Etat-Entrepreneurs étrangers, une relation enchantée

Etat-Entrepreneurs étrangers, une relation enchantée

L'Etat développe à l’endroit des entrepreneurs étrangers un discours orienté vers la légitimation de l’Infitah du Maroc sur l’espace économique européen. Il use de même d’une rhétorique conséquente pour faire valoir son attractivité. Ce sont essentiellement les politologues qui ont fait usage de cette notion pour décrire les opportunités de démocratisation dans le monde arabo-musulman1. Au Maroc, la conceptualisation de l’Infitah comme stratégie d’ouverture a été imposée d’en haut vers le milieu des années 1980 à la suite des recommandations de la Banque mondiale. Le Maroc était alors invité à ouvrir davantage son économie en élaborant un code d’investissement favorable aux investisseurs privés (nationaux ou étrangers)2. Dans le contexte maghrébin, l’Infitah cible trois priorités : la privatisation progressive du secteur public ; la mise en place des districts industriels voués à l’export avec la mise au travail d’une main-d’œuvre locale, encadrée et disciplinée ; la restriction des subventions aux produits de première nécessité (farine, riz, légumes, huile, sucre). L’Infitah est tout à la fois une stratégie et un discours, une rhétorique par laquelle on travaille à persuader de  l’attractivité et de la marche du Maroc vers le «progrès», ainsi que de l’importance cruciale de son inscription dans l’environnement méditerranéen. L’objectif pour le Maroc est même plus ambitieux : il s’agit, sinon d’obtenir un statut de membre à part entière au sein de l’Europe en construction, du moins d’en être un partenaire privilégié.

L’ETAT OU LA CONSÉCRATION DISCURSIVE DES ENTREPRENEURS EUROPÉENS 

Naguère, on entrevoyait les prémices de la singaporisation du Maroc, appelé à être le futur dragon de l’Afrique. La singaporisation, terme dénotant une spécificité géographique, est employé ici dans le sens de la prévalence d’une forme d’économie de transformation et de l’importance de la coopération économique à l’international. C’est à Clifford Geertz3 que nous devons cette conceptualisation qu’il a utilisée pour caractériser l’un des modes de la légitimité des nations. Plus spécifiquement, il renvoie à un mode de gouvernance en termes de réussite économique : un Etat se légitime en fonction du bien-être qu’il prodigue à ses gouvernés. Geertz considère Singapour comme une illustration de ce mode de légitimation.

Le comportement que l’Etat s’approprie dans ses textes et ses discours se déploie autour de plusieurs ambitions dictées par le souci constant de la vocation européenne du Maroc, notamment depuis les projets d’association euro-méditerranéens. Trois volets interdépendants constituent la trame de cette association :

- La «mise à niveau» de l’économie nationale (assainissement et transparence) ;

- La réforme de l’Etat et la mise en place d’ institutions politiques démocratiques ;

- Le maintien d’un équilibre socio-économique garant de la stabilité sociale, avec l’approfondissement des échanges entre sociétés civiles des deux rives en faveur de la démocratie et des droits de l’Homme.

Bon élève et disciple fidèle, le Maroc répond favorablement au système de notation et au barème des valeurs qui lui sont imposés. Le certificat de bonne conduite lui est décerné pour s’être engagé dans le processus de l’économie libérale, pour s’être conformé à la philosophie libre-échangiste et pour avoir «sacralisé» le droit, la loi et les vertus de l’excellence et de la rentabilité, au moins par le biais de déclarations d’intention : l’adhésion à la filiale de la Banque mondiale, à savoir l’Agence Multilatérale pour la Garantie des Investissements (AMGI) en 1992, l’accueil de la cérémonie fondatrice de l’OMC en 1994 à Marrakech, la signature d’un accord de libre-échange avec l’Union européenne en 1996 et la levée des protections douanières programmée pour 2012 en sont les exemples les plus notoires.

Chacune des parties (Etat marocain et UE) use de l’incontournable référence au partenariat. L’Etat marocain perçoit le partenariat comme une opportunité de plus pour asseoir définitivement sa légitimité dans le processus de la mondialisation libérale et assurer le développement socio-économique national. De son côté, l’Union européenne fait valoir l’intérêt économique du pays et la possibilité d’atténuer les flux migratoires vers l’Europe par la mise au travail des Marocains dans leur pays.

Les Investissements Directs Etrangers (IDE) ne reposent pas sur l’alternative hasard ou nécessité. Ils sont le résultat d’une convergence économique complexe, fondée sur une croyance forte : l’effet du global sur le local et l’aspiration du Maroc à intégrer l’Union européenne. L’économie-monde, pour reprendre I. Wallerstein, serait devenue la règle, l’alpha et l’omega, voire la référence obligée de toute économie désireuse de ne pas mourir dans une sorte d’isolationnisme «suranné». Cette économie-monde structure les rapports Nord-Sud sur la base de l’intégration et l’arrimage des économies du Sud à celles du Nord comme le note Jean-Robert Henry :

«Si l’Etat moderne reste l’acteur collectif d’une société et la résultante de ses contradictions, il devient de plus en plus le relais d’intégration de cette société au système mondial, le serviteur et le diffuseur de la modernité, légitimé en retour par la mission de développement à accomplir…»4

L’ETAT EN TANT QUE «FACILITATEUR» ÉCONOMIQUE

Si l’on peut avancer que le Maroc vit à l’heure des réformes depuis au moins la politique de l’open door (régime douanier favorable aux investissement étrangers), on ne peut s’empêcher de soutenir qu’elles sont souvent imposées de l’extérieur, appropriées et modelées en fonction des contraintes politiques internes. L’Infitah économique se déploie autour de plusieurs réalisations. D’abord, la mise en place d’une nouvelle charte d’investissement favorable aux investissements étrangers. Depuis 1995, d’importantes mesures d’incitation à l’investissement étranger ont été prises. Face à la concurrence, notamment du voisin tunisien, le Maroc met en place une nouvelle charte d’investissement où l’attractivité est le maître-mot. Cette charte simplifie les procédures administratives ; elle consacre l’ouverture par les entreprises étrangères et leurs employés de comptes en dirhams convertibles ou en devises étrangères ; elle permet l’acquisition par les Étrangers de parts sociales, y compris dans les entreprises publiques ; elle favorise le rapatriement automatique de capitaux et de bénéfices et rémunération des investissements autres que les prises de participation… Pour encourager les investissements étrangers, plusieurs mesures incitatives sont prises. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut citer les suivantes : exonérations fiscales et douanières, abattements importants des taux d’imposition et allègement du régime fiscal pour les investisseurs étrangers, élaboration d’un Code de commerce et mise en place des tribunaux de commerce sur le modèle français, régulation de la concurrence et des prix, impulsion d’une politique d’assainissement de l’économie avec le bannissement de l’informel et de l’économie de la drogue. Cette dernière mesure a été concrétisée par la campagne d’assainissement de 1996 initiée par le ministère de l’Intérieur pour lutter contre l’informel et la contrebande. Ensuite, le précédent de la campagne d’assainissement de 1996 érige l’Etat en rectificateur des égarements des acteurs économiques. Lancée par le ministre de l’Intérieur en 1996, cette campagne vise la lutte contre la contrebande, la corruption, l’informel et plus largement «les pratiques illicites qui polluent la bonne marche de l’économie».

Cette campagne sans précédent en faveur de l’assainissement de la vie publique fait partie du plan destiné à soigner l’image du Maroc auprès des investisseurs étrangers. Après de multiples interpellations, celles de la Banque mondiale notamment, à propos de la corruption, la contrebande et le trafic de drogue, le Maroc a lancé avec fracas une opération d’assainissement avec l’arrestation et l’emprisonnement d’une vingtaine de trafiquants et la convocation chez les juges de nombreux hauts fonctionnaires des douanes : «Nous avons répertorié 4 500 contrebandiers notoires. L’assainissement ira jusqu’au bout. Le Maroc est un Etat et ce ne sont pas les passeurs de savon et de jeans qui vont l’émouvoir. Aucune personne impliquée dans un trafic quelconque, quelque soit son rang, ne sera épargnée. C’est la règle»5.

Si tel est l’objectif affiché des autorités marocaines, le patronat, quant à lui, brandit la crainte de la fuite des investisseurs étrangers en faisant valoir l’effet psychologique de cette campagne : «Le climat est malsain, la confiance a disparu. Des investisseurs étrangers pensent déjà quitter le pays»6.

Cet échange traduit la coexistence de deux logiques : une logique politique de démonstration tendant à bannir l’économie souterraine et les formes de corruption qu’elle favorise. Elle vise aussi à déposséder l’opposition d’un argument de poids dans les stratégies électorales futures. La seconde logique, défendue par le patronat, consiste à présenter la campagne d’assainissement comme la démobilisation des investisseurs étrangers. Quoi qu’il en soit «l’opportunité s’inscrit dans le long terme. Elle se résume en trois mots : GATT, Union européenne, Barcelone…»7.

Cette campagne est aussi le révélateur d’un malaise dans la culture politique marocaine et une reconnaissance implicite que les différents maux ne relèvent pas d’un dysfonctionnement technique appelant des réponses d’une même teneur, mais sont le fruit d’une logique structurelle d’opacité et de clientélisme. Ce qui devrait être une machine de guerre contre la corruption est d’abord la reconnaissance officielle d’un fléau généralisé («Un système s’est peu à peu mis en place sur un schéma pyramidal, avec au sommet les pélicans de la corruption, convaincus d’être intouchables, et à la base tous les ramasseurs de petits bakchichs, parasites qui gravitent autour des petits centres de décision, toujours habiles à débusquer l’agent capable de donner rapidement satisfaction»8), voire d’un «ajustement du corps des médiateurs agréés et un recentrage politique»9. Enfin, la mesure phare consiste dans la création des Centres régionaux d’investissement (CRI) en 2002.

L’accession au trône du Roi Mohammed VI en juillet 1999 a donné une nouvelle allure à la politique de l’Infitah. Sous son autorité, plusieurs réformes sont annoncées et accomplies, notamment la création des CRI et la nomination d’un ministre délégué auprès du Premier ministre chargé des Affaires économiques générales et de la mise à niveau de l’économie. Conçus sur le modèle du centre de formalité des entreprises, les CRI ont pour ambition de régionaliser cette procédure et de la rendre plus souple. Ils demeurent toutefois assujettis aux attributions indéterminées puisque ne reposant que sur les directives contenues dans la lettre royale. A titre d’exemple, la controverse sur le statut et le caractère limitatif ou pas des secteurs cités dans ladite lettre. L’acte de naissance des CRI prétend répondre à l’exigence des investisseurs, notamment étrangers, pour la création d’un guichet unique qui réduirait les délais et simplifierait les obstacles de la création d’entreprises. Sous la responsabilité du Wali, ces centres regrouperaient sous le nom de guichet unique les différents services qui peuvent permettre à l’investisseur la création d’une société, toutes formalités confondues. Le guichet unique de formalité, première étape de l’investisseur, aurait pour but de lui fournir un seul document en 48 heures de délai. Le guichet d’assistance interviendrait dans la délivrance des différentes autorisations afférant à cette procédure de création d’entreprise (autorisation de construire, visa de conformité, autorisation d’importer des machines à taux préférentiel…).

L’ETAT EN «RÉHABILITATEUR» DE L’ENTREPRISE…

La flexibilisation accrue de la législation du travail consacrée par le nouveau Code du travail de 2004 aboutit à la consécration de la culture du consensus et du respect de la parole donnée dans le traitement des problèmes professionnels. C’est toute la portée de cette formule anglophone de gentleman’s agreement. Que veut dire au juste cette nouvelle formule ? Selon feu le roi Hassan II, il s’agit de doter le Maroc d’un Etat de droit pour les affaires en associant le gouvernement, le patronat et les syndicats dans l’effort commun de rendre le milieu du travail apaisé et les relations professionnelles affranchies de toute velléité de grèves : «Le secteur privé se doit de son côté d’affirmer sa détermination et son volontarisme dès lors qu’il a compris que les filières du développement exigent, plus que jamais, combativité, ténacité et mobilisation continue des énergies. S’il s’organise en conséquence dans tous les domaines d’activité, rénove ses techniques d’exploitation et poursuit son entente avec le monde du travail, il pourra envisager l’avenir avec confiance. C’est à ces conditions que l’entreprise citoyenne pourra devenir le fer de lance dans la bataille pour la croissance économique, le développement de l’emploi et la réduction des disparités sociales et régionales. C’est à ces conditions aussi qu’elle pourra répondre aux espoirs de l’économie marocaine, d’intégrer le marché mondial et d’être prête, le moment venu, à assumer efficacement l’instauration de la zone de libre-échange avec l’union européenne»10.

Etendard d’un faisceau de mesures allant dans le sens de la libéralisation de l’économie marocaine, l’attractivité cible d’abord les grands groupes et les investissements d’envergure. On peut apprécier cette stratégie de l’Infitah en nous intéressant aux flux d’investissements étrangers. A cet égard, la France surclasse ses concurrents en occupant structurellement, comme l’attestent toutes les données de l’Office des changes, la première place des investissements étrangers au Maroc.

L’ARGUMENT DE LA «MÉDITERRANÉITÉ» DU MAROC AU SERVICE DE L’ENTREPRENEUR EUROPÉEN

Parmi les arguments les plus mobilisés pour attester de la communauté des valeurs, le référent méditerranéen occupe un bon rang. Le recours à l’argument méditerranéen permet de faire du bassin méditerranéen un lieu de dialogue, une finalité historique et une communauté de destin, berceau de civilisation et de partenariat, enrichie par l’émigration-immigration et l’intensité des croisements.

Il est aussi un impératif politique destiné à contenir des poussées islamistes et à conjurer la perspective du «choc de civilisations». Ces arguments sont brossés à grands traits dans la littérature officielle européenne : «La relation privilégiée avec les voisins s’appuiera sur un engagement réciproque en faveur de valeurs communes se situant principalement dans les domaines de l’État de droit, de la bonne gouvernance, du respect des droits de l’homme, notamment des droits des minorités, de la promotion des relations de bon voisinage et des principes de l’économie de marché et du développement durable. Des engagements de la part des pays partenaires sont également demandés en ce qui concerne certains aspects essentiels de l’action extérieure de l’UE, en particulier la lutte contre le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive, ainsi que le respect du droit international et des efforts dans le domaine de la résolution des conflits»11.

Si l’autre rive de la Méditerranée constitue à la fois un défi économique, social, démographique et écologique, force est de constater que la capitalisation des ressources (qu’elles soient construites pour corroborer l’action et le partenariat, ou conformes à une réalité enfouie dans une histoire commune) ne peut être efficiente que par la sensibilisation les entrepreneurs potentiels à la culture marocaine. De ce point de vue, la formation dans les grandes écoles et dans les universités au management interculturel avec des équipes d’enseignants-chercheurs qualifiés constitue sans doute une plus value pour une implantation réussie des entreprises internationales au Maroc. Parce que les pays maghrébins (et le constat vaut particulièrement pour l’Algérie) sont traversés par une actualité politique qui accréditerait la thèse du choc des civilisations (montée de l’islamisme radical, déficit de légitimité politique, vulnérabilité du lien social, corruption des systèmes économiques nationaux…), l’argument méditerranéen peut se révéler efficient pour «corriger» ces failles politiques par le biais de l’impulsion économique. A cet égard, le regretté Rémy Leveau note : «La stabilité interne de la région est liée à son développement économique. L’interpénétration des «domaines» économique, politique et sociaux est renforcée par l’existence des relations humaines transméditerranéennes (par le biais des migrations et des échanges économiques, culturels et sociaux)»12.

Pour le Maroc, il s’agit de présenter une autre vision de l’islam, partie intégrante de la personnalité méditerranéenne et levier du dialogue constructif entre les cultures. Ce penchant pour la modération dans un environnement régional en tension est de nature à présenter la rive sud comme apte à enrichir la mondialisation et non à la combattre :

 «La globalisation des marchés est certes le premier des défis pour un univers plural tel que le monde méditerranéen. Cet univers a fondé ses liens internes, sur ses différences, sur sa diversité, sur son pluralisme culturel. Or l’islam est une composante de la Méditerranée. Il est concerné au premier chef par cette région, par ses cultures et par leur avenir» (Hassan II).

On l’aura compris : l’orientation générale tend vers l’intégration de l’économie marocaine dans une dynamique méditerranéenne plus large. Il est important de souligner que les secteurs les plus sensibles à cet appel et à ces discours sont ceux qui demandent un fort coefficient de main-d’œuvre non qualifiée et disposent des cadres formés à superviser son travail. La nature même de ces secteurs d’activité, le modèle de développement qui lui est consécutif s’insérant dans le vieux schéma ricardien de la division internationale du travail, confine le Maroc à une position géographiquement bien située et économiquement attractive. A cet égard, L’Etat marocain est doublement bénéficiaire de l’accueil des investisseurs européens. Premièrement et symboliquement, il s’agit d’afficher le credo de l’ouverture vis-à-vis de l’Europe, et donc de faire foi de sa disponibilité à jouer la carte du partenariat économique, voire à fonder l’ouverture sur l’affirmation de sa vocation méditerranéenne et européenne. Secondement, la prise en charge par les entreprises françaises d’une partie de la population vouée à l’inactivité pourrait avoir quelque chose de salvateur.

Nonobstant les mesures prises et les credo proclamés, force est de relever qu’empiriquement un clivage persiste dans le traitement des entrepreneurs étrangers à l’aune du volume et de l’importance de l’investissement. Les investissements d’envergure sont choyés et sont directement pris en charge par les décideurs politiques. Les investisseurs sont alors dispensés des démarches administratives souvent faites d’opacité et de lenteurs. En revanche, les «petits» investisseurs, malgré leur «capital social», se mettent directement en contact avec les administrations13. Si l’enjeu des réformes entreprises par l’Etat à l’endroit des entrepreneurs internationaux est d’aligner l’économie et le marché du travail marocains sur le modèle européen, la rigidité de l’administration, la difficile traduction des législations constituent un frein à la mise en place des réformes tant proclamées. Tout se passe comme si le choix du libéralisme imposé par le haut n’était contesté ni par la classe politique ni par la base sociale. On y discerne la primauté du symbolique et une stratégie d’attraction du capital européen. Pour que cette stratégie soit concluante, elle doit couvrir tous les secteurs d’activité. Mais force est de remarquer que l’attractivité est d’abord exercée sur les secteurs de transformation dans le cadre de la division internationale du travail.