Entretien avec Assia Bensaleh Alaoui: quel positionnement géopolitique pour le Maroc dans l'Atlantique ?

Entretien avec Assia Bensaleh Alaoui: quel positionnement géopolitique pour le Maroc dans l'Atlantique ?

Le Maroc en gateway vers l’Afrique

Le Maroc joue depuis longtemps, en matière de géopolitique et de relations commerciales, la carte de la diversification. Alors que ses nouveaux partenaires se trouvent davantage à l’Est (Russie, Chine, pays du Golfe), sa volonté à jouer un rôle déterminant dans l’espace atlantique l’amène, en plus d’asseoir sa présence en Afrique, à renforcer ses liens avec ses partenaires historiques (UE et États-Unis). Or, ces derniers cherchent à développer la domination du Nord via le nouveau traité commercial TTIP (Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement) et une vision nordique de l’Otan. Dans quelle mesure le Maroc parvient-il à se faire une place et gérer ces tiraillements ? 

Que le Maroc ait l’ambition de jouer un rôle de premier plan dans l’espace atlantique n’a rien d’étonnant. Sa position stratégique unique, au carrefour de trois continents, du Nord/Sud et de l’Est/Ouest le prédispose à ce rôle. Son équilibre géopolitique tripode, qu’il veille à préserver : méditerranéen, atlantique et saharien, l’y invite tout naturellement.

En a-t-il les moyens ? Là est toute la question.  Dans une région perturbée, voire chaotique, le Maroc a su préserver sa stabilité et se prémunir contre des menaces diffuses, tout en consolidant le processus de démocratisation en cours. Le fait qu’il soit devenu à l’heure actuelle un acteur qui compte, voire un exemple, lui ouvre des perspectives dans ce « nouvel » espace atlantique, qu’il cherche activement à promouvoir du reste. La qualité des partenariats noués ainsi que certains « progrès » engrangés le confortent dans cette quête.

La diversification de ses partenaires, qu’il cultive en effet depuis fort longtemps comme vous le mentionnez, ne contrarie en rien une telle ambition. Tant la Chine, que la Russie ou les pays du Golfe y trouveront des raisons supplémentaires de renforcer leurs liens avec ce « web » d’accords de libre-échange, donc de créer une passerelle de plus vers l’Amérique latine et du Nord, « Gateway » de surcroît vers le business en Afrique, comme l’a qualifié l’Atlantic Council (Pham Peter, Ricardo René Laremont, Atlantic Council’sAfrica Center, août 2014). Le Royaume s’emploie activement en effet, et avec un certain succès me semble-t-il, à consolider et étendre ses liens fort anciens avec l’Afrique, qui s’affirme comme le continent d’avenir.

Le renforcement, par ailleurs, de ses relations avec ses partenaires historiques, qui ne datent pas d’aujourd’hui, s’accélère.

Dès la conclusion de l’accord d’association avec l’Union européenne, en 1995, le Maroc n’a cessé de revendiquer »plus«  et  »mieux« . De la politique de voisinage au « statut avancé », il a réussi à faire reconnaître sa spécificité. Encore récemment, ses propositions dans son « non paper » de mai 2015, dans le cadre des concertations pour la refondation de la politique de voisinage de l’UE, qui est en cours, sont de l’avis d’observateurs avertis les plus abouties et les plus innovantes.

Avec les États-Unis, les relations traditionnelles, qui n’ont cessé de se resserrer, ont été confortées, comme chacun sait, par la dimension économique avec l’accord de libre-échange (FTA), adopté en 2005, et plus récemment par l’institution du dialogue stratégique.

L’Otan, dont vous mentionnez la vision nordique est, quant à lui, demandeur de la contribution du Maroc, qui peut être militaire, humanitaire, politique, selon les intérêts de notre pays. Il fait du reste partie des comités de coopération et de dialogue de cette alliance et participera du 30 octobre au 6 novembre prochains dans le détroit de Gibraltar et en Méditerranée aux plus grandes manœuvres que l’Otan organise depuis la fin de la Guerre froide.

L’on sait qu’avecla diversité des partenaires et bailleurs de fonds,les conditionnalités explicites ou implicites peuvent être, à l’évidence, potentiellement conflictuelles.

Néanmoins, loin des tiraillements que vous suggérez, le Royaume du Maroc semble plutôt serein à cet égard. Fort de son identité plurielle et de sa pratique constante du dialogue, il reste fidèle à ses convictions profondes. Ainsi, l’option démocratique est une option irréversible, tout comme le sont l’État de droit et le respect des droits humains. Le Maroc s’est engagé résolument dans la défense et la promotion de l’islam modéré qui est le sien. Le leadership de SM le Roi, ainsi que l’expertise développée dans certains domaines, font d’ailleurs du Maroc un partenaire fiable et respecté, prêt quand il le faut à payer le prix fort pour ses engagements. Sa participation aux coalitions internationales, tant contre Daech au Moyen-Orient, que contre les rebelles Houthis au Yémen ne s’expliqueraient pas autrement.

Étendre la PEV à la façade afro-atlantique

Dans les travaux d’Atlantic Future, une des tendances qui se dessine laisse entrevoir la centralité des questions sécuritaires dans l’édification d’un éventuel espace atlantique intégré. Les enjeux concernent aussi bien la sécurisation des frontières, des personnes, des données que des routes commerciales, et bien entendu la lutte contre le terrorisme. Le Maroc, dans cette configuration, est à la fois un lieu carrefour et un espace tampon. A-t-il les capacités et l’ambition de jouer ce double rôle et de s’imposer comme acteur indispensable de l’Atlantique ?

A priori, le Maroc semble incontournable dans l’espace atlantique qui se dessine. À ce double rôle de carrefour et de tampon que vous mentionnez, il faudrait, me semble-t-il, ajouter aussi une autre dimension : sa propension à se projeter, notamment en Afrique.

Les défis sécuritaires y sont, en effet, aussi multiples que variés. Les réseaux transnationaux du crime organisé et trafics en tout genre pullulent et semblent avoir pris le pouvoir, notamment au sein de certains États, tissant des liens avec les groupes extrémistes locaux dont les plus actifs ont fait allégeance à l’État islamique ou à Al-Qaïda.

Tant à travers une coopération internationale étroite, où la dimension sécuritaire est omniprésente, que par sa stratégie propre, le Maroc s’est largement impliqué aux côtés des États concernés pour relever ces défis.

La coopération bilatérale avec les États-Unis s’est considérablement renforcée, notamment dans la lutte contre le terrorisme. C’est ainsi que l’accord d’août 2014 ouvre la voie aux services marocains de bénéficier de la formation contre la cybercriminalité offerte par le programme ATA (Antiterrorism Assistance Program), établi par le Département d’État. Avec les États-Unis et les Pays-Bas, le Maroc pilote un groupe international contre le terrorisme et fait également partie de l’AFRICOM (le Commandement des États-Unis pour l’Afrique ; en anglais, United States Africa Command).

Reste à savoir quelle ampleur et quelle forme prendra l’engagement américain dans ce « nouvel espace » et en Afrique, vu le pivot de sa politique vers l’Asie et un certain désengagement en Méditerranée et au Moyen-Orient. Est-ce que le fameux « light foot print » que la grande puissance préconise pour ces régions suffira à rendre justice aux immenses attentes et besoins ?

Au-delà de l’échange d’informations, capital en matière de sécurité, le Maroc est actif dans des tâches de formation militaire des Africains et a développé un savoir-faire dans les tâches humanitaires et notamment l’établissement d’hôpitaux militaires dans les zones de conflits. L’on sait aussi le soutien que le Maroc a, par exemple, fourni à la France lors de l’intervention au Mali.

Le Maroc est souvent cité par les responsables occidentaux et africains comme un exemple pour la lutte contre l’extrémisme. Sans nul doute que la stratégie globale et multidimensionnelle qu’il a mise en place, alliant capacités préventives et aspects opérationnels, soutenue par des forces de sécurité renforcées, rationalisées et mieux formées pour s’adapter à des menaces en mutation, en fait un exemple en la matière. Dans une région où le terrorisme, notamment, gagne du terrain, son expertise pour lutter contre l’extrémisme religieux est en effet de plus en plus recherchée. Après les accords conclus l’année dernière avec des pays africains, l’accord signé le 19 septembre à Tanger entre le Maroc et la France pour la formation à l’Institut Mohamed VI de cinquante imams français ouvre la voie à d’autres pays européens, comme le Royaume-Uni et la Belgique qui sont déjà demandeurs.

Le Maroc est, par ailleurs, convaincu que la sécurité durable consiste à donner aux populations de véritables enjeux dans leurs propres sociétés. C’est ainsi qu’animé aussi par le principe de solidarité, il est déterminé à partager avec l’Afrique ses propres avancées et savoir-faire et son approche globale préventive, alliant développement socio-économique, lutte contre la pauvreté, l’exclusion et l’illettrisme. C’est cette approche-là qu’il préconise pour l’espace atlantique, lorsqu’il proposeà l’UE, d’étendre la PEV (Politique européenne du voisinage) à la façade afro-atlantique, afin de mieux appréhender et prendre en compte la complexité de cette profondeur stratégique de l’Europe.

Avec la crise sans précédent des réfugiés, l’Europe a peut-être enfin pris conscience de la nécessité d’aider en amont les populations menacées, afin qu’elles puissent rester chez elles, et/ou dans les régions limitrophes et ainsi ne pas venir chez elle ! (C’est le sens du milliard d’euros débloqués en faveur du HCR (Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés), du PAM (Programme alimentaire mondial) et du fond régional, pour qu’ils puissent aider la Turquie, le Liban et la Jordanie à faire face à l’afflux des réfugiés.

Si l’Europe est prête à passer aux actes en Afrique après des décennies de discours compensatoires, il reste à savoir quelle mise en œuvre effective, avec quelle ampleur et à quel rythme le soutien au développement de l’Afrique et l’investissement européen en Afrique se feront ?

Pour conclure sur le Maroc, l’on voit bien que « sa diplomatie religieuse » et son implication économique et financière en Afrique le dotent d’un soft power appréciable et préfigurent du rôle qu’il peut jouer dans le cadre de cet espace atlantique. Il conviendra, bien entendu, à en préciser les contenus et contours une fois cet espace mieux défini.

Si, de surcroît, le Maroc gagne le pari de mener sa lutte contre l’extrémisme et l’exclusion, dans le cadre de la démocratisation et du respect des droits humains, comme en témoigne la création du BCIJ (Bureau central d’investigation judiciaire), il demeurera un havre de paix pour ses citoyens et l’investissement direct étranger et sera un atout précieux et incontournable, voire exemplaire, pour ses partenaires.

Le Sahara se doit d’être une région exemplaire en tous points

Le Sahara occidental, comme ensemble de ressources souterraines et littorales, mais aussi comme territoire sécurisé et administré, constitue une pierre d’achoppement incontournable pour un éventuel rôle atlantique du Maroc. Comment la diplomatie marocaine intègre-t-elle cet argument dans sa stratégie vis-à-vis de ses partenaires américains, européens et africains ?

Il est clair que la question du Sahara demeure le talon d’Achille du Maroc dans sa quête d’un rôle pivot dans la région.

Néanmoins, sur cette question, le Maroc a adopté une démarche de sagesse, me semble-t-il. Dans cette zone névralgique lourde de risques, le Sahara doit offrir aux citoyens la sécurité et la paix, mais aussi la prospérité auxquels ils aspirent. Le Maroc s’est engagé dans ce sens avec le plan d’autonomie. Les élections du 4 septembre dernier ont ouvert la voie à la concrétisation de la régionalisation avancée, désormais inscrite dans le marbre de la Constitution (1er juillet 2011). Cela veut dire qu’en conformité avec le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les populations locales, grâce à la gestion de leurs propres affaires, participeront à leur développement, assurant par là même leur droit au développement, qui est un droit humain collectif fondamental.

Pour répondre à un argument fallacieux souvent avancé, il convient de souligner déjà que le Maroc dépense pour la région et y investit des montants dix fois plus élevés que les revenus générés par ses ressources, tant du sous-sol qu’halieutiques.

Pour être diplomatiquement correcte, l’on peut rappeler que la solution définitive de la question du Sahara doit être acceptée par tous les acteurs concernés.

L’universitaire que je suis aimerait aller plus loin pour affirmer que nous nous devons de sortir par le haut. Certes, des négociations seront nécessaires pour mettre fin à l’immobilisme actuel. Mais, dans ce chaos régional ambiant, le Sahara se doit d’être une région exemplaire en tous points. Sécurité et développement durable mieux partagé, bien sûr, mais aussi un modèle de gouvernance à laquelle tous les citoyens marocains aspirent. La crédibilité régionale du Maroc se jouera aussi à l’aune de cette ambition-là

 

 

Biographie

Dr AssiaBenSalah Alaoui est titulaire d’un master en lettres anglaises (Université Mohamed V, Rabat 1978) et d’un doctorat d’État en Droit  (Université Paris II,1987). Ambassadeur itinérant de SM  Mohamed VI, Roi du Maroc, elle est co-Présidente de l’OCEMO (Office de Coopération économique pour la Méditerranée et l’Orient), Marseille ; Vice-Présidente de l’Association d’amitié Maroc-Japon (AMJ); Membre du Conseil d’orientation de « l’Institut Royal d’Études Stratégiques- l’IRES- Rabat, Maroc. Le Dr. AssiaBensalah Alaoui est l’auteur de plusieurs publications sur des sujets divers : la sécurité alimentaire, la sécurité en Méditerranée, le désarmement et la prévention des conflits ; le Partenariat euro-Méditerranéen, la démocratie et le dialogue interculturel.