B. Stora : l'historien, un citoyen engagé

B. Stora : l'historien, un citoyen engagé

MEMOIRE(S) ET HISTOIRE(S)

Le Maroc comme l’Algérie ont connu une période sombre de leur histoire. Récemment le Maroc a tenté l’expérience d’une justice transitionnelle via l’Instance Equité et Réconciliation (IER). Dans votre travail, vous évoquez l’importance des «cadres politiques de la mémoire» qui permettent à celle-ci de s’exprimer (Ex : plaque à la mémoire des victimes algériennes du 17/10/61). Au Maroc, Tazmamart, lieu emblématique des années de plomb, a été rasé sans autre forme de débat. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

La préservation des lieux de mémoire est essentielle pour la construction d’une mémoire collective. Et les cadres politiques de la mémoire, ce sont d’abord les acteurs eux-mêmes, leurs mémoires qu’il s’agit de transcrire, de restituer. C’est aussi l’inscription de cette mémoire collective dans les manuels scolaires à partir des travaux des historiens. Travaux qui doivent se faire sur et à partir des archives de l’Etat et de la parole des acteurs par croisement des sources. Je crois qu’un des grands problèmes des pays du Maghreb, c’est  la question des travaux historiques à partir de la parole, de la mémoire des acteurs et de l’ouverture des archives étatiques. Or, sur ces deux aspects il y a problème. Le peu d’intérêt manifesté par les chercheurs, les historiens au Maghreb, vis à vis des acteurs politiques, engendre l’absence de «banque» de mémoire, de construction, d’archives orales des grands acteurs du nationalisme qui pourraient, quand ils sont vivants, être interviewés et lorsqu’ils sont décédés, servir de référence.

D’autre part, le problème de l’accès aux archives étatiques pèse sur la possible écriture des grands épisodes politiques qui doivent, cinquante ans après les indépendances, commencer à être traités par les chercheurs. On doit pouvoir commencer à écrire l’histoire des pays indépendants, et pas simplement des pays sous domination coloniale. Des chercheurs, les historiens en particulier, doivent pouvoir franchir cette limite des indépendances pour arriver aux problèmes de mémoire et d’histoire de ces pays. Or, cette limite est très difficilement franchissable dans la mesure où certains historiens pensent que commencer à écrire l’histoire des pays indépendants est faire œuvre de journalisme. Cette façon de raisonner est une façon de délégitimer les travaux d’approche historique concernant une histoire plus immédiate, plus contemporaine.

Le fait qu’au Maroc une partie des personnes en charge du dossier des «années de plomb» sont les mêmes que ceux qui étaient aux commandes ces mêmes années est-il un problème, et pourquoi ?

C’est le problème des continuités étatiques. Le règlement des problèmes historiques ne s’opère réellement que par des changements d’équipes au niveau des Etats, de la politique, des conduites politiques. S’il y a des continuités étatiques, les secrets perdurent et les franchissements de barrière sont très difficiles à  avoir. Par ailleurs, la culture politique dominante est en grande partie celle du secret comme mode de gouvernance ou de fonctionnement. La question de la transparence démocratique au niveau des conduites politiques rejaillit sur les travaux historiques, sur la façon de briser les occultations, de faire parler les silences, de faire rebondir ou ressurgir du passé les problèmes essentiels. La culture historique ne s’émancipe pas des conduites politiques au niveau de la tradition politique. Et la tradition politique du secret pèse sur les conduites des chercheurs, sur les conduites historiques.

Pour Mohamed Harbi, avec qui vous avez coécrit La guerre d’Algérie, «l’Indépendance a pris la forme d’un rejet total du passé et partout, tout en proclamant l’abolition de l’ancien temps, les élites perpétuaient en silence tout ce qui garantissait leur domination sur la société». La posture des élites concernant leur histoire nationale en Algérie et au Maroc est-elle comparable ?

Je pense qu’elle est comparable à ce niveau-là, c’est-à-dire «du passé faisons table rase et créons un monde nouveau», dans la mesure où c’était l’idéologie dominante des années soixante (laquelle n’était pas propre au Maghreb) qui empruntait beaucoup au tiers-mondisme, au révolutionnarisme ambiant. Cette époque était celle où il fallait bâtir un monde nouveau en faisant abstraction du passé. Reste qu’en n’examinant pas les continuités au niveau des personnels, par exemple politiques, qui ont accédé au pouvoir après les indépendances mais qui étaient déjà des acteurs politiques de premier plan dans la période coloniale, l’idéologie de la «table rase» a permis cette occultation du passé à des fins de légitimation politique. Cela me parait assez fort dans beaucoup de pays anciennement colonisés, pas simplement au Maghreb mais aussi dans les pays d’Afrique noire. On a reconstruit en apparence des discours idéologiques du futur en occultant le passé pour se légitimer dans le présent. Je dis cela parce qu’il y a, par exemple en Afrique, des hommes d’Etat, des responsables politiques qui ont été des acteurs de l’armée française pendant la colonisation. On n’a pas examiné ces passerelles, ces continuités étatiques.  Ceci dit, il y a  quand même des différences entre l’Algérie et le Maroc, des différences essentielles.

Pour l’Algérie, il s’agissait de faire «table rase» puisque la période coloniale était apparentée à une sorte de «nuit coloniale», une longue parenthèse historique commencée en 1830 jusqu’à l’indépendance de 1962. De sorte qu’il n’y a rien à examiner, à voir ou à tirer de cette séquence historique. Le jaillissement de la nation algérienne s’opère ainsi à partir de la nuit coloniale. Cette idéologie sera dominante pendant la guerre d’indépendance contre la France, notamment dans la construction du nationalisme algérien. Alors que la monarchie chérifienne, sur laquelle le nationalisme marocain s’est appuyé,  a su entretenir un état qui n’a pas été démis puisque le Sultan du Maroc est resté aux commandes depuis les années de conquête coloniale française jusqu’à l’indépendance de 1956. On peut même estimer que la position, la posture de Mohamed V en 1934 (fête du Trône), en 1944 (manifeste de l’Istiqlal), en 1947 (discours de Tanger), en 1953 (la déposition) et en 1955 (le retour) ont été à chaque fois des séquences clés où le Sultan servait de figure de référence, de point d’appui au nationalisme. L’Algérie n’a pas eu cette possibilité de s’adosser à une figure en continuité puisque Messali Hadj, figure principale du nationalisme algérien radical et indépendantiste, a été mis au secret dès le début de la guerre d’Indépendance. Il a disparu progressivement de la scène politique. En Algérie, il a fallu tout reconstruire : figures mythiques, récits historiques…. à partir d’un récit qui faisait table rase du passé.

Vous dites qu’en Algérie l’Etat perd progressivement le monopole de l’écriture de l’histoire de la guerre d’indépendance. Concernant le Maroc, on pouvait voir dans l’IER la possibilité d’une pluralité de récits. Aujourd’hui, un historiographe officiel, par ailleurs ancien porte-parole du Palais, a été nommé. Peut-on parler d’un retour en arrière ?

La perte de l’Etat du monopole de l’histoire s’explique d’abord par l’irruption de nouvelles technologies de l’information et de la communication. Aujourd’hui, lorsqu’on va sur internet, on a accès à des récits d’histoire qui contredisent très radicalement les récits de l’histoire enseignée et cela ne concerne pas seulement le Maghreb. On trouve sur la toile énormément de récits d’acteurs, d’histoires qui viennent contrecarrer des vérités officielles… Ce qui n’est pas sans poser problème parce que très souvent ces récits sont des insultes, des injures, des calomnies… Ils sont très difficilement vérifiables et peuvent passer pour des vérités révélées. Ceci étant, c’est une donne entièrement nouvelle et c’est un défi pour les historiens car cette irruption des technologies nouvelles fait que l’histoire semble à portée de main du plus grand nombre et que tout le monde peut se proclamer historien. C’est une illusion que ces technologies procurent. Ne serait-ce que pour cette raison-là, on est déjà dans cette perte du monopole d’écriture de l’histoire.

Un second aspect a trait aux formes étatiques qui changent, qui se sont modifiées. On est passé d’un système de parti unique très centralisé, très verrouillé en Algérie, à une forme de multipartisme très contrôlé mais où quand même des récits différents peuvent apparaître. Le Maroc aussi a connu une transition importante dans les années 98-2000/01. De la même manière, les récits uniques ont été contrebalancés par une pluralité de voix, de récits qui n’étaient pas envisageables quelques années auparavant. Il y  a des formes de modification des conduites politiques qui interfèrent sur les récits d’histoire. Mais de là à dire que les états ont perdu ce monopole, c’est aller un peu vite en besogne. Ce que je dis, c’est qu’ils le perdent progressivement. Il y a des espaces qui se sont libérés parce qu’il y a eu des mouvements citoyens, la parole des acteurs a circulé avec, aussi, le travail des maisons d’édition, des articles dans la presse. Le rôle de la presse en Algérie et au Maroc a été décisif dans les enquêtes d’histoire publiées dans les journaux d’opinion. Quand je vivais au Maroc dans les années 98/2002, je me souviens très bien de la succession d’enquêtes historiques parues dans les hebdomadaires, par exemple sur la guerre du Rif et l’utilisation d’armes chimiques par les puissances coloniales, sur les crises dans le mouvement national après l’indépendance ou sur la disparition et l’assassinat de Ben Barka… Il y avait toute une série d’enquêtes qui étaient passionnantes, avec des interviews d’acteurs. Des révélations, aussi, qui étaient données comme des matériaux pour que les historiens puissent aller plus loin. Des espaces se sont ouverts et ont permis de ne plus avoir des récits uniques. Mais de là à dire qu’un Etat a perdu totalement ce monopole, non. Tous les Etats ont toujours eu cette volonté de contrôler par le haut les récits d’histoire et de faire des historiens les artisans des histoires officielles. C’est une tendance naturelle des Etats, on le voit en France aujourd’hui avec le débat sur ce qu’on appelle «l’identité nationale».

Quant à la nomination d’un historiographe officiel, elle est surprenante dans la mesure où un peu partout la tendance générale est d’en finir avec les histoires officielles. Les procédés de «confiscation», de surveillance de l’histoire par les Etats sont désormais plus sophistiqués, notamment par les nominations d’experts, par les débats provoqués ou suscités par des medias qui eux-mêmes sont placés sous surveillance. Les nominations d’historiographes officiels appartiennent à des passés qui peuvent paraître très anciens. D’ailleurs, l’historiographe officiel est lié à la tradition monarchique, avec le fait d’avoir les récits et les chroniques du Royaume. Peut-être s’agit-il de préserver simplement cette tradition monarchique face aux assauts, à la fois de la modernité et des volontés d’avoir des récits différents, s’approchant davantage d’une vérité critique. Mais il faut attendre, et voir quel(s) type(s) de récit l’historiographe va proposer, si c’est une chronique régulière des activités du Souverain, ou des chroniques d’histoire de la société marocaine, son évolution politique, économique, culturelle.

Vous dites dans La gangrène et l’oubli que «la mise en mémoire qui devait permettre l’apaisement par une évaluation rationnelle de la guerre d’Algérie avait été empêchée par les acteurs belligérants». La disparition des principaux acteurs est-elle suffisante pour rendre possible cette mise en mémoire ?

Une sorte de «tyrannie de la mémoire» est exercée par les acteurs qui se veulent les propriétaires de l’histoire. Ils disent souvent : «nous avons vécu cette histoire, l’avons faite donc nous sommes les seuls à pouvoir la raconter». C’est un vieux problème pour les historiens, être à la fois à l’écoute des acteurs, acter leurs paroles, leurs récits, parce que c’est fondamental, en particulier dans la découverte de détails ; puis en même temps savoir s’en dégager, car les acteurs ont un récit tout prêt sur leurs propres vies. Ils fabriquent eux-aussi des récits très idéologisés, une sorte d’auto-légitimation sur leurs propres actions. Il faut à la fois s’en servir, et s’en séparer.

Pour ce qui concerne en particulier la guerre d’Algérie, l’historien se trouve  dans une sorte de trop plein de mémoires. Tous les acteurs se sentent vraiment «propriétaires» de l’histoire, d’autant que tous les groupes sont en opposition. En particulier, deux grands groupes sont en conflit en France. Il y a ceux qui disent grosso modo que «l’Algérie aurait dû rester française». Ce sont beaucoup de soldats, d’officiers de l’armée et ce qu’on appelle les pieds-noirs, les Européens d’Algérie. En face d’eux, il y a les enfants d’immigrés qui ont une vision anticolonialiste, celle d’une «décolonisation positive», pour reprendre une expression à la mode. Cet affrontement mémoriel est très fort. Partant, les travaux historiques ont du mal à se frayer un chemin, à exister. D’une part parce que la tendance lourde des acteurs c’est de se croire les dépositaires exclusifs de l’histoire, mais d’autre part cela devient encore plus compliqué quand les acteurs eux-mêmes entrent en compétition, qu’ils sont en guerre. Le chercheur alors se trouve confronté à des vérités «dispersées».

Mais l’historien est-il là pour trancher ?

Un historien n’est pas simplement quelqu’un qui se contente d’établir des faits et de les restituer. L’historien est aussi celui qui est capable non seulement de restituer des faits, de s’approcher de la vérité, mais c’est aussi de donner un sens, une cohérence à l’histoire. Le travail historique ne consiste pas simplement à prendre, «capturer» la parole des acteurs, et faire une retranscription fidèle de chacun des propos. L’historien est dans la confrontation des récits, dans la distance critique des sources. Le croisement, la confrontation et la distance pour donner un sens  à l’histoire, peut provoquer des querelles d’historiens. Par exemple, la plus célèbre récemment est celle des historiens allemands sur la comparaison, périlleuse, entre le nazisme et le stalinisme. Comme existent aussi des divergences entre historiens français sur la question de la colonisation. Certains historiens expliquent que dans le fond la colonisation a été positive et d’autres, dont je fais partie, estiment que la colonisation s’est développée au bénéfice d’une minorité et non au bénéfice de la société, donc elle ne peut pas être estimée «positive». Il y a par conséquent des querelles, des oppositions entre historiens, et c’est normal. Les historiens sont aussi des citoyens engagés dans la cité.

Par rapport à l’histoire franco-algérienne, vous évoquez l’importance de l’implication des politiques et notamment la question des excuses. Pour revenir au cas marocain, pensez-vous que le roi Mohamed VI peut s’excuser des crimes commis par/sous son père ?

L’énoncé des excuses relève du politique, ce n’est pas simplement une question d’histoire. C’est une question de jugement politique. Par exemple, quand la Chine réclame des excuses au Japon qui a occupé son territoire en Mandchourie et pratiqué des massacres à grande échelle, c’est une politique, une demande d’Etat. Les historiens ont établi les faits et puis à un moment donné  des décisions politiques sont prises, ou pas. Pour ce qui s’est passé sous Hassan II, il est de la responsabilité des partis politiques marocains de s’adresser ou pas au souverain pour qu’il y ait, ou pas, des excuses qui soient adressées. Cela dépend du degré, du niveau de positionnement des acteurs politiques dans le champ actuel par rapport à la monarchie, au souverain actuel, à la crise politique… La politique des excuses appartient aux outils politiques qui peuvent être diplomatiques, c’est le cas notamment quand l’Algérie demande des excuses à la France, ou la Chine au Japon. C’est peut être aussi une arme de politique intérieure. La gestion du passé en termes d’excuses est une attitude politique. Est-ce que des partis marocains ont formulé dans leur programme politique des demandes d’excuses ? Pas à ma connaissance.

ENSEIGNEMENT ET ROLE DE L’HISTOIRE

Le vide laissé par l’Education Nationale française, notamment sur des épisodes aussi sombres de son histoire que sont l’esclavage, la colonisation, la guerre d’Algérie… favorise-t-il l’émergence de «mémoires bricolées», parfois fantasmées ?

Dans la mesure où la prise en compte des travaux d’historiens pour des récits historiques inscrits dans les manuels scolaires est faible, il est évident que c’est la mémoire, par exemple familiale, qui s’impose. Pendant très longtemps en France, tout ce qui relevait de l’histoire de la colonisation, de l’esclavage et de la guerre d’Algérie était de l’ordre du privé, de l’intime, du familial. Ces faits étaient très peu enseignés dans les manuels scolaires jusqu’aux années 2000. Pendant près de quarante ans, tous ces récits d’histoire ont été transmis de génération en génération, de manière privée. Dès lors, ils peuvent être l’objet de reconstructions, de fantasmes, de bricolages, puisqu’ils n’appartiennent pas au registre de la construction d’une histoire sérieuse, c’est-à-dire d’une histoire par croisement des choses, établissement rigoureux des faits, mise en sens de l’histoire, de contextes….

La France commence maintenant à «redresser» ces questions puisqu’à partir des années 2000 des colloques très importants se sont tenus autour des questions suivantes : «comment enseigner l’histoire du Maghreb ?», «comment s’enseigne une histoire de la guerre d’Algérie ?»… Mais il y a encore beaucoup de choses à faire, notamment franchir la distance qui existe entre les travaux des historiens, l’organisation de colloques, et la transmission de ce savoir académique par la sphère à la fois universitaire et scolaire. Reste que les choses ont évolué ces dix dernières années, notamment sous l’impulsion des travaux de certains historiens. C’est ce qui peut expliquer aussi le fait qu’il y a apparition d’une nouvelle mémoire de la colonisation et de l’esclavage, ce qui est peut être cause des raidissements en France sur ce qu’on a appelé les questions de «l’identité nationale».

On observe aujourd’hui en France un chef de l’Etat qui assimile tout retour sur le passé colonial à de l’auto flagellation. Il y a même une proposition de réduction des heures consacrées à l’histoire en classe de terminale. Cela ne vous semble-t-il pas paradoxal et/ou dangereux au moment où est lancé un grand débat sur «l’identité nationale» ?

Personnellement, je me suis beaucoup engagé contre la réduction des heures d’histoire en terminale, parce qu’on ne peut pas d’un côté vouloir communiquer une mémoire citoyenne et d’autre part amputer l’enseignement de l’histoire. Cela me parait donc effectivement contradictoire et paradoxal. Mais il y a une autre discussion qui est le discours sur «l’anti-repentance». Il s’agit d’un discours qui a été fabriqué depuis quelques années en France, car personne ne réclame vraiment de la repentance. On évoquait auparavant la politique des excuses, ce qui n’est pas pareil. La repentance appartient au vocabulaire religieux, catholique en particulier, donc il n’appartient pas au vocabulaire politique des anciens pays colonisés. En revanche, ce qui a été fabriqué, c’est le discours de l’anti-repentance, un discours tout prêt, disant qu’«il n’y a pas à rougir de son passé», que «ce passé est globalement positif. On le prend dans son entier pour l’accepter». C’est une posture que les historiens comme moi ne peuvent pas accepter. On ne peut pas prendre le passé dans sa globalité sous un angle exclusivement positif. Le passé, pour le travail historique, doit être aussi critiqué. On doit prendre de la distance par rapport à ce passé et c’est précisément le travail des historiens de révéler des séquences troubles, critiquer des attitudes ou des  comportements, faire sortir de l’ombre des personnages qui avaient disparu… On ne peut pas selon moi accepter un discours au prétexte de l’anti-repentance, visant à dire qu’il ne s’est rien passé. C’est un discours impossible à tenir pour un historien.

Le 3 février 2005, il y a eu une loi, un jugement politique qui a été porté par l’Etat français sur le fait qu’il y avait une colonisation positive. D’une part, les historiens ne peuvent pas accepter que l’Etat forme son histoire. C’est aux historiens de faire ce type de travail en toute indépendance. Mais d’autre part, le jugement sujet  du caractère positif de la colonisation était unanimiste. Il y a eu une mobilisation très importante des historiens en France qui a fait que l’article 4 a été abrogé. Encore une fois, il faut bien voir qu’il y a toujours des tentations très fortes des Etats à vouloir contrôler les récits. Tous les Etats se légitiment par l’histoire, par les récits nationaux. C’est une tendance naturelle des Etats. Ils ont besoin de mettre l’histoire sous surveillance. L’historien français Marc Ferro explique très bien dans L’histoire sous surveillance cette façon qu’ont les Etats, même «démocratiques» et «modernes», à vouloir sans cesse proposer des récits unanimistes, autoritaires, centralisés. Et à chaque fois, on assiste à des batailles, des levées de boucliers d’intellectuels, d’historiens qui veulent que l’histoire reste ouverte et non fermée sur une seule version. C’est la question de l’identité nationale en France, où l’on a proposé un débat par en haut. L’Etat dit : «Voilà, nous allons discuter de l’histoire française dans les préfectures». Les préfectures, c’est l’endroit où on délivre les papiers d’identité. D’un point de vue politique, c’est indicatif du sens à donner à ce débat et cela renvoie à des choses bien douloureuses. D’autre part, c’est une proposition qui émane d’en haut, sans concertation avec les historiens, qui sont les premiers concernés, mais sans concertation également avec les acteurs de la société civile. Fondamentalement, c’est un débat voulu par l’Etat car il n’y a pas eu de manifestations très claires des acteurs, des historiens, des mobilisations citoyennes.

Pour Mohamed Harbi, lorsqu’on parle d’histoire, il faut savoir où est-ce qu’on en fait l’apprentissage et sur quelles bases on forme les professeurs. Qu’en est-il aujourd’hui de cet apprentissage de l’histoire au Maroc et en Algérie ?

L’un des problèmes auquel nous sommes confrontés aujourd’hui, c’est l’effondrement de l’intérêt pour l’histoire de la part des étudiants. Il faut aussi réfléchir à cet aspect-là. Il y a de moins en moins de chercheurs sur les pays du Maghreb ; on a moins de chercheurs, moins d’intérêt pour l’histoire. On a l’impression que ça ne sert à rien, on est dans l’immédiateté, dans la recherche d’un travail, d’un salaire… Les études historiques apparaissent comme archaïques. En France, par exemple, il y  a un effondrement énorme du nombre d’étudiants en histoire dans tous les départements d’histoire et de géographie. En Algérie, les revues d’histoire sont peu nombreuses, produisent très peu de récits, de textes… c’est pareil pour le Maroc. L’intérêt pour l’histoire s’est amoindri alors que se développe  un besoin d’histoires plurielles porté par les jeunes générations. Il faut réfléchir à ce phénomène.

Autre aspect, on n’a pas d’impulsion au niveau des Etats sur un enseignement de l’histoire qui permette par exemple des travaux historiques par ouverture des archives d’Etat. C’est un cercle infernal. Le manque d’intérêt de l’histoire n’est pas contrecarré par des décisions politiques permettant un développement de l’enseignement de l’histoire. Les deux vont ensemble. On a effectivement des chercheurs, des historiens qui apparaissent isolés, en marge sur la scène intellectuelle et auxquels on se réfère très peu pour des niveaux d’expertise historique, politique ou autres.

METHODE HISTORIQUE

Pour vous, l’histoire s’écrit au présent, en liaison avec les enjeux politiques et les débats qui traversent la société civile ; cela signifie-t-il qu’on applique des grilles de lecture actuelle, déconnectées des contextes historiques ? Auquel cas, peut-on encore parler d’histoire ?

L’histoire s’est toujours écrite de cette manière-là et tous les historiens ont souvent été des gens très engagés, qui se battaient politiquement, transgressaient des normes. Les récits historiques s’ajustent au fur et à mesure des combats politiques, des nécessités démocratiques dans les sociétés. Si les sociétés estiment qu’il faut plus de liberté ou plus de nationalisme ou plus de patriotisme, on voit à chaque fois se produire un ajustement des récits historiques. Il n’y  a pas de norme académique préétablie sur les récits historiques. La seule, c’est de s’approcher le plus possible de la vérité.

Vous êtes parmi les premiers historiens à avoir travaillé sur le passé par le truchement des représentations cinématographiques et documentaires. Entre les Cahiers du cinéma que vous évoquez par rapport à leur rôle dans les «déconstructions politiques et culturelles» au moment de la guerre d’Algérie, et l’effacement progressif des limites entre le fictif et le réel, auquel on assiste aujourd’hui, n’êtes-vous pas amené à repenser l’apport de l’image dans l’appréhension des réalités passées ?

Pendant très longtemps, les images ont été considérées comme des sources de renfort pour les historiens, des sources de complément par rapport à l’écriture ou aux archives écrites de l’Etat, considérées comme les plus fiables, les plus sûres. Cette perception du travail historique a profondément changé depuis ces vingt dernières années. On sait que les images sont une source essentielle au même titre que les archives écrites ou les archives sonores, orales. On vit dans un monde d’images, qui deviennent une source absolument décisive. Ce gisement de sources s’est imposé à moi. Sur ce travail à partir des images, j’ai établi dans mon ouvrage, Imaginaires de guerre, une comparaison à partir des films entre guerre française d’Algérie et guerre américaine du Vietnam ; comment les images de guerres «démaquillent les sociétés», en révélant les pulsions enfouies, les productions médiatiques exprimant en quelque sorte sur l’instant le refoulé collectif ; comment comprendre les modalités de construction des imaginaires de guerre, le cinéma étant ici considéré, par la puissance des images et la perception d’un temps universel continu, comme l’instrument privilégié d’une société de  l’image ; enfin, comment analyser la façon dont les  sociétés françaises et américaines ont perçu, au moment de leur déroulement, les guerres en  question, étant entendu qu’elles obéissent à  des processus politiques de détournement et d’instrumentalisation importants. Paradoxalement, une perception empêchée des conflits a nourri une vision fantasmée qui s’épanouit après coup dans les films et les récits romanesques.

L’autre question est celle-ci : sur quels types d’images travailler ? Est-ce sur des images documentaires, qui sont censées représenter le réel ?  Mais  les documentaires sont aussi des mises en scène d’histoire, il y a un montage qui est  fait sur les scènes du réel mais on peut estimer qu’en termes d’images, ils correspondent à des récits classiques et traditionnels.

Par ailleurs, je suis partisan de travailler sur la fiction parce que les grands auteurs sont ceux qui se sont le plus approchés de la vérité du réel. Tolstoï, dans Guerre et paix, nous a raconté l’épopée extraordinaire de Napoléon et l’incendie de Moscou. Stendhal nous a dépeint dans La chartreuse de Parme ce tableau de la France du 19ème siècle qui est phénoménal. Plus près de nous, il y a certains auteurs au Maghreb qui ont décrit le Maroc, la misère, la précarité sociale ou bien la violence, Le pain nu par exemple. Je pense au grand roman de Kateb Yacine, Nedjma ou Rachid Mimouni qui racontait à travers son roman Tombeza la guerre d’indépendance algérienne. Je prends ces exemples parce qu’ils m’ont énormément servi à comprendre à la fois les ambiances, les climats, les angoisses, les peurs qui existent dans une société, et ce beaucoup mieux que ne peuvent le donner des archives. Plus une fiction nous restitue un réel, plus elle peut servir aux historiens. Bien sûr, des fictions qui se veulent historiques nient le réel, et là il faut faire attention. Ces fictions sont plus compliquées à utiliser pour les historiens. Mais les grandes fictions sont celles qui peuvent raconter le réel. Dans Carnets de guerre : de Moscou à Berlin, 1941-1945  Vassili Grossman relate la guerre soviétique contre l’Allemagne et il dit au lecteur : «je vais raconter ma guerre». A ce moment-là, on sait qu’il va énoncer un récit historique sous une forme romancée qui est extraordinaire, comme celle de Tolstoï. Ce sont des récits de fiction sur lesquels on peut s’appuyer pour restituer un climat, une vérité historique. Les grands romans universels - je pense à  Mouloud Feraoun avec Le fils du pauvre ou à Mouloud Mameri, aux récits de Driss Chraïbi sur les conditions des ouvriers immigrés en France dans les années 50 - sont en fait des plongées dans des univers réels mais avec un talent d’écriture. Les historiens peuvent tirer beaucoup de bénéfices de ces romans. Il y a une vérité dans la littérature, dans la fiction, qui sert au travail de l’histoire. Aujourd’hui, les historiens ne peuvent plus se passer du roman et de la fiction, ce sont des matériaux très précieux.

IMMIGRATION ET ISLAM

Vous démontrez comment la 5ème république en France s’est construite sur les décombres de la guerre d’Algérie. En quoi le déni du fait colonial détermine-t-il encore le rapport de la société française à l’immigration ?

La frontière coloniale est présente encore dans beaucoup d’imaginaires de la société française dans la mesure où le passé colonial a été enseveli ; il n’a pas été assumé pendant de très nombreuses années. Cette question a ressurgi récemment, elle est portée depuis une vingtaine d’années par les enfants et petits enfants de l’immigration maghrébine en France qui ont eu le sentiment de vivre au présent ce qu’avaient vécu leurs parents ou leurs grands-parents dans le passé, c’est-à-dire la question du racisme colonial. Il y a eu une volonté d’établir des continuités, des passerelles mémorielles, donc des exigences politiques ont été portées par ces nouvelles générations de Français issus des immigrations maghrébines. C’est  à partir de là qu’on s’est aperçu qu’il y avait deux possibilités de regarder ces revendications nouvelles. Soit on expliquait qu’il s’agissait de revendications culturelles liées à l’islam. Soit on pouvait expliquer, ce qui est mon cas, que c’étaient des revendications liées à l’histoire coloniale et que la fracture était plus dans l’histoire de la colonisation que dans la distance infranchissable entre l’islam et la république française. Ma position est plutôt de faire ressurgir cette frontière coloniale enfouie. Ce qui ne veut pas dire que la société française aujourd’hui est une société coloniale, ce serait absurde de dire ça. Dans une société coloniale, les gens sont privés de droits… Mais il y a des survivances, il y a des traces qui s’expriment à travers des comportements comme le racisme, l’infériorisation, la sous-humanité de l’autre, le refus de l’altérité.

Les difficultés actuelles des élites françaises à traiter des questions d’immigration ne montrent-elles pas qu’elles sont, au mieux, héritières de l’idée d’un colonialisme de progrès ?

Il y a le problème du couple infernal «République et colonisation» puisque la grande expansion coloniale française coïncide avec le retour des républicains au pouvoir (encore que, pour l’Algérie par exemple, il y a  eu des monarchistes en France qui ont provoqué la conquête de l’Algérie, la monarchie de juillet en 1830). Mais l’apogée, c’est effectivement ce couple République et colonialisme dans la mesure où la République a fourni l’arsenal théorique de légitimation de l’entreprise coloniale à travers les idéaux de mission civilisatrice, de progrès, de Lumières, de rationalité… Cette imprégnation d’une idéologie de mission civilisatrice par l’intermédiaire de la colonisation a  profondément pénétré les élites françaises pendant près d’un siècle. Le fait est que le nationalisme politique français, pendant toute une grande partie du 20ème siècle, s’est constitué sur la base de la préservation de cet empire - ce qui faisait l’importance du nationalisme français. Les décolonisations ont porté un coup à cette conception-là parce que d’autres nationalismes se sont opposés au nationalisme français. Il est donc obligé de se repenser avec la perte de l’Empire et en étant découplé du colonialisme. Cette tache s’accomplit sous nos yeux par les tentatives de redéfinition de ce qu’est une nation, une république en France. Ce même travail est à l’œuvre à propos de l’entreprise coloniale, avec le problème du découplage entre République et colonisation.