Les cinq générations de la RSE

Les cinq générations de la RSE

Depuis quelques années, on assiste à une prolifération de productions scientifiques portant sur la RSE et le développement durable en contexte organisationnel. Parmi ces travaux, nous observons que certains relancent des questions qui ont été déjà discutées et intégrées à la réflexion de la communauté de chercheurs s’intéressant à ce concept depuis plus de cinquante ans. Ces retours aux questions fondamentales sont sains pour cette communauté, mais aussi pour les gestionnaires qui sont confrontés à des situations récurrentes dans leur pratique. Cela étant dit, il est opportun de reconnaître l’existence de ces débats historiques et des réponses qui ont découlé pour s’en inspirer aujourd’hui, ou tout simplement pour adopter des voies semblables ou différentes. Ainsi, pour faciliter l’entrée en la matière, nous suggérons d’aborder ce concept en délimitant cinq générations de définitions successives qui ont jalonné son histoire.

La première génération : le normatif (la responsabilité sociale)

Selon une perspective temporelle, cette génération de la RSE chevauche les années cinquante, soixante et soixante-dix. Elle prend naissance dans les travaux de Bowen en 1953. Elle est représentée par la citation suivante de Frederick : « Une entreprise se doit d’œuvrer pour une amélioration des conditions sociales » (Frederick, 1994 : 150). Cette obligation est proportionnelle au poids qu’occupent les entreprises dans la société (l’Iron Law de Davis) et leur incombe, car elles ont les ressources nécessaires pour résoudre plusieurs problèmes sociaux. Elle peut être assumée par des gestionnaires « éclairés » (enlighted self-interest) qui souhaitent que leur corporation agisse en bon citoyen dans leur communauté, dans le respect des valeurs sociales humanistes, religieuses et démocratiques (Frederick, 1994 : 151).

L’idée d’une responsabilité sociale des entreprises ne fait pas que des adeptes. L’attaque virulente de la part de Milton Friedman (1970) à propos de la RSE est un classique. Selon ce dernier, la recherche du profit est le seul objectif légitime des corporations. Les autres activités sociales ou philanthropiques constituent une forme de détournement de fonds, de taxes déguisées, qui contreviennent aux règles des marchés et aux principes démocratiques, les gestionnaires n’étant pas élus pour poser ces choix « sociaux ».

C’est pour sortir de ce débat « moral » que des chercheurs ont proposé d’orienter la recherche sur les pratiques de gestion.

La deuxième génération : le pragmatisme (la réponse sociale)

Cette génération de la RSE est celle des années soixante-dix. La notion de réponse sociale est orientée sur les moyens plutôt que sur les fins. Elle se réfère à « la capacité d’une entreprise à répondre aux pressions sociales » (Frederick, 1994 : 154). Pour les tenants de cette perspective, les pressions sociales existent, et dans un souci de bonne gestion, les entreprises doivent y répondre. L’entreprise joue un rôle réactif devant une société qui exprime ses vœux.

Une critique a rapidement miné la crédibilité de cette idée de « réponse sociale ». Celle-ci s’arrime autour de l’argument suivant : « En évacuant le débat moral (éthique), il deviendrait possible que la réponse sociale aille à l’encontre de différentes obligations dont il était question à la première génération » (Carroll, 1979). Par exemple, en répondant aux attentes des clients blancs du Sud des États-Unis au début des années 1950-60, les restaurateurs auraient exclu les Noirs, créant une situation où la réponse sociale positive aurait provoqué une situation éthique insoutenable (Victor et Stephens, 1994 : 149).

C’est pour éviter un tel dérapage que l’on voit apparaître les définitions de troisième génération qui réunissent sous une même bannière les principes de responsabilité sociale et les réponses sociales.

La troisième génération : la juxtaposition (la performance sociale)

La troisième génération de RSE occupe l’espace du champ de recherche pour la période allant des années soixante-quinze aux années quatre-vingt-dix. Elle est celle où l’on juxtapose les aspects normatifs et pratiques en faisant des deux principales dimensions un même construit, la performance sociale. Quelques modèles caractérisent cette génération, dont les plus reconnus sont ceux de Carroll (1979) et de Wood (1991).

Selon Carroll, la performance sociale organisationnelle des entreprises intègre des éléments de « responsabilité sociale », de « réponse sociale » et d’ « enjeux sociaux ». Les attentes économiques, légales, éthiques et discrétionnaires sont établies par la société (responsabilité). Pour y répondre, les entreprises peuvent utiliser quatre approches : réactives, défensives, accommodantes et proactives. La définition et le croisement de ces deux construits et de leurs dimensions demeurent des références incontournables sur le sujet.

S’inscrivant dans ce sillon intégrateur, Wood franchit un autre pas en adoptant une perspective « relativiste » et en rapprochant le modèle de RSE avec celui des parties prenantes :

« Les termes comme ceux de fonctions légitimes, obligations, mieux-être social, ne sont pas définis de façon absolue ou universelle ; ils sont circonscrits dans le temps et selon les cultures […] et même dans ces espaces temps-culture spécifiques, ils sont définis différemment par les parties prenantes qui véhiculent leurs propres valeurs » (1991 : 700).

Avec Wood, le concept atteint un niveau élevé de sophistication. La performance sociale, c’est une façon de penser et de concevoir la relation entreprise et société (responsabilité), une façon de s’organiser (réponses) et ce sont aussi les impacts liés à ces différents choix. Les aspects normatifs et les aspects descriptifs sont réunis et le modèle est inscrit, pour une première fois, dans un univers pluriel peuplé de parties prenantes.

La quatrième génération : l’interactionnisme

C’est au cours des années 1990 que l’on voit émerger ces approches de quatrième génération. Ce qui les distingue des générations précédentes, c’est que le pluralisme dont il est question à la troisième génération est maintenant circonscrit dans un espace théorique donné : celui du modèle des parties prenantes (stakeholders). Ce modèle suggère une opérationnalisation de ce qu’est la société « pertinente » pour l’entreprise. Les propos de Clarkson sont éclairants à ce sujet : « Il est important de distinguer entre les enjeux portés par les parties prenantes et les enjeux sociaux. Les entreprises et leurs gestionnaires gèrent les relations avec les parties prenantes, et non pas avec la société » (1995 : 100).

Les parties prenantes alors jouent trois rôles fondamentaux :

« 1. Elles établissent les attentes et les normes qui déterminent les dimensions souhaitables et non souhaitables de la performance.

2.  Elles sont affectées par les comportements de l’entreprise.

3.  Elles évaluent si les entreprises, à travers des comportements et actions, ont répondu aux attentes des groupes et organisations dans leur environnement » (Wood et Jones, 1995 : 231).

Autrement dit, comme « source d’attentes », elles définissent les normes à respecter par les entreprises. Elles établissent les principes de responsabilité sociale. Puisqu’elles sont aussi affectées par les agissements de la firme, elles évaluent les actions de cette dernière. Cette évaluation, dans une forme de processus circulaire, vient alimenter la réflexion et influencer la définition de la performance qui évoluera au rythme des relations entre les participants à ce processus. Ce modèle de quatrième génération s’inscrit dans ce que l’on peut classer comme du constructivisme social. Il n’y a plus de véritable distinction entre responsabilité et réponse sociale, les unes étant le reflet des autres, l’incarnation de celles-ci. Il n’y a plus de scission entre la sphère des valeurs et des faits, les deux étant présentes à travers les attentes et les réactions des parties prenantes.

La cinquième génération : l’intégration

Au cours des années 2000, dans la foulée de la ratification par plus de 180 pays du protocole de Kyoto (1997), convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, l’idée et le concept de développement durable s’imposent comme un impératif auprès des grands décideurs du monde (politique, économique, mouvements sociaux). Selon la définition classique, le développement durable (DD) doit répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Son application implique un engagement et un compromis entre les sphères de l’économie, de l’environnement et du social1.

La diffusion massive de cette idée d’un DD soutenu par les entreprises constitue une avancée importante pour ceux qui s’intéressent à la notion de RSE et la promeuvent depuis des années (parfois des décennies). L’intégration des deux concepts2 se fera rapidement et favorisera une mobilisation sans précédent des gestionnaires, chercheurs, professeurs, étudiants, etc. La RSE sera dès lors considérée comme « la traduction microéconomique du développement durable » (Koleva, 2008 : 26).

Ce rapprochement culminera alors que plus de 350 représentants provenant de 90 pays s’entendront sur une définition commune qui formera le socle d’une norme internationale sur le sujet, la norme ISO 26000. Il y est suggéré que la RSE consiste en :

« La responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et activités sur la société et sur l’environnement, se traduisant par un comportement éthique et transparent qui :

  • contribue au développement durable, y compris à la santé et au bien-être de la société ;
  • prend en compte les attentes des parties prenantes ;
  • respecte les lois en vigueur tout en étant en cohérence avec les normes internationales du comportement;
  • est intégré dans l’ensemble de l’organisation et mis en œuvre dans ses relations » (Turcotte et al., 2011).

Le lien entre les concepts de DD et de RSE est ainsi cristallisé, tout comme l’est la relation avec les parties prenantes et leur rôle décrit dans les modèles de troisième et quatrième génération.

Conclusion

Ce rapide survol de l’histoire du concept de RSE ne vise qu’à fournir certains repères aux étudiants en gestion, aux chercheurs et praticiens qui souhaitent s’engager sur cette voie. Ils retiendront que les questionnements entourant ces aspects de la gestion ne coïncident pas strictement avec ceux à propos du DD (cinquième génération). Déjà, au cours des cinquante années précédentes, plusieurs acteurs ont réfléchi et débattu de ces questions et la trajectoire épousée par cette communauté de parties prenantes peut servir de point d’ancrage pour aider à orienter, en partie, la direction des travaux à poursuivre

 

Bibliographie

Carroll (Archie B.), “A Three-Dimensional Conceptual Model of Corporate Performance”, Academy of Management Review, vol. 4, n° 4, 1979, pp. 497-505.

Clarkson (Max B.E.), “A stakeholder framework for analysing and evaluating corporate social performance”, Academy of Management Review, vol.20, n°1, 1995, pp. 92-117.

Frederick (William C.), “From CSR 1 to CSR 2: The maturing of business and society thought”, Business and Society, vol. 33, n°2, 1994, pp. 150-164.

Friedman (Milton), “The social responsibility of business is to increase its profits”, The New-York Times Magazine, 13 septembre 1970.

Koleva (Petia), « La responsabilité sociale de l’entreprise dans le contexte du développement durable : affaire d’entreprise ou affaire de société ? », Économies et Sociétés 42, n°1, 2008, pp. 25-54.

Turcotte (Marie-France) et al., « Comprendre la responsabilité sociétale de l’entreprise et agir sur les bases de la norme ISO 26000 », Les Publications de l’IEPF, Point de repère 18, 2011, p. 84.

Victor (Bart), Stephens (Carroll), “Business ethics: A synthesis of normative philosophy and empirical social science”, Business Ethics Quarterly, vol. 4, 1994, pp. 145-155.

Wood (Donna), “Corporate social performance revisited”, Academy of Management Review, vol.16, n°4, 1991, pp. 691-718.

Wood (Donna), Jones (Raymond E.), “Stakeholder mismatching: A theoritical problem in empirical research on corporate social performance”, International Journal of Organizational Analysis, vol. 3, n°3, 1955, pp. 229-267.

 

 

 

  1. Pour un retour sur les origines et l’évolution du concept de DD, voir Koleva (2008).
  2. Il est à signaler que ce sera le concept de RSE, et non celui de performance sociale tel que défini par Carroll et Wood, qui sera retenu et positionné en lien avec le DD.
  3.