Démographie et soulèvement dans le monde Arabe

Démographie et soulèvement dans le monde Arabe

Le «Printemps arabe» semble avoir ressuscité l’identité des peuples arabes par-delà leur division en nations. L’élan qui les traverse, du Golfe à l’Atlantique, est porté par Internet et les communications virtuelles, c’est-à-dire par les emblèmes d’un monde global. Il est aussi enraciné dans des réalités structurelles locales que les peuples arabes partagent : les révoltes arabes prennent toutes naissance dans les intenses frustrations de la jeunesse. Dans tous les cas, il y a un fil qui relie la révolte à la démographie et aux migrations.

Le visiteur découvrant le monde arabe dans les années 1970 était frappé par le nombre élevé de jeunes enfants que l’on voyait dans toutes les familles, en ville comme à la campagne. Retournant aujourd’hui sur les mêmes lieux, notre visiteur ne manquerait pas de noter l’absence tout aussi remarquable des enfants, contrastant avec l’omniprésence des jeunes adultes. Les enfants d’hier ont grandi, mais ils n’ont pas été remplacés.

Le poids des jeunes

Depuis un demi-siècle, la population est vue comme un problème par les gouvernements arabes. Jusque dans les années 1980, le problème venait d’une natalité trop élevée et la solution résidait dans le contrôle des naissances. Un à un, tous les gouvernements arabes adoptèrent donc des programmes de planification familiale et les effectifs de naissances se stabilisèrent, et par endroits diminuèrent. Les générations les plus nombreuses sont celles nées dans les années 1980 et 1990. Elles ont l’âge auquel on entre dans la vie active. Le problème démographique s’est déplacé des nouveau-nés vers les jeunes adultes et les 20-35 ans,  perçus comme le groupe d’âge sensible par excellence. Leur nombre s’est accru plus vite que les ressources auxquelles ils ont accès, de l’emploi qui fournit un revenu et un statut, aux libertés et à la participation politique.

Les marchés arabes du travail sont devenus particulièrement difficiles pour les jeunes adultes. Non seulement leurs générations sont les plus nombreuses mais, pour la première fois, les jeunes hommes sont concurrencés par les jeunes femmes, qu’un retard spectaculaire de l’âge au mariage et à la maternité libère désormais pour l’exercice d’une activité professionnelle. De plus, grâce aux efforts considérables consentis par les familles et les Etats pour développer l’éducation, les jeunes des deux sexes ont reçu plus d’éducation scolaire et universitaire que toutes les générations précédentes. Alors que les populations ne s’accroissent plus qu’à un taux compris entre 1% et 2% par an, la population d’âge actif s’accroît annuellement de 3%, la demande d’emploi de 4-5% et la masse de capital humain, qui se présente sur le marché du travail, de 6-8%.

Un nombre exceptionnel de jeunes adultes bien éduqués sont-ils une chance, ou un fardeau, pour les sociétés arabes ? Deux interprétations sont possibles. La première, optimiste mais théorique, est défendue par les Agences de développement pour lesquelles un surplus démographique aux âges actifs allège, en termes relatifs, la charge que font peser les groupes d’âges inactifs (enfants et personnes âgées), créant un contexte favorable à l’épargne et à l’investissement.

Mais pour épargner, un jeune adulte doit d’abord trouver un travail rémunérateur. Or, sur les marchés du travail des pays arabes, c’est le chômage et le sous-emploi qui l’attendent et, une fois qu’il a enfin trouvé un emploi, une sous-rémunération de ses qualifications. S’ils ne trouvent pas d’emploi à hauteur de leurs qualifications, de jeunes adultes en grand nombre ne sont plus un actif mais un passif pour l’économie.

La seconde interprétation souligne que (s’il est vrai que la compétition n’a jamais été aussi aiguë pour les jeunes) son contexte a radicalement changé du fait de la chute de la natalité. Pour la première fois, les jeunes adultes se trouvent libérés du poids de la famille. Ils n’ont plus, comme hier, la charge de nombreux enfants (leur natalité est basse) sans avoir déjà, comme ce sera le cas demain, la charge du vieillissement de la population (grâce à la haute natalité de leurs mères). Le monde arabe est à un moment charnière de son histoire où une société de familles cède la place à une société d’individus, qui pour la première fois jouissent d’une liberté de mouvement.

Face à l’exclusion : partir ou protester

Une jeunesse arabe éduquée et largement affranchie des contraintes familiales du passé nourrit de grandes espérances. Mais face aux obstacles, les espérances se transforment en frustration. Le chômage et la sous-rémunération du travail créent une frustration économique tandis que l’écart qui se creuse entre savoir et pouvoir engendre une frustration politique : les jeunes générations sont les plus éduquées, mais, dans un système qu’on a pu qualifier de néo-patriarcal, le pouvoir appartient aux générations anciennes.

Face aux frustrations, les jeunes peuvent soit taire leurs revendications et continuer de se soumettre à l’ordre établi (économique et politique), soit partir, soit encore se révolter. Ce sont les trois réponses possibles face à la détérioration d’un système, selon l’économiste Albert Hirschman (Exit, Voice and Loyalty).

Partir, c’est-à-dire émigrer, a été durant des décennies la réponse de nombreux jeunes du monde arabe, à l’exception des Etats pétroliers du Golfe et de la Libye. Vingt millions de citoyens des pays arabes vivent aujourd’hui hors de leur pays. L’Egypte, le Yémen, la Tunisie, le Maroc, la Jordanie, le Liban, la Palestine et la Syrie ont chacun entre 5% et 20% de leurs citoyens qui résident à l’étranger (au Maroc et en Tunisie, cette proportion a doublé depuis 1995) et une véritable culture de l’émigration s’est développée d’un bout à l’autre de la région. Des enquêtes représentatives au niveau national ont ainsi trouvé des proportions de jeunes désirant émigrer atteignant 15% en Egypte, 25% au Maroc et jusqu’à 76% en Tunisie. Ces proportions, qui expriment un rêve plutôt qu’une réalité (la plupart des personnes interrogées n’ont pas pris des mesures concrètes pour effectivement émigrer) en disent long sur le sentiment d’insatisfaction qui a gagné la jeunesse arabe.

La protestation a de longue date eu partie liée avec l’émigration, bien avant les révoltes de 2011. Dès les années 1960, les gouvernements des pays d’Afrique du Nord avaient inventé un mouvement associatif, les «Amicales», chargé d’infiltrer les milieux d’opposants émigrés. Une enquête conduite dans les années 2000 au sein de la diaspora algérienne au Canada montre que les raisons politiques, et non économiques, qui prévalent en Algérie sont les vrais motifs qui empêchent le retour des émigrés dans leur pays. Le gouvernement syrien a confié au ministère des Affaires expatriées le soin d’organiser la diaspora syrienne, de sorte qu’elle fasse les louanges du pays et non sa critique. Emblématique du lien entre émigration et révolte, c’est un jeune cadre égyptien émigré dans le Golfe, Wael Ghonim, qui a contribué, sur Facebook, à organiser la mobilisation de la place Tahrir au Caire.

Les révoltes arabes ne se limitent pas aux pays d’émigration. Des pays d’immigration - la Libye, Bahreïn, mais aussi Koweït, Oman et, dans une moindre mesure l’Arabie Saoudite - sont également le théâtre de mouvements de protestation. Dans leur cas aussi, il existe un fil reliant révolte et migration. Les pays arabes pétroliers se sont en effet éloignés du modèle rentier avec les crises pétrolières des années 1990 et 2000 - et l’embargo international dans le cas de la Libye - qui ont amoindri la capacité des Etats à subventionner leurs populations et à leur fournir une garantie d’emploi. Comme par ailleurs les employeurs privés du Golfe ont toujours préféré, et continuent à préférer, employer des immigrés plutôt que des nationaux, quitte à contrevenir aux mesures d’indigénisation de l’emploi dictées par les Etats, la jeunesse du Golfe commence à faire l’expérience amère du chômage. Les immigrés sont désormais perçus comme des concurrents. En Libye, ils ont fait l’objet d’expulsions massives à diverses reprises depuis le milieu des années 1990 ainsi que d’agressions en masse par la population autochtone. Au Bahreïn, des tensions ont resurgi à la faveur de la révolte du printemps 2011 au cours de laquelle des protestataires chiites ont réclamé que les immigrés récemment naturalisés, tous sunnites et pour la plupart pakistanais, soient déchus de leur nationalité bahreïnie nouvellement acquise.

Quels impacts les révoltes auront-elles sur les migrations et notamment sur l’émigration, qui est une réponse à l’insatisfaction, ou à l’insécurité ? Beaucoup dépendra des réalisations des nouveaux régimes. S’ils parviennent à répondre aux aspirations de leurs peuples, à leurs revendications économiques mais aussi à leurs aspirations à la liberté et à la participation politique, on peut imaginer qu’un mouvement de retour au pays d’anciens émigrés pourrait se dessiner. Il faudra du temps pour cela, comme il en a fallu en Turquie pour que les réformes politiques engagées après un épisode de régime militaire au début des années 1980 se traduisent en développement économique et que celui-ci exerce un effet d’attraction sur des membres de la diaspora turque en Allemagne dans les années 2000. Si, au contraire, la protestation de la rue échoue à instaurer un régime de bonne gouvernance, la poursuite, voire l’accroissement des flux d’émigration est à prévoir.

Face à l’exclusion : partir ou protester

Une jeunesse arabe éduquée et largement affranchie des contraintes familiales du passé nourrit de grandes espérances. Mais face aux obstacles, les espérances se transforment en frustration. Le chômage et la sous-rémunération du travail créent une frustration économique tandis que l’écart qui se creuse entre savoir et pouvoir engendre une frustration politique : les jeunes générations sont les plus éduquées, mais, dans un système qu’on a pu qualifier de néo-patriarcal, le pouvoir appartient aux générations anciennes.

Face aux frustrations, les jeunes peuvent soit taire leurs revendications et continuer de se soumettre à l’ordre établi (économique et politique), soit partir, soit encore se révolter. Ce sont les trois réponses possibles face à la détérioration d’un système, selon l’économiste Albert Hirschman (Exit, Voice and Loyalty).

Partir, c’est-à-dire émigrer, a été durant des décennies la réponse de nombreux jeunes du monde arabe, à l’exception des Etats pétroliers du Golfe et de la Libye. Vingt millions de citoyens des pays arabes vivent aujourd’hui hors de leur pays. L’Egypte, le Yémen, la Tunisie, le Maroc, la Jordanie, le Liban, la Palestine et la Syrie ont chacun entre 5% et 20% de leurs citoyens qui résident à l’étranger (au Maroc et en Tunisie, cette proportion a doublé depuis 1995) et une véritable culture de l’émigration s’est développée d’un bout à l’autre de la région. Des enquêtes représentatives au niveau national ont ainsi trouvé des proportions de jeunes désirant émigrer atteignant 15% en Egypte, 25% au Maroc et jusqu’à 76% en Tunisie. Ces proportions, qui expriment un rêve plutôt qu’une réalité (la plupart des personnes interrogées n’ont pas pris des mesures concrètes pour effectivement émigrer) en disent long sur le sentiment d’insatisfaction qui a gagné la jeunesse arabe.

La protestation a de longue date eu partie liée avec l’émigration, bien avant les révoltes de 2011. Dès les années 1960, les gouvernements des pays d’Afrique du Nord avaient inventé un mouvement associatif, les «Amicales», chargé d’infiltrer les milieux d’opposants émigrés. Une enquête conduite dans les années 2000 au sein de la diaspora algérienne au Canada montre que les raisons politiques, et non économiques, qui prévalent en Algérie sont les vrais motifs qui empêchent le retour des émigrés dans leur pays. Le gouvernement syrien a confié au ministère des Affaires expatriées le soin d’organiser la diaspora syrienne, de sorte qu’elle fasse les louanges du pays et non sa critique. Emblématique du lien entre émigration et révolte, c’est un jeune cadre égyptien émigré dans le Golfe, Wael Ghonim, qui a contribué, sur Facebook, à organiser la mobilisation de la place Tahrir au Caire.

Les révoltes arabes ne se limitent pas aux pays d’émigration. Des pays d’immigration - la Libye, Bahreïn, mais aussi Koweït, Oman et, dans une moindre mesure l’Arabie Saoudite - sont également le théâtre de mouvements de protestation. Dans leur cas aussi, il existe un fil reliant révolte et migration. Les pays arabes pétroliers se sont en effet éloignés du modèle rentier avec les crises pétrolières des années 1990 et 2000 - et l’embargo international dans le cas de la Libye - qui ont amoindri la capacité des Etats à subventionner leurs populations et à leur fournir une garantie d’emploi. Comme par ailleurs les employeurs privés du Golfe ont toujours préféré, et continuent à préférer, employer des immigrés plutôt que des nationaux, quitte à contrevenir aux mesures d’indigénisation de l’emploi dictées par les Etats, la jeunesse du Golfe commence à faire l’expérience amère du chômage. Les immigrés sont désormais perçus comme des concurrents. En Libye, ils ont fait l’objet d’expulsions massives à diverses reprises depuis le milieu des années 1990 ainsi que d’agressions en masse par la population autochtone. Au Bahreïn, des tensions ont resurgi à la faveur de la révolte du printemps 2011 au cours de laquelle des protestataires chiites ont réclamé que les immigrés récemment naturalisés, tous sunnites et pour la plupart pakistanais, soient déchus de leur nationalité bahreïnie nouvellement acquise.

Quels impacts les révoltes auront-elles sur les migrations et notamment sur l’émigration, qui est une réponse à l’insatisfaction, ou à l’insécurité ? Beaucoup dépendra des réalisations des nouveaux régimes. S’ils parviennent à répondre aux aspirations de leurs peuples, à leurs revendications économiques mais aussi à leurs aspirations à la liberté et à la participation politique, on peut imaginer qu’un mouvement de retour au pays d’anciens émigrés pourrait se dessiner. Il faudra du temps pour cela, comme il en a fallu en Turquie pour que les réformes politiques engagées après un épisode de régime militaire au début des années 1980 se traduisent en développement économique et que celui-ci exerce un effet d’attraction sur des membres de la diaspora turque en Allemagne dans les années 2000. Si, au contraire, la protestation de la rue échoue à instaurer un régime de bonne gouvernance, la poursuite, voire l’accroissement des flux d’émigration est à prévoir.

1 Cet article est une adaptation partielle de Ph. Fargues. Voice after Exit : Revolution and Migration in the Arab World, Migration Information Source, MPI, Washington, http://www.migrationinformation.org/Feature/display.cfm?ID=839