passant de 8972 en 1995 à 19 250 aujourd’hui. Il est important de signaler que cette augmentation concerne pour l’essentiel le secteur privé. En effet, le chiffre des effectifs du secteur public reste globalement constant depuis les années 2000, avec même une baisse des effectifs par rapport à 2007 : 9583 médecins dans le public en 2007, 9441 en 2008 (Ministère de la Santé, 2009). Selon cette même étude du Ministère de la Santé, portant sur des effectifs de 2007, 45% des médecins exerçant au Maroc le font dans le privé, avec un rythme constant d’augmentation sur la décennie (1999-2007) de 4,7% par an. En ce qui concerne la répartition par spécialités, 49% des médecins en exercice sont des généralistes, à égalité stricte entre privé et public. Dans les 51% qui exercent une spécialité, l’étude manque de précision sur la définition de ces spécialités (la catégorie « autre spécialité » compose 36% de l’effectif recensé dans le secteur public, 32% dans le privé) et, tout ce que l’on peut dire, c’est que les spécialités courantes, telles que représentées dans notre échantillon, sont gynécologie obstétrique (respectivement 4% dans le public et 6% dans le privé), chirurgie générale (4% dans le public, 5 dans le privé), pédiatrie (3% public, 4 dans le privé) ou encore cardiologie (2% dans le public, 3 dans le privé).

Le Maroc compterait aujourd’hui 380 cliniques et établissements hospitaliers exerçant sous régime privé, et donc un peu moins de 9000 généralistes et spécialistes exerçant en statut privé. La stabilité du secteur public masque par ailleurs un phénomène qui a marqué et marque encore profondément la dynamique et l’organisation de l’administration marocaine, tous secteurs confondus : les Départs Volontaires à la Retraite. Dans le cadre d’un Programme Structurel d’Ajustement, négocié et soutenu par les grands organismes transnationaux, FMI et Banque mondiale, le Maroc, après l’avoir annoncé dès la fin des années 90, met en place en 2004 un programme dit « Intikala »[1] qui prévoit le départ volontaire à la retraite de 50 000 fonctionnaires, objectif affiché, qui pour l’instant s’est plutôt stabilisé autour de 39 000 départs, surtout dans le secteur de l’éducation[2]. Le secteur de la santé est évidemment concerné par ce programme, qui vise à la fois des effets budgétaires concrets (peu flagrants cependant : selon plusieurs sources dont la Banque mondiale, la ponction des services publics sur le budget national est passé de 10,7% du PIB en 2004 à 10,2% en 2009) mais également une rationalisation de l’action administrative, notamment par une évolution des qualifications vers plus de spécialisation[3].

Le bilan chiffré des départs effectifs, la nature des changements et des restructurations engagés n’ont pas encore été faits, d’autant que, même avec des objectifs revus à la baisse, le programme est toujours en vigueur. Dans le secteur de la santé, dont les rumeurs professionnelles disent qu’il serait plus opérant que ne le souhaite la profession, une revue professionnelle fait état de 371 départs volontaires de médecins, dont 236 spécialistes et 135 généralistes, et de 1183 départs d’infirmiers[4]. C’est peu au regard des chiffres de la profession (moins de 5%). Ces départs, selon là encore des sources professionnelles, ont eu cependant un impact très fort sur le secteur dans la mesure où, d’une part, ces départs concernent presque exclusivement des chefs de service et le haut de la hiérarchie, de sorte que certains hôpitaux urbains, CHU compris, ont perdu la quasi-totalité de leur encadrement médical dans certaines spécialités, et d’autre part, ces départs ont été de fait des transferts du public vers le privé[5].

EN QUETE DE DONNEES GENRE

Les données sociodémographiques sur les praticiens sont quasiment absentes de la plupart des sources. L’étude prospective du Ministère de la Santé (2009) fait état d’un âge moyen des praticiens de 40,7 ans (chiffres 2007), sachant cependant que 55% des médecins en exercice ont moins de quarante ans. Exceptionnellement, l’OMS signale cependant que pour 2009, un tiers des dentistes en exercice seraient des femmes, et plus de la moitié des pharmaciens. Selon le Ministère de la Santé (Ministère de la Santé, 2009), en 2007, toutes spécialités confondues, le taux de répartition entre hommes et femmes était de 60% pour les hommes, 40% pour les femmes, avec une variation significative entre public et privé. Les femmes sont en effet, à cette date, 48% dans le public, tandis qu’elles ne sont que 30% dans le privé.

Si l’on considère que le secteur privé est plus lucratif que le secteur public, il s’agit bien là d’un discriminant statutaire qui, même dans une situation incontestable d’ouverture du secteur aux femmes jusqu’à une quasi-égalité, donne aux hommes une priorité dans l’accès aux ressources économiques. On peut avancer l’hypothèse qu’une analyse plus fine des spécialités renforcerait encore ce discriminant, notamment dans les domaines les plus lucratifs du secteur privé, notamment la chirurgie plastique (dite esthétique), dont les professionnels disent eux-mêmes qu’elle est presque exclusivement masculine.

Même difficilement exploitables, ces chiffres confirment cependant ce fait, avéré par les entretiens, que les professions médicales au Maroc sont des domaines économiques assez régulièrement et fortement ouverts aux femmes, même si évidemment il reste à analyser le type de carrière qu’elles y effectuent et les discriminants de statuts et de rôles qui se manifestent à l’intérieur de chacun des mondes professionnels.

Sans évidemment tirer des généralisations trop hâtives de ces données, partielles et peu « consistantes » socialement, il faut noter cependant la forte emprise désormais du secteur libéral privé sur le métier de médecin, y compris et on y reviendra, dans le rôle discriminant que joue la répartition public-privé dans le choix des carrières.

METHODE ET ECHANTILLON

Nous avons donc réalisé soixante entretiens biographiques auprès de femmes dont le point commun était d’avoir fait leurs études dans les deux universités de médecine préalablement enquêtées, Casablanca et Rabat. Nous avons rencontré nos interlocutrices selon la technique de la boule de neige, sur la base d’un premier réseau amical lié aux enquêteurs, à l’exclusion de relations familiales.

Au total, 57 de ces entretiens sont complets au regard de la grille d’entretien que nous avions élaborée, portant sur le choix de la carrière et les motivations initiales, le parcours professionnel, la situation personnelle et familiale, les valeurs professionnelles, les relations au travail et la perception des discriminations de genre.

Il s’agit donc d’un échantillon aléatoire, que nous n’avons cherché en rien à rendre représentatif, mais où nous avons cherché au contraire à construire les variantes et nuances d’un monde professionnel et social que l’on pourrait croire homogène. Or, ce fut justement pour nous une surprise, il se révèle à l’analyse beaucoup plus homogène que nous le pensions, et la diversité apparente des points de vue qui était visée par nos questions et techniques d’approche a souvent été prise en défaut par l’homogénéité idéologique des points de vue, des stratégies et des discours.

Avant d’aborder donc la logique des discours et de représentations, une brève présentation des caractéristiques sociodémographiques et socioprofessionnelles de l’échantillon s’impose. Dans notre échantillon, les professionnelles exerçant dans le public peuvent paraître surreprésentées, en réalité ces chiffres sont exactement cohérents aux données nationales (voir plus haut) : 70% des personnes enquêtées exercent dans le secteur public hospitalier, 30% dans le secteur libéral privé, un tiers en alternance privé-public, dont certaines dans une situation institutionnelle complexe, aux limites de l’informel. En effet, lorsqu’ils ont été boursiers de l’État, les praticiens signent une convention les obligeant à faire un minimum d’années de service dans le public avant d’être libres de choisir une affectation. Toutes celles qui sont dans ce cas s’y conforment, mais peuvent « ruser » marginalement, notamment lorsque leur conjoint exerce dans le privé en travaillant informellement à ses côtés.

Tous les secteurs professionnels sont représentés dans notre échantillon, des spécialistes aux généralistes, des médecins aux dentistes. En revanche, toutes les spécialités ne sont pas représentées, avec une surreprésentation probable des pédiatres et gynécologues. Surreprésentation dont on peut penser qu’elle est le fait d’une inflexion féminine de ces professions, l’une de nos interviewées le dit, invérifiable cependant en l’absence de données statistiques plus précises à l’échelle nationale. Au plan géographique, toutes les praticiennes interrogées exercent dans les régions urbaines de Casablanca et Rabat.

a- Pyramide des âges (Graphe 1)

Sur le plan sociodémographique, les caractéristiques de l’échantillon sont les suivantes : une pyramide des âges qui couvre tous les âges professionnels avec une dominante de moins de quarante ans, ce qui, là encore, est cohérent avec les données nationales.

b-Lieux de naissance (Graphe 2) et statut résidentiel (Graphe 2bis)

Une grande proportion de « sédentaires » sont urbaines par leurs lieux de naissance, urbaines parce que les grandes villes sont dominantes, Casablanca et Rabat, puis Fès/Meknès et Tanger/Tétouan, enfin Marrakech, et « sédentaires » donc puisqu’une grande majorité exerce dans la région métropolitaine où elles sont nées et ont fait leurs études.


c- Statut matrimonial et nombre d’enfants (Graphe 3) et âge au mariage (Graphe 3bis)

En ce qui concerne le statut matrimonial, près de 30% sont célibataires, 70% mariées (voir données graphe 3), 36% sont sans enfant (célibataires comprises). La taille des familles se répartit comme suit :

d- Catégories et statuts socioprofessionnels des parents (Tableau 1)

Pour ce qui regarde les origines professionnelles des parents, l’essentiel de nos interviewées sont filles de fonctionnaires, dans des familles où la part des mères travaillant est relativement importante, eu égard à la société marocaine.

[photo manquante]

e- Composition familiale des familles d’origine (Graphe 4)

Enfin, dernier élément de ce portrait sociodémographique de notre échantillon, les personnes rencontrées sont issues de familles nombreuses, certes mais loin cependant des grandes fratries rurales. Il est clair qu’on est là dans le Maroc urbain, entre deux générations qui, des parents de nos interviewées à celles-ci, sont les générations de la « transition démographique » (Courbage, Todd E., 2007).

Un simple coup d’œil au graphe 3 sur la taille des ménages auxquelles appartiennent nos interviewées met en évidence que la transition démographique se poursuit voire s’accélère d’une génération à l’autre, on y reviendra en croisant les données ici simplement présentées « à plat ».

Sociologie des filières médicales marocaines

Dans cette partie, nous avons utilisé des sources documentaires existantes pour tenter de décrire les dynamiques sociales qui animent les carrières et cursus scolaires des étudiants marocains qui font le choix de la médecine.


Il faut préciser que les sources que nous avons utilisées ne procèdent pas d’un questionnaire ou d’un échantillonnage élaborés pour cette recherche, mais d’une exploitation des fiches d’inscription et des dossiers scolaires et universitaires des étudiants. C’est une source évidemment très aléatoire car les données sont souvent lacunaires. Cependant, en tant que telles, elles fournissent une image où les effets de masse (2 382 dossiers ont été analysés et exploités, provenant des archives des facultés de médecine de Casablanca et de Rabat) compensent, relativement, la non-scientificité et le flou des données. À notre connaissance, un tel fichier n’avait encore jamais été exploité, il fournit donc un premier état descriptif de la population des étudiants et étudiantes en médecine au Maroc, portrait certes flou et général, qui précède et peut contextualiser les enquêtes par récit de vie que nous avons menées auprès des femmes médecins à Rabat et Casablanca (voir chapitre 3).

Le fichier que nous avons exploité se compose donc d’une fiche d’inscription, complétée, pour la carrière scolaire, mais pas forcément pour les données sociales, chaque année de nouvelle inscription. Les données sociodémographiques sont certes terriblement succinctes, approximatives, rarement actualisées. Ce défaut est cependant compensé par la taille de l’échantillon et la longue période qu’il couvre puisque nous avons rassemblé finalement une cohorte d’étudiants inscrits en première année de médecine et son évolution de 1967 à 2003.

Cette description s’est faite selon deux grandes catégories de données :

  •  le cursus antérieur et réussite des études : la série du baccalauréat, l’âge d’obtention du diplôme, l’âge à l’entrée à l’université et le cursus universitaire ;
  • les caractéristiques sociodémographiques fournies : le sexe, le statut matrimonial et l’origine socioprofessionnelle et sociogéographique de l’étudiant et de sa famille.

 

1. Le cursus scolaire 

Dans ce chapitre, nous avons rassemblé et analysé les données de cadrage portant sur le cursus scolaire et universitaire.

1.1. Effectif des inscrits par sexe (Tableau 2)

La proportion des garçons est évidemment supérieure à celle des filles, pour la première inscription en médecine, puisqu’environ six étudiants sur dix sont des garçons pour quatre filles. Cependant, l’écart n’est pas à ce point significatif pour qu’il fasse du sexe un discriminant majeur dans les études. Si l’on tient compte au contraire des écarts souvent constatés dans les taux de scolarisation, la poursuite des études primaires et secondaires, dans la société marocaine est marquée aujourd’hui encore par de fortes inégalités de genre dans l’accès à l’école. On peut au contraire considérer que, sans être en situation d’égalité, les études de médecine sont peu discriminantes, ce que d’ailleurs confirment les opinions des femmes médecins que nous avons rencontrées. Ajoutons enfin que le taux de filles s’élève légèrement en dentaire (43%), faisant de cette filière un lieu où les filles jouent, si l’on peut dire, à part presque égale avec les hommes, caractéristique là encore soulignée par nos entretiens.

1.2.Effectif des inscrits par série de baccalauréat (Tableau 3 et graphes 5, 6 et 7)

On constate, sans surprise, que 92,5% des inscrits proviennent de la filière sciences expérimentales. Si l’on ajoute que le reste des inscrits se partagent entre les filières mathématiques et biologie (série D). Sans surprise en effet puisque l’exclusion des filières littéraires est une caractéristique universelle ou quasiment des formations médicales (c’est d’ailleurs là que le discriminant est sans doute le plus fort en matière universitaire).

Rien de spécifique au Maroc en la matière, en précisant que cette prédominance de la filière sciences expérimentales concerne autant les filles que les garçons (91,59% des filles proviennent de la filière sciences expérimentales contre 93,13% des garçons). Rien donc de spécifique, si ce n’est cependant que cette variable montre bien que, d’une certaine manière, les discriminants internes surdéterminent les déterminants externes. Pour le dire autrement, les discriminants relevant strictement de la « compétence scolaire », jouent plus fortement que les déterminants relevant de critères externes (sexe, âge, position). Ceci bien sûr ne veut pas dire que les déterminants sociaux ne jouent pas dans le choix des filières et des études ! Cela signifie tout simplement que les déterminants sociaux ont sans aucun doute déterminé le choix universitaire et que, au niveau du baccalauréat, les filtrages sociaux ont déjà largement opéré et sélectionné les publics.

1.3. Répartition des inscrits par la mention obtenue au baccalauréat (Graphe 8)

La majorité des étudiants inscrit en médecine avaient eu la mention « Bien » au baccalauréat (34,5%). 30,5% avaient obtenu la mention « Assez bien » et 6,3% la mention « Très bien ». Le critère est intéressant à plus d’un titre, car il met en évidence deux caractéristiques des choix et discriminants dans les études : la filière médicale ne privilégie pas l’excellence mais la compétence, puisque le critère « mention » est moins fortement discriminant que le critère « filière ». Autrement dit, c’est bien la filière « science expérimentale » qui est discriminante, plus que la « mention », relativement bien sûr, puisqu’il y a néanmoins une majorité de « Très bien » et « Bien ». Mais ce critère renseigne aussi socialement : les étudiants qui choisissent médecine ne sont pas ce qu’on pourrait qualifier, sans jugement, une « élite » universitaire, mais bien plutôt une « classe moyenne » étudiante, ce que confirmeront les histoires de vie. En somme, on ne fait pas le choix de la filière par esprit de compétition ou de promotion sociale, mais plus globalement par pragmatisme (moyenne) ou par vocation (compétence).

 

1.4. Répartition des inscrits par dates d’inscription (Tableau 4)

N.B : Il n’y a pas d’inscrits entre 1967 et 1969.

L’analyse par date d’inscription met en évidence des inégalités très fortes, selon les années, avec des années à fort taux d’inscription 1975 et 1981 surtout, des années moyennes (plus ou moins inférieures à 5%), enfin des années « faibles » voire « nulles » ( inférieures ou égales à 2%). S’ils démontrent que les inscriptions au cursus médical sont soumises à des variations cycliques, le sens de cette donnée est cependant très difficile à saisir, car il supposerait que l’on puisse comparer, horizontalement, toutes les inscriptions universitaires de ces années, et, verticalement, les cycles générationnels correspondant. Seule une comparaison de ce type permettrait de comprendre si ces variations sont le résultat de sélections et d’orientations ou s’il s’agit plus globalement de variations dans les cohortes scolaires. Si le sens de ces variations est obscur, les effets sont cependant assez clairs, car il se produit là des effets de « génération », marquant la filière professionnelle elle-même, en introduisant des disparités d’âge dans le milieu professionnel, visibles dans l’échantillon que nous avons sélectionné.

Même si la part des garçons reste toujours plus élevée, on observe une légère progression de la part des filles dans la population. À titre d’exemple, l’année 1975, année de forte inscription, a aussi connu une augmentation massive des inscriptions féminines, puisque le nombre de femmes inscrites est passé de 29 en 1974 à 155 en 1975. Là encore, le chiffre est difficile à commenter sans mise en perspective. Une chose est sûre cependant, la part des filles est sujette à plus de variation dans les taux d’inscription que celle des garçons. Tout se passe alors comme si les filles formaient une population scolaire plus « fragile » que celle des garçons, au sens où leur scolarité semblerait soumise à plus de variations, donc plus d’aléas.

Ces critères cependant semblent ne pas avoir d’incidence sur les taux de réussite : le taux de réussite au niveau des branches est de l’ordre de 88,2% pour la médecine, et de 94,5% pour la médecine dentaire, l’analyse sexuée démontre que le taux de réussite chez les femmes dans la branche de médecine est de l’ordre de 41,7% contre 43,5%.

1.5. Effectif des inscrits par type d’études et sexe (Tableau 5)

L’âge moyen d’inscription en études de médecine est 20 ans pour la médecine et 19 pour la branche de médecine dentaire. Il n’existe pas de grande différence sexuée pour l’âge moyen d’inscription.

1.6. Effectif des inscrits par sexe et âge d’obtention du diplôme

L’âge moyen d’obtention du diplôme ne varie pas non plus selon le sexe : si en médecine l’âge moyen de fin d’études est de 28 pour les hommes et les femmes. On peut même signaler que, pour la médecine dentaire, les femmes obtiennent en moyenne leur diplôme plus précocement que les hommes, un an avant exactement. On peut s’arrêter un instant sur cette donnée car elle permet de mettre en évidence la complexité du fonctionnement des discriminants de genre : ce taux de réussite ne signifie pas en effet que les filles sont plus sérieuses et plus brillantes que les garçons dans leurs études, mais simplement qu’elles réussissent plus vite, pour entrer dans la vie professionnelle plus rapidement aussi. À titre d’exemple, on peut constater dans nos récits de vie, que les garçons font plus régulièrement que les filles des stages ou des périodes universitaires à l’étranger, facteur qui, s’il peut « retarder » le moment d’acquisition du diplôme ou l’entrée dans la vie active, joue par contre de manière très sélective dans la pratique professionnelle et les classements symboliques…

1.7. La durée des études (Tableau 6)

La durée moyenne des études en médecine est de l’ordre de 8,18 années, sans grande variation là encore en fonction du sexe : elle est de l’ordre de 8,03 années pour les femmes et 8,17 années pour les hommes.

De ces quelques données, encore une fois largement tributaires de leur mode de recueil plus administratif que scientifique, il faut cependant retenir deux saillances évidentes. D’abord, bien évidemment, la faible « résonnance » des discriminants de genre sur les cursus et les déterminants de filière, ce qui évidemment ne signifie pas que ce discriminant ne joue pas, mais simplement qu’il joue avant ou après la période universitaire. Toutes choses égales par ailleurs, l’arrivée à l’université signale donc une dominante des critères et déterminants de filière et de spécialité sur les déterminants de genre ou les déterminants d’âge.

La seconde remarque et saillance porte sur le fait, visible dans les données mais difficile à commenter, de l’irrégularité des rythmes d’inscription, dont l’impact social sur le milieu professionnel est fort puisqu’il fabrique des générations et des inégalités d’âge dans les professions.

 

2. Les caractéristiques sociodémographiques

C’est en cette matière que les données sont les plus lacunaires et parfois hasardeuses (notamment sur la définition de critères socioprofessionnels familiaux), toute interprétation se doit donc à une grande prudence.

2.1. Statut matrimonial (Tableaux 7 et 8)

À ce sujet, nous n’avons pu disposer que d’une information sur le statut matrimonial des étudiants au moment de l’inscription. Or, on le verra dans la seconde partie, nombre des mariages se font justement pendant les études, car il semble très naturel, dans une sorte d’endogamie professionnelle bien connue des sociologues, de choisir son conjoint sur les bancs de l’université, les médecins en la matière comme d’autres professions.

97,7% des inscrits sont célibataires contre seulement 2,3% qui sont mariés. Les taux ne varient pas selon le sexe, puisqu’on ne remarque pas une grande différence entre hommes et femmes : le taux de célibataires chez les femmes est de 97,8%, contre 97,6% chez les hommes. 2,2% des femmes sont mariées au moment de l’inscription à la faculté contre 2,4%.

2.2. Répartition des inscrits par sexe, branche d’études et statut matrimonial (Tableaux 9 et 10)

Tableau croisé Sexe * Situation

2,8% des inscrits en médecine sont mariés au moment de leur inscription, contre 0,3% en médecine dentaire. 1,7% des hommes en médecine sont mariés contre 1,1% et en dentaire le taux est le même pour les hommes et les femmes : 0,3%.

Le célibat est une tendance générale, qui s’explique par la jeunesse des étudiants, l’âge moyen au moment de l’inscription est de 19 ans et de 20 ans - rappelons qu’au Maroc, l’âge moyen au mariage est de 26 ans. Ces données cependant ne signifient pas forcément que la situation reste stable, au contraire. Une majorité des femmes que nous avons interrogées se marient pendant leurs études, préférentiellement avec un homme de même profession.

Malgré la faiblesse des effectifs, on peut affirmer cependant que le fait d’être marié au moment de l’inscription ne constitue pas une entrave à la bonne réussite des études. En effet sur les 55 personnes mariées au moment de l’inscription, 54 ont obtenu leur diplôme. Il semblerait par contre que le mariage « précoce » retarde relativement le moment d’obtention du diplôme : les étudiants mariés au moment de leur inscription ont une moyenne d’années d’études plus élevée que les célibataires, elle est de l’ordre de 10 années pour les mariés contre 8,07 années pour les célibataires.

Néanmoins, comme on ne dispose pas d’information sur le changement du statut matrimonial durant le cursus universitaire. On ne peut statuer sur le rôle que peut jouer le mariage au cours des études sur la poursuite des études en médecine, notamment pour le cas des femmes.

 

2.3. Composition des familles d’origine (Tableau 11)

Dans leur grande majorité, les inscrits viennent de fratries relativement importantes, la taille moyenne se situant autour de six à sept personnes (parents compris), avec une moyenne de 4,6 enfants par famille. Le seuil minimal, l’enfant unique, est assez rare ; le maximum, plus fréquent, se situe à 12 frères et sœurs. Rien cependant qui ne dénote dans le paysage sociodémographique du Maroc urbain, et qui fait des étudiants en médecine, comme d’autres données le mettent en évidence, les prototypes d’une classe moyenne urbaine.

2.4. Géographies familiales (Tableau 12)

75,8% des inscrits sont originaires de mondes urbains, sans grande différence entre les sexes. Filles ou garçons, les étudiants sont massivement issus du Maroc urbain, et plus encore, comme on va le voir, d’un Maroc métropolitain.

En effet, lorsqu’on s’intéresse à la ville d’origine des parents, on remarque qu’une grande partie des inscrits viennent des villes de Casablanca (21,9%), Rabat (16,6%) puis de Fès (11,6%). Ces trois villes fournissent donc plus de 50% de l’effectif des étudiants de médecine dans les universités dont nous avons rassemblé les dossiers, sans d’ailleurs que d’autres villes apparaissent de manière significative (plus ou moins 9%) dans l’échantillon.

L’analyse par sexe n’apporte pas des grandes modifications au niveau de cette répartition géographique : les femmes sont majoritairement originaires de Casablanca (19,7%), Rabat (19,2%) et Fès (12,3%). Les hommes accentuent la tendance, puisque majoritairement originaires de Casablanca (23,4%), Rabat (14,1%) et Fès (11,2%).

Effet de « tropisme local » évidemment, mais effet aussi de métropolisation, Casablanca Rabat et Fès constituant l’axe central d’un Maroc métropolitain qui, à l’exclusion de Marrakech au sud et du pôle tangérois au nord, rassemble l’essentiel de la population que l’on peut qualifier de « métropolitaine » plus que d’urbaine. L’effet local est certainement accentué par le niveau social des familles, largement représentatives des classes moyennes et que l’éloignement pénalise financièrement dans l’entretien des étudiants. La concentration des universités de médecine dans l’axe métropolitain Rabat - Casablanca produit donc une inégalité structurelle de fait, mais faut-il pour autant la considérer comme un privilège ? Les récits de vie et les entretiens répondent partiellement à cette question. D’une certaine façon, pour des étudiants issus de couches sociales modestes, le « tropisme » local universitaire constitue une chance supplémentaire de poursuivre des études universitaires sans quitter le foyer familial (ce qui évidemment n’est pas forcément le cas des étudiants originaires de Fès). Mais s’agit-il d’un « privilège » ou d’un tropisme ? Un privilège si les autres ensembles urbains du Maroc ne sont pas dotés en université, un tropisme spécialisant si ces villes offrent d’autres filières et d’autres possibilités de formation. Seule une analyse horizontale des filières et des formations disponibles permettrait d’analyser ce phénomène, auquel évidemment il faut ajouter la possibilité, que l’on sait très sélective, socialement et scolairement, de poursuivre ses études à l’étranger…

2.5. Origines socioprofessionnelles (Tableau 13 et graphe 9)

C’est en cette matière que les données administratives fournies par les fiches d’inscription sont les plus lacunaires et partielles. Il n’existe de renseignement que sur la profession des pères, quand elle existe, sans données évidemment ni sur les positions sociales des autres membres de la famille (mères, mais aussi frères et sœurs, dont les récits biographiques montrent qu’ils peuvent régulièrement contribuer à l’entretien de leur cadet ou cadette étudiant(e), ni sur les niveaux de revenus. La simple mention d’une profession « d’employé » pour le père pouvant couvrir une large, très large gamme de professions et de positions…

Donc, plus que sur le niveau de vie et la condition sociale réelle des familles, cette donnée renseigne plutôt assez globalement sur des « milieux » d’origine, dessinant à grands traits les contours de différences entre mondes sociaux. Ce sont donc les professions d’employés (50,3% environ) qui prédominent, dessinant les contours d’une frange inférieure des classes moyennes, suivies des « agriculteurs exploitants », environ 13,2% des étudiants déclarant cette profession pour leur père. Viennent ensuite deux autres mondes socioprofessionnels, celui des artisans et chefs d’entreprises (là encore, moins qu’une situation, très différente selon que l’on prenne le haut ou le bas de la catégorie, ce terme désigne un monde professionnel, peu représenté donc), et celui plus minoritaire des cadres supérieurs.

Sans grande surprise donc, et traçant un portrait très flou, les inscrits candidats aux études de médecine semblent représentatifs d’univers sociaux de couches moyennes urbaines, ce qui au Maroc n’a évidemment le sens général et « banal » qu’il peut avoir dans les sociétés européennes. Si l’on pense en effet que le Maroc est encore, pour peu de temps certes, un pays dominé par sa ruralité, dont les « élites » (voir Vermeren, P. (2002) École, élite et pouvoir, éd. Alizés) sont des mondes fermés, participant de bout en bout à des filières scolaires et professionnelles très sélectives, la surprise vient justement de ne pas voir ces élites participer à la formation des mondes professionnels médicaux, laissant ces formations à la portée et à la disposition justement d’une frange sociale relativement faible en effectif au Maroc, celui donc des couches moyennes. Faut-il penser que cette situation est révélatrice d’effets de segmentation (il y aurait une « autre médecine », invisible depuis l’observatoire où nous nous sommes placés, formée de praticiens instruits en Europe, monopolisant les filières rentables car coûteuses et issus des milieux de l’élite sociale) ? Seule l’analyse fouillée des carrières et des milieux professionnels peut le dire. Nous avons du moins conscience d’avoir posé les jalons en la matière d’une démarche.

 

[1].  Traduction littérale : « nouveau départ », relance, nouvel élan.

[2]. Voir, pour plus d’informations, Ben Osmane, K. (2005) ˝Le programme de départ volontaire de la fonction publique marocaine˝. Rapport École Nationale d’Administration, Rabat. www.unpan.org/innovmed/documents/morocco.pdf.

[3]. Voir à ce propos : Banque mondiale, web.worldbank.org/wbsite/external/accueilextrn/news.

[4]. Repère Médical, N°1, 2008. www.repère-medical.com/article1/html.

[5]. Manal.web-blog.com/article 830921.html.