Entretien avec BRANKO MILANOVIC : Des inégalités et des rentes

Entretien avec BRANKO MILANOVIC : Des inégalités et des rentes

La question des inégalités vous passionne depuis longtemps. En 2002 déjà, vous aviez fait une analyse selon laquelle 78% de la population mondiale sont pauvres, 11% sont des riches et seulement 11% relèveraient de ces fameuses classes moyennes (selon la distribution des revenus par rapport aux dépenses nationales). Comment en êtes-vous venu à étudier cette question ?

Mon intérêt pour le sujet des inégalités remonte à plus de trente-cinq ans, quand j’étais étudiant en Yougoslavie. J’étais toujours intéressé par les questions d’ordre social. Puis, lors de mes études universitaires, je me suis passionné pour les statistiques. On travaillait beaucoup sur les questions de distribution. C’est là où j’ai appris, pour la première fois, des choses au sujet du coefficient de Gini, Pareto ou de la distribution log-normale1. Finalement, je me suis rendu compte que mes deux passions se rencontraient sur la question des inégalités. C’est une question complexe : c’est l’art de configurer la distribution des revenus et d’élaborer de manière habile des questions très techniques les concernant, et c’est vraiment ce qui m’a attiré au début vers cette thématique.

Quelle est votre propre définition du concept « d’inégalité » ? J’ai constaté que vous êtes allé jusqu’à faire des recherches en histoire pour examiner la question. Pourriez-vous nous décrire le processus d’émergence de votre approche ?

Il faut préciser à chaque fois de quoi on parle. En effet, il y a de nombreuses inégalités. Dans mes travaux, je me suis préoccupé surtout des inégalités de revenus. Bien sûr, ce n’est pas la seule inégalité, il y a aussi l’inégalité des richesses, encore plus grande que celle des revenus (le revenu, c’est ce que reçoit un individu pendant une durée déterminée ; la richesse, c’est ce qu’il possède sous toutes les formes financières et autres à un moment déterminé). Puis, il y a aussi les inégalités raciales, de genre, d’éducation, d’accès à l’éducation, ou entre pays…

Le recours à l’histoire est nécessaire. L’histoire nous apporte des réponses sur les évolutions des inégalités. S’intéresser aux inégalités de revenus sur une trentaine d’années est très riche en enseignements. Pendant très longtemps, on n’avait pas beaucoup d’informations sur ce qui était arrivé dans beaucoup de pays au début du XXe siècle, au XIXe siècle et encore moins avant. Actuellement, l’histoire économique a fait d’énormes progrès et on peut aujourd’hui analyser ces questions sur une plus longue durée, ce qui ouvre des champs nouveaux de recherche et permet de poser de nouvelles problématiques de grande importance. Par exemple, les inégalités répondent-elles ou non à des cycles ? Qu’est-ce qui ferait augmenter ou réduire les inégalités dans la durée ? Si on arrivait à comprendre ce passé-là, il serait possible de trouver des réponses pour le présent et le futur. Par ailleurs, la question des inégalités est une question sociale et, pour les comprendre, il faut également les situer dans leur contexte social.

Dans vos analyses des inégalités et de la pauvreté, vous avez donné beaucoup d’importance au facteur spatial. Pourriez-vous expliquer les raisons de cette localisation ? Vous évoquez dans vos travaux le concept de « global inequality ». Pourquoi avez-vous privilégié ce concept ?

Le contexte spatial des inégalités m’a interpellé à travers mon intérêt pour l’inégalité globale. Autrement dit, il s’agit d’étudier des inégalités entre pays, entre individus qui vivent dans des pays différents (c’est le cas de l’Europe, pris dans le sens de l’Union européenne), mais aussi une différence entre individus vivant au sein d’un même pays, selon les régions (c’est le cas notamment de la Chine où, même aujourd’hui, les différences entre régions sont énormes).

L’inégalité globale, l’inégalité entre les citoyens du monde, est à un niveau le plus élevé, ou presque, de l’histoire : après la Révolution industrielle, certaines classes, et puis certaines Nations, sont devenues riches et les autres sont restées pauvres. Grâce aux taux de croissance importants en Chine et en Inde, il se peut que nous commencions à voir un déclin de l’inégalité globale. Mais ce n’est pas sûr et l’on ne devrait pas oublier que d’autres pays pauvres et populeux n’ont pas eu beaucoup de croissance économique. Avec la croissance de leur population, il se peut que l’inégalité globale soit poussée vers le haut.

Comment abordez-vous l’analyse des inégalités faite par Thomas Piketty ?

Le livre de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, est  une œuvre charnière très importante par le fait qu’il a réuni dans sa démarche trois parties de l’économie qui, jusque-là, n’ont pas été ignorées par les économistes mais plutôt traitées isolément. Il s’agit tout d’abord de la théorie de la croissance et les fonctions de la production ; puis, la distribution fonctionnelle entre le capital et le travail et, enfin, la distribution des revenus entre individus. Ces aspects étaient traités par les économistes séparément, jamais ensemble. La deuxième contribution de Piketty est d’avoir aussi travaillé sur le temps au travers de la production de données sur une dizaine de pays, et ce, sur un siècle. C’est vraiment un grand travail.

Mais on peut relever certaines choses qui pourraient constituer des faiblesses ou critiques dans cette grande œuvre, tel le fait d’avoir laissé de côté la Chine et l’Inde, c’est-à-dire une partie importante de l’Humanité sur laquelle il n’y a pas beaucoup de données dans son livre. Il y a aussi une question très technique : le capital productif et celui de la richesse ont été traités de manière équivalente. Or, la différence entre les deux, c’est surtout l’habitat (le logement). On sait que le logement a beaucoup augmenté en valeur sur les vingt ou trente dernières années. Considérer la richesse et le capital comme une seule et même chose pose problème.

Les pays de MENA sont une illustration de sociétés et économies très inégalitaires. Un rapport de la Banque mondiale, rendu public en automne 2014, met en évidence les effets négatifs provoqués par les privilèges accordés aux entreprises liées aux pouvoirs politiques et recense les distorsions qu’elles entraînent. La question des effets nocifs des systèmes rentiers sur les économies de cette région est ainsi prouvée. Que pensez-vous de ce lien ?

La rente est un terme souvent employé à tort et à travers, c’est pour cela que je tiens à plaider pour une vigilance dans l’usage des concepts. Il y a bien sûr dans l’économie agraire la rente foncière qui constitue la source principale de richesse, mais je ne pense pas que c’est d’elle dont vous me parlez. Je présume que vous entendez peut-être par-là, d’un point de vue économique, que la rente est perçue comme une distribution par laquelle certaines gens reçoivent des revenus avantageux alors que les autres ne vont pas en avoir. Les rares privilégiés parviennent à ces avantages grâce à des connexions et à la constitution de clientèles, les autres sont laissés pour compte.

Par l’examen des cas de pays suivants (Bulgarie, Hongrie, Pologne, Russie et Slovénie) sur la période de 1987-95, vous avez relevé que la transition économique et politique se traduit par une aggravation des inégalités économiques et socio-économiques. En relation avec ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, peut-on parler encore de transitions (Moyen-Orient, Afrique) ? Y a-t-il aujourd’hui des couches sociales bénéficiaires ? Lesquelles ? Où sont-elles ?

À l’époque, la transition signifiait le passage de certaines économies planifiées à des économies de marché. Cela s’est terminé il y a longtemps. Aujourd’hui, le terme de transition ne veut plus rien dire pour la plupart des pays de l’Europe de l’Est. Il n’y a plus vraiment un secteur d’État important sauf, peut-être, quelques exceptions pour des pays producteurs de pétrole car, là bien sûr, il y a toujours un rôle étatique important. Mais si la question, dans le sens des revenus et de standing de vie, est de savoir si ces transitions ont été ou non un succès, je réponds alors par la négation. En effet, si on entend cette transition comme une convergence avec des taux de croissance des pays riches pour réduire le décalage avec les pays de l’OCDE, cela ne s’est pas produit pour la plupart des pays. Seules trois contrées ont vu cette convergence se réaliser : la Pologne, l’Estonie et l’Albanie. En termes de population de cette région, il s’agit de 10% seulement. D’un point de vue économique, la transition n’était pas un succès.

La pauvreté et la précarité posent le problème de la distribution, autrement dit, la répartition des revenus. Pour de nombreux économistes de notre région, c’est un des lieux privilégiés de la rente, et vous avez écrit : « The main “inequalityextractors” today are not (within)-national elites, but an elitewhichisbasicallycomposed of the citizens of rich countries »2. Serait-il possible aujourd’hui de parler de rentes globalisées ?

Aujourd’hui, si on veut mener une campagne électorale, il faudrait beaucoup plus d’argent qu’il y a trente ou cinquante ans. Or, l’argent est détenu par des puissances économiques et ce sont celles-là qui vont le fournir aux candidats parmi les structures politiques, sous la condition de leur faire adopter et voter les politiques publiques et fiscales qui conviennent à leurs intérêts. C’est cela l’état des lieux en démocratie, et ailleurs aussi.

D’un autre côté, le système financier, comme part de la valeur ajoutée, est très important. Si vous observez la part de ce système dans le PIB il y a trente ans, vous constaterez qu’il ne représentait qu’une part insignifiante, soit autour de 2 à 3%, alors qu’aujourd’hui, pour un pays comme les États-Unis, c’est presque 10 à 15% de la valeur ajoutée et même davantage dans des localités comme New York ou Londres. Ces gens ont beaucoup d’argent et vous constatez que leur succès dépend des régulations qu’ils imposent dans le domaine des finances. Ils ont, bien sûr, intérêt à faire les régulations qui les arrangent et ils réussissent à le faire.

Le phénomène n’est pas nouveau, il existait déjà. Cela a commencé dans les années 80 et, aujourd’hui encore, cela continue, notamment avec les traités du commerce de l’Atlantique et du Pacifique, qui ne sont pas en vérité des traités de commerce, mais portent sur la protection des patentes et sur la régulation financière. D’ailleurs, sur ces traités, le grand public est tenu totalement à l’écart des négociations ; il ne sait pas ce que contiennent les accords, c’est un secret. Je pense donc que ce système ultra-libéral et sans transparence continue et est en train d’être amplifié.

Pourtant, on dit de ces régulations qu’il s’agit d’une quête de transparence.

Non. Je pense que, dans la situation présente, il n’y a pas de souci de transparence au niveau de l’économie mondiale, et que ce système où la régulation s’opère entre groupes fermés de personnes dans le secret absolu et laissant le grand public dans l’ignorance, démontre que les sphères de décisions sont en train de se globaliser et se font hors des États et des Nations.

Y a-t-il des bénéficiaires dans cette évolution ? Que dire par exemple des pays émergents ?

Lorsqu’on parle de ces pays, il faut réaliser qu’ils ne constituent pas un bloc homogène. Certains de ces pays ont bénéficié énormément de la globalisation, peut-être que certains d’entre eux ne sont plus des pays émergents − ou peut-être pas pour longtemps – car dans dix, quinze ou vingt ans, ils seront au niveau des pays développés. C’est surtout le cas des pays asiatiques : la Chine, mais aussi la Thaïlande, et même l’Indonésie.

La Chine aujourd’hui est au niveau du pays le plus pauvre de l’Union européenne mais si elle continue à évoluer en termes de croissance tel qu’elle l’a fait les années précédentes, elle sera bientôt au niveau de l’Union européenne.

Ainsi, certains pays dits émergents ont su bénéficier de la globalisation alors que d’autres l’ont moins bien fait, surtout en Afrique où il y a eu une faible convergence.

En somme, même le terme de pays émergents me semble aujourd’hui de plus en plus inapproprié.

Ne serait-il pas possible de faire une corrélation à travers ces mécanismes entre inégalités et flux des rentes (internes et inter–États) ?

Le terme de rente est utilisé de façon tellement abusive que j’hésite à l’employer. La rente économiquement parlant est un revenu qui n’est pas nécessaire pour le processus de production, c’est un revenu en plus. En clair, si vous ôtez la rente, la production restera la même, c’est l’idée principale en théorie économique. Par exemple, on peut parler de la rente pour des revenus très élevés dans le sens où vous n’auriez pas de changement de comportements des gens si les revenus étaient moins élevés. Prenons, par exemple, un athlète qui reçoit dix millions de dollars, et imaginons que vous lui donniez neuf millions de dollars, il ne changera pas pour autant son comportement. C’est une question de quantité, la rente ne commence qu’à un certain point.

Il m’est arrivé de parler dans mes travaux de « rente de citoyenneté ». Cela veut dire que si vous êtes né dans un pays riche, ayant la même qualification et fournissant le même effort qu’une autre personne née dans un pays pauvre, vous aurez un revenu beaucoup plus important que lui et, d’un point de vue global, cette différence est une rente. Je ne dis pas que cette rente doit être éliminée, elle ne peut pas l’être pour de multiples raisons mais, d’un point de vue économique, c’est un revenu, très important.

 

1.     Les principaux extracteurs d’inégalités aujourd’hui ne se trouvent pas parmi l’élite nationale mais une élite essentiellement composée de citoyens de pays riches (Trad. Economia).

2.     Il s’agit de notions statistiques utilisées pour mesurer l’inégalité des revenus dans un pays.