Perceptions marocaines de l'atlantique

L’objectif principal du projet de recherche « Atlantic Future », réunissant quatorze partenaires académiques dont le Cesem, vise à une meilleure compréhension des rapports en mutation et en construction de l’espace atlantique. Plus spécifiquement, ce projet consiste à analyser les tendances majeures sur le bassin et de démontrer comment les changements économiques, énergétiques, sécuritaires, humains, institutionnels et environnementaux transforment dans une perspective plus large l’espace atlantique. C’est à cet égard qu’une vaste étude qualitative a été réalisée en 2014 et 2015 portant sur les perspectives et les perceptions des leaders d’opinion, décideurs politiques et responsables économiques des pays riverains de l’Atlantique, sur un ensemble de questions et de problématiques liées aux enjeux de cet espace. Ce papier s’inscrit dans ce cadre et présente ainsi une synthèse des résultats au niveau du Maroc ainsi qu’une analyse de la vision marocaine du futur Atlantique.

Méthodologie et objectifs de l’étude

Initiée par le CIDOB (Barcelona Centre for International Affairs), cette étude vise à approcher les antagonismes et les complémentarités perçus par les acteurs atlantiques sur les quatre thèmes de l’économie et de l’investissement, de la société et des institutions, des ressources et de l’environnement, et de la sécurité, à l’aune du contenu de relations complexes des couples « régionalisme/interrégionalisme, coopération/non-coopération, divergence/convergence des normes et des valeurs ». Vingt leaders d’opinion du Maroc ont été interrogés sur la base d’un questionnaire réalisé par des équipes mixtes du projet « Atlantic Future ». Le panel de répondants comprenait des hommes et des femmes issus du secteur privé, public, du monde académique, de la société civile et des médias. La diversité étant un des critères majeurs pour la réalisation de l’étude. Le croisement des différentes visions des personnes provenant de secteurs et de paradigmes de pensées variables produira en effet une teinte nuancée des attentes, des perspectives, des stratégies, des leviers et de l’apriori ou non, quant à une éventuelle construction d’un espace atlantique.

Quelles conditions pour une projection atlantique ?

Avant d’évoquer l’intérêt d’une projection dans un bassin atlantique éventuellement en phase de début d’intégration, il est intéressant d’observer la nette convergence des interviewés sur la primauté des défis domestiques, malgré l’expérience relativement réussie de l’internationalisation marocaine en Afrique subsaharienne et de l’Ouest. Il n’est évidemment pas question d’abandonner les initiatives internationales, mais une réflexion sur la dépendance vis-à-vis des puissances économiques et financières et une concentration des efforts au niveau national sont nécessaires quant à jeter les bases d’une quelconque expérience internationale déterminante, qui serait une première grande étape pour asseoir un rôle viable dans le bassin atlantique. Pour cela, les défis premiers reposent sur l’accroissement du commerce et des flux d’investissement en plus de l’accès aux ressources énergétiques, tout en développant les infrastructures, la construction de routes, de sites logistiques et portuaires augmentant ainsi une capacité propice à se projeter dans l’espace atlantique. Il en va de même de l’amélioration du climat des affaires et l’avancée des réformes avant une expérience internationale forte.

Parallèlement, la deuxième grande condition relevée dans cette étude est le nécessaire renforcement de la coopération Sud-Sud dans l’ensemble du bassin atlantique, et plus spécifiquement sur un périmètre local entre le Maroc et ses pays partenaires en Afrique. L’idée qui sous-tend cette position renvoie à l’inégalité perçue entre le bloc Nord et le bloc Sud, inégalité exprimée en termes de développement économique et social, de démocratisation et de droits humains, de compétitivité des entreprises, de normes techniques, mais surtout de l’inégalité dans les rapports de force. Perceptions nuancées ici et là par l’hétérogénéité même du bloc Sud, lui-même en proie à des asymétries d’ordre économique et géopolitique. Le Brésil étant la puissance la plus offensive sur le bassin et capable de jouer un rôle moteur dans la consolidation Sud-Sud, les expériences de ce pays dans le continent africain attestent de cet état à plusieurs égards (diplomatique, économique, agricole). Au sein même de l’Afrique, les asymétries sont légion, ce qui freine une quelconque intégration Sud qui pourrait peser dans la balance des pouvoirs du bassin atlantique. Cependant, il a été préconisé par certains experts marocains la nécessaire conjonction de la compétition et de la coopération renforcée des pays du Sud dans un premier temps avant une projection atlantique plus incisive. La démarche de coopération renforcée entre le Maroc et les pays de l’Afrique subsaharienne et occidentale, notamment après la signature récente de nombreuses conventions abonde en ce sens, et pourrait à terme renforcer le poids géostratégique du Maroc à l’aune des enjeux atlantiques.

Forger un bloc homogène serait la condition première avant de penser « plus grand ». Mais la formation de ce bloc ne saurait également s’accompagner sans le recours à l’Europe notamment, principal investisseur au Maroc, ce qui accroît la complexité des rapports atlantiques entre le Sud et le Nord. Les Marocains sondés dans cette étude considèrent en majorité qu’il faut refonder les rapports entre le Royaume et les grandes puissances, spécialement l’Union européenne, lesquels rapports sont considérés comme inégaux. Plus encore, certains interviewés pointent le « trop d’accords », productifs de déficits plus que de rentabilité économique ou géostratégique. L’atout sécuritaire est quant à lui perçu à l’unisson par les répondants comme stratégique, et constitue une carte à jouer pour une meilleure insertion atlantique. Pour le Maroc, il est considéré comme un moyen d’édifier une zone tampon pour contrer l’immigration illégale et le terrorisme. De plus, ce que le concept protéiforme de sécurité revêt chez les interviewés ne se confine pas seulement à la dimension sécuritaire des hommes et de la stabilité de la région, il est lié à la sécurité des biens et des services et renforce l’idée du hub régional, largement relayé comme un moyen de cristalliser un réel Maroc carrefour, indispensable dans le passage entre l’Europe et l’Afrique notamment. Sécurité alimentaire grâce à l’OCP (Office chérifien des phosphates), sécurité du carrefour, mais aussi sécurité maritime qui doit assurer les flux de marchandises : tels sont les volets sécuritaires perçus comme fondamentaux dans la perspective probable d’une projection atlantique. La dimension sécuritaire, au-delà des transitions économiques, organisationnelles et institutionnelles que doit mener le Maroc, est considérée comme la base sur laquelle le pays devrait capitaliser. De plus, l’Atlantique est perçu de manière générale comme un espace pacifié, contrairement à d’autres régions dans le monde, sauf si la bande du Sahel venait à s’embraser.

Dépendances et divergences

Au-delà des projections et des réflexions embryonnaires sur une vision solide de la place du Maroc dans et pour l’Atlantique, la seule réalité atlantique entrevue est incarnée par le géant phosphatien, capable de jouer un rôle moteur dans l’agriculture mondiale d’une part, et d’être une entreprise marocaine précurseur des relations Maroc-Amérique du Sud1, pouvant ouvrir la voie à d’autres acteurs marocains, d’autre part. À cela s’ajoutent certaines initiatives prônant le dialogue entre les deux rives à l’instar du forum « Atlantic Dialogues » porté par l’OCP Policy Center en partenariat avec le German Marshall Fund dont la vocation est de connecter davantage les responsables publics et les acteurs du privé. À cet égard, cette manifestation est considérée par les experts du panel comme une étape primordiale pour la construction atlantique. Le développement accéléré de la relation Maroc-Afrique constitue une autre réalité sur laquelle le Maroc pourrait bâtir dans la perspective d’envisager de s’approcher plus de ses partenaires atlantiques. En effet, l’internationalisation marocaine en Afrique est un vivier d’expériences et représenterait selon les interviewés une porte vers la reconnaissance du Sahara occidental par les pays riverains du Sud, qui serait finalement une clé pour la projection atlantique.

Cependant, l’analyse des interviews révèle des divergences importantes quant à leur vision de l’Atlantique, même s’ils approuvent, par exemple, que les volets sécuritaire et maritime restent indéniables. En effet, la dépendance vis-à-vis des marchés traditionnels (Union européenne) et le poids de l’Europe dans le développement et la stratégie marocaine en général demeurent trop prégnants et empêcheraient le Maroc d’emprunter d’autres voies possibles ou d’ajuster sa politique internationale. Le tropisme euro-méditerranéen s’érige spontanément lorsque l’Atlantique est évoqué parmi nombre de répondants. « Arrimage à l’Europe », « ancrage maroco-méditerranéen » et « évidence méditerranéenne » sont les maîtres mots des atlanto-sceptiques, pour lesquels l’Atlantique est trop éloigné. Ce qui est contredit par un expert pour lequel Rio de Janeiro est à douze jours de bateau, et que les entreprises marocaines gagneraient à se développer dans l’Atlantique Sud.

Il est intéressant d’observer également la divergence entre quasiment tous les répondants sur la question des valeurs et des normes. Autrement dit, à la question « Quelles sont les valeurs et

les normes les plus partagées dans le bassin atlantique et de quelle(s)

région(s) le Maroc est le plus proche? », les avis divergent. Si certains font correspondre une certaine proximité avec les européens (du Sud) du fait de l’histoire, de la langue, des flux migratoires et des liens économiques partagés, d’autres trouvent que le Maroc partage plus de valeurs communes avec l’Asie et l’Amérique latine, comme la flexibilité comportementale (« culture méditerranéenne » et « le rapport à la religion » concordants avec l’Amérique latine) et la facilité de dialogue, le collectivisme et le rapport au pouvoir (Asie). La complexité s’accroît lorsque plusieurs répondants avancent que les valeurs divergent d’autant plus au sein même du territoire marocain. Les influences croisées du fait de la position carrefour du Maroc amènent quelques répondants à dire que le Maroc devrait trouver un chemin pour mieux épouser les valeurs des pays partenaires dans l’Atlantique. Pour ce qui relève de « l’africanité marocaine », seuls les répondants du panel de la sécurité reconnaissent que le Maroc a davantage un ancrage dans le continent. Il est par ailleurs intéressant de constater qu’un seul répondant pense que la valeur dominante partagée dans le bassin était le pragmatisme et la moindre était celle colportée par les concepts démocratiques, excepté pour le bloc Nord.

Enseignements à tirer

À la lumière de cette étude, les Marocains se représentent l’espace atlantique futur comme un espace où la coopération dépassera les conflits, au contraire de l’espace méditerranéen ou proche oriental. Les récents événements au Maghreb viendraient à repositionner la trajectoire marocaine vers d’autres chemins. Dans ce cadre d’idée, le volet sécuritaire constitue un levier certain où le Maroc peut jouer un rôle de stabilisateur dans la région, et où il peut être une terre qui attire les investissements étrangers, synonymes de développement économique. À cet égard, la coopération économique avec l’Europe, au sens bilatéral et multilatéral, devrait être renforcée, ou refondée, mais aucunement délaissée. Le chemin stratégique prôné serait, selon les dires de certains experts interrogés, de renforcer les liens avec les partenaires historiques, mais de manière moins dépendante, et de se pencher sur une diversification équilibrée qui n’entraverait pas les desseins atlantiques. Au demeurant, plusieurs conditions s’imposent en termes de développement économique, logistique, institutionnel et diplomatique.

Nous retenons également que l’événement majeur dans la zone Nord, qui n’est autre que la future signature du Partenariat transatlantique decommerce et d’investissement (TTIP), échappe à la connaissance de plusieurs répondants, ce qui dénote d’une certaine méconnaissance des enjeux atlantiques. Outre les obstacles structurels tels les déficits logistiques, des possibilités d’exportation, du manque d’innovation, d’hétérogénéité de développement mentionnés eu égard à une construction atlantique, les acteurs marocains voient en l’Atlantique un espace lointain et non une « terre » d’opportunité, ce qui fera dire à un fin observateur marocain des questions atlantiques que l’un des principaux freins était le fossé des perceptions entre les acteurs atlantiques.

À ce stade de l’analyse, nous ne pouvons qu’émettre certaines hypothèses sur les perspectives marocaines envers le bassin et ses enjeux. La méconnaissance de cet espace préfigure éventuellement un certain scepticisme, doublée du fait que la question atlantique est une nouvelle question tout récemment débattue dans les cercles académiques ; ce qui, finalement, contraste avec la construction prochaine d’un bassin intégré et homogène. Les enjeux plus locaux de développement du pays prenant sensiblement le pas sur une quelconque projection dans cet espace en mutation

 

1. Signature d’un accord stratégique avec un des plus grands opérateurs logistiques à Paranagua, au Brésil.