Entretien avec ABDELALI BENAMOUR : « Gagnez de l’argent, à la sueur de votre front ... ! »

Entretien avec ABDELALI BENAMOUR : « Gagnez de l’argent, à la sueur de votre front ... ! »

La question de « rentes indues et de rentes justifiées » a été discutée lors des troisièmes Assises de la Concurrence en 2011. Quelle distinction faites-vous entre les deux ? Quelle définition donnez-vous, à partir de ces considérations, à l’économie de rente ?

Dans notre perception des choses, au niveau du Conseil de la concurrence, nous distinguons, en effet, rentes légitimes et rentes indues. Les rentes légitimes sont des rentes justifiées, c’est le fondement même de l’économie de marché. C’est quand vous parlez de profit (loyer d’un bien immobilier, rente agricole, etc.).

Les rentes indues sont des rentes non justifiées. Elles peuvent être de nature politique, économique, sociale. Les rentes politiques sont les plus simples à expliquer, dans la mesure où on sait que, dans certains pays, le pouvoir politique peut tirer profit de son positionnement. La Banque mondiale parle d’entreprises politiquement connectées.

Les rentes de type économique sont celles qui constituent le corps de notre travail, ce sont les pratiques anticoncurrentielles. Elles peuvent être le fait tant des entreprises que de l’administration elle-même. Quand elles sont le fait des entreprises, on parle de pratiques anticoncurrentielles. Quand elles sont le fait de l’administration, elles peuvent prendre plusieurs formes : location de marchés publics, subventions de l’État, pratiques discriminatoires, autorisations et licences d’activités octroyées sur une base non concurrentielle. Le fait de favoriser X au détriment du Y est une rente indue résultante du comportement de l’administration. La différence entre les deux cas, c’est que dans le premier, celui de l’entreprise, l’Autorité de la concurrence peut sévir par des sanctions, alors que dans le deuxième cas, elle ne peut intervenir que par un rappel à l’ordre.

Le troisième type de rente, c’est la rente sociale. À ce niveau, un certain nombre de questionnements se posent et, au lieu de définir, je vais essayer de poser une question : est-il préférable d’augmenter continuellement les salaires sous pression des syndicats sans qu’il y ait une productivité conséquente, ou meilleur, plus profitable pour l’économie, de booster l’emploi ?

Si vous distribuez trop de salaire, indépendamment de la productivité, vous allez diminuer la capacité d’épargne de l’entreprise, et toutes choses étant égales par ailleurs, vous diminuez la capacité d’investissement de l’entreprise et donc sa capacité à employer. L’augmentation des salaires sans productivité est donc une rente de type social.

Le comportement de rente est assez souvent présenté comme « destructeur » de l’économie. Pourtant, il s’inscrit parfois dans les politiques de développement économique. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

La rente peut être en effet un moyen de développement. Certaines rentes sont non seulement justifiées, mais tolérées. Ces rentes vont dans le sens du développement du pays. Elles peuvent avoir un caractère économique ou social. Ceci dit, elles restent anticoncurrentielles. Si, par exemple, les pouvoirs publics veulent booster les PME, ou les toutes petites entreprises, accorder des subventions n’est pas tout à fait concurrentiel. Mais, si l’État avantage ces PME, c’est pour qu’elles puissent se développer et participer au développement du pays par la suite.

Le plus important, c’est que ces subventions doivent être conditionnées, en termes de temps et d’objectifs. Si vous donnez carte blanche en terme d’aide permanente sans aucune condition, cela risque de devenir une rente indue.

La même chose est souvent citée dans le cas des champions nationaux. Parfois, il y a des champions qui tirent vers le haut, en termes de compétitivité de recherche scientifique, etc. On peut fermer les yeux sur un certain nombre restreint de comportements non concurrentiels. À condition, là aussi, que ce soit limité dans le temps avec des objectifs précis. Les rentes peuvent donc participer au développement du pays.

En ce qui concerne les rentes sociales justifiées, si par exemple on est dans une situation de marché, la meilleure qualité nécessite un prix qui peut s’avérer au-dessus de la capacité de revenu de certaines populations. Ces gens n’ont pas les moyens de se payer ces produits, c’est de la pauvreté. Le Conseil de la concurrence admet qu’on puisse aider ces gens, mais pour que cela ne se transforme pas en assistanat, des objectifs, selon un calendrier précis, doivent être fixés.

Est-ce qu’il y a une étude permettant d’analyser la rente par secteur ? Est-ce qu’il y a des études permettant de distinguer plus finement la rente par secteur ?

Non ! Cela ne pourra être possible qu’avec le nouveau texte de loi. Pour l’instant, on n’a pas le droit d’enquête. Quelques études sectorielles ont été menées. On est arrivé à faire le point sur presque toute la situation dans le pays. On sait ce qui se passe, par exemple, dans la téléphonie mobile, dans le secteur bancaire, dans les assurances, dans la grande distribution, dans l’industrie du ciment. On a également fait une étude sur la compensation, sur les marchés publics, etc. Toutes ces études nous en donnent pour l’instant une idée approximative. Par exemple, pour la téléphonie mobile, il y a des indices de non-concurrence, pas des preuves. Les preuves supposent le droit d’enquête pour aller au fond des choses.

Mais, de par votre expérience et votre expertise, dans quel secteur sentez-vous que les situations d’absence de concurrence peuvent être génératrices de rente ?

Je vais répondre à cette question en tant qu’économiste, et non pas en tant que Président du Conseil de la concurrence. L’économie marocaine repose sur deux béquilles. Vous avez, d’un côté, les oligopoles qui fournissent la plus grande partie de la valeur ajoutée du pays (les banques, les industries du ciment, la grande distribution, les industries pharmaceutiques). Les secteurs oligopolistiques comptent trois, quatre entreprises qui dominent le marché. Il y a donc des possibilités de pratiques anticoncurrentielles. Mais, ce n’est pas prouvé.

D’un autre côté, vous avez les PME avec une composante très importante de l’informel. En effet, il est difficile d’agir sur un aspect très informel des PME : les subventions. Cependant, des actions sont possibles en ce qui concerne l’informel de déviation.

Vous avez évoqué dans un entretien précédent sur les lobbies au Maroc, des « réfractaires aux réformes entreprises dans le pays, voire même opposés à la volonté politique de l’État ». Le non-respect des principes de concurrence peut-il provenir d’acteurs voulant préserver des positions rentières ?

Il y a deux optiques de réponse pour cette question. Vous avez l’optique politique, que je vais écarter, et vous avez l’optique du Président de l’Autorité de la concurrence. Le plus grand ennemi de la concurrence qui démarre, c’est justement le lobbying, surtout quand il est politiquement fort. Certains lobbies perçoivent la réforme de manière négative.

Quand on militait auparavant pour le changement politique, on entendait des messages d’encouragement pour les réformes entreprises (économie, enseignement, etc.). En même temps, on constatait que la situation n’évoluait pas. Cela veut dire qu’il existe, en douceur, des actions anti-réformes qu’il est difficile de détecter.

Au niveau du Conseil de la concurrence, le seul indice que j’ai pu relever quant à l’existence d’un lobbying, c’est qu’au bout de six années de militantisme, d’encouragements de toute part, on a dû attendre six années avant que le texte de loi ne soit changé. Cela veut dire qu’il y a eu des positionnements réfractaires à l’évolution des choses.

Plusieurs réformes de politique économique ont été entreprises depuis les années 80 dans plusieurs pays, dont le nôtre, pour remédier à l’économie de rente. Pourquoi ces réformes n’ont-elles pas permis d’en sortir?

Quand on parle de réformes, je crois qu’on peut se positionner à deux niveaux. Il y a un premier niveau de réformes entreprises par le pays depuis l’ajustement structurel. Ces réformes ont touché essentiellement la libéralisation de tous les marchés. En d’autres termes, faire en sorte que le marché s’ouvre. Tout naturellement, cela a permis au pays de réaliser quelques acquis. Sauf que s’ouvrir suppose une régulation. Le problème se situe à ce deuxième niveau. Nous nous sommes engagés sur la voie de l’ouverture et de la libéralisation sans penser la régulation. Il y a donc des réformes qui n’ont pas été faites. Aujourd’hui, le pays a besoin d’une autre génération de réformes qui sont beaucoup plus dures à mener car difficiles politiquement et économiquement. Il est vrai que certaines d’entres elles sont déjà entreprises mais avec les difficultés qu’on connait. La réforme du système éducatif, par exemple, est dure à mener. C’est un domaine où il y a énormément de lobbies qui empêchent la réforme. Le système éducatif, c’est une commission avec cent personnes, représentant différentes tendances, c’est la meilleure façon de ne pas avancer à mon sens. La réforme de la justice est dans une situation presque identique. Le système de retraite également. Donc, il y a des réformes nouvelles générations à mettre en place.

Il y a une hypothèse selon laquelle les pays qui doivent gérer en même temps une transition politique et une transition économique sont souvent devant un dilemme et parfois l’un bloque l’autre. Quelle est votre appréciation de ce dilemme auquel nous faisons face ? Devons-nous avoir, d’un côté, une transition politique vers plus de démocratie, vers plus de transparence, plus de révision de comptes, plus de responsabilité individuelle de tous et, d’un autre côté, une transition économique par le biais d’une régulation de marché et d’une mise en place d’une concurrence par le marché ?

C’est une question fondamentalement politique avant d’être économique. Lorsque j’étais à la tête de l’association Alternative à la veille même du gouvernement d’alternance, nous avions été très favorables pour un rapprochement entre les forces majeures du pays, c’est-à-dire les plus légitimes d’entre elles, les partis politiques de l’opposition à l’époque et la monarchie.

J’étais pour un rapprochement pour que la démocratie se fasse sans apeurer ceux qui peuvent avoir peur d’avancer. Lorsque il y a eu l’alternance consensuelle, on n’a pas su, à mon avis, gérer une synthèse : la nécessité d’aller vers la démocratie d’un côté et l’impératif d’avoir la confiance du Roi d’un autre.

On est plus allé vers la confiance, c’est bien, je ne suis pas contre. J’ai commencé par dire que j’étais pour le rapprochement, mais j’aurais voulu, une fois là-dedans, que les acteurs politiques penchent un peu plus vers la démocratie.

Je suis pour une évolution de la démocratie avec le Roi. Les gouvernements qui se sont succédé après celui d’Abderrahmane Youssoufi ont privilégié progressivement l’aspect confiance au détriment de l’évolution démocratique. Et, à mon sens, ce n’est même pas bon pour la monarchie elle-même, qu’on se doit de défendre.

Cette synthèse, difficile à obtenir, va avoir des répercussions sur le plan économique, parce que n’oublions pas que le pouvoir politique peut évoluer dans un sens ou dans un autre en raison de ce qui se passe dans l’économique. En fait, tout est lié. Il faudrait qu’un gouvernement puisse dire − et que cela soit général : « Nous avons confiance en la monarchie, nous sommes pour la monarchie, nous défendons la monarchie. » Et, d’un autre côté, nous voulons une transition démocratique plus rapide, et nous voulons une évolution plus correcte vers l’économie du marché et la lutte contre les rentes non justifiées.

Si vous deviez avoir un plaidoyer en tant que Président du Conseil pour la concurrence comme moyen de sortir de l’économie de rente, quel serait l’argument que vous mettriez en avant ?

D’abord, j’ai parlé de réformes parallèles pour que le marché puisse fonctionner correctement. Ensuite, je pense personnellement qu’il faut afficher un slogan que j’aime souvent citer : « Gagnez de l’argent, mais gagnez-le à la sueur de votre front, sans concurrence déloyale et en payant vos impôts ! ». Gagner beaucoup est légitime. Je pense que cela peut être un slogan favorable à l’émergence d’une nouvelle classe économique, composée de jeunes, qui veulent gagner de l’argent. On est dans une économie mondialisée. Il faut que les jeunes puissent rêver.