Risques psychosociaux et entreprise marocaine

Risques psychosociaux et entreprise marocaine

Si vous cherchez une nouvelle version des Temps modernes de Charlie Chaplin, faites un tour dans un centre d’appel. Solution « prêt-à-porter » au chômage des jeunes marocains, ces centres dont le nombre a explosé depuis le Plan industriel émergence I sont la réincarnation du taylorisme au XXIe siècle.

Condamnés à répéter les mêmes gestes, les mêmes phrases, sans autonomie aucune et avec une cadence digne des usines fordiennes, les salariés des centres d’appels souffrent de dépression, de stress, de troubles de sommeil et surtout de burnout. Sans oublier que, lorsqu’il est en communication (environ une centaine par jour), le télévendeur ou téléconseiller doit toujours rester courtois et supporter les insultes et l’impolitesse des répondants.

Taylorisme et l’identité du travailleur

Dans une étude qui examine les conditions et l’aliénation au travail dans les centres d’appels marocains, Youssef Sadik et Brahim Labari, deux enseignants en sociologie à l’Université Ibn Zohr d’Agadir, dressent le portrait-robot d’une génération à la santé mentale défaillante et qui évolue dans un monde où le harcèlement moral a été érigé en mode de management.

Rappelons que l’ouvrier, du taylorisme froid et machinal, n’était qu’un maillon de la longue chaîne que formaient les procédures opérationnelles des organisations. L’homme n’était plus, la tache forcée demeurait de facto désinvestie. Une déqualification accompagnée d’une pression permanente qui ne faisait qu’accroître le sentiment d’inutilité. La seule échappatoire pour ces ouvriers machines restait donc l’adoption d’une identité de retrait comme l’explique Sainsaulieu dans Identité au travail, les effets culturels de l’organisation.

Cette dépossession continue aujourd’hui, dans une époque où le travail repose sur une double flexibilisation, de temps et de performance. Le salarié doit tout savoir afin de pouvoir être optimisé par l’entreprise et redéployé là où la demande est relevée. Le taux horaire a pour seule limite le livrable et dépend désormais de l’intensité du travail et non des capacités physiques et psychologiques de l’employé, à défaut d’être remplacé par plus fort, plus résistant au stress et plus tolérant à la pression. La précarité et l’instabilité sont ainsi devenues un mode de management.

Dans des métiers de cols blancs comme en banque d’affaires, l’envers du décor est plus sanglant. La mort d’une stagiaire chez Bank of America en 2013 a soulevé beaucoup de questions et levé le voile sur un sujet tabou dans un monde silencieux et très exigeant qui ne connaît pas de garde-fous. À l’instar de l’exclusion sociale, l’isolement ressenti est enfant du niveau d’exigence imposé. Les analystes sont constamment sur la sellette, sous la pression du livrable, de la concrétisation du contrat et de l’encaissement des honoraires, jusqu’à devenir esclave du travail sans que personne ne les y pousse. La peur des représailles, du licenciement ou de simplement faire moins bien que les collègues, exacerbent le sentiment de mise à l’écart qui naît chez le cadre. Le graal devient la gratification de son supérieur hiérarchique, comme signe d’acceptation de l’organisation, et son travail devient son identité.

Selon Sainsaulieu, les symptômes du modèle taylorien restent donc les mêmes, mais se camouflent derrière des airs de recherche d’excellence imposée par une compétitivité agressive, et font vivre aux télévendeurs les principes de rythmes soutenus, de répétition de tâches… ou aux banquiers la nécessité du dépassement de soi par peur de décevoir son supérieur.

Mais les centres d’appels, tout comme les banques d’affaires, ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres des changements que le Maroc du travail doit subir, à l’instar des pays industrialisés, suite aux développements économiques et sociaux entraînés par la mondialisation. Naturellement, ces changements ont une influence directe sur le monde de l’emploi et les modes de travail. Il est impossible d’ignorer l’impact de ces changements sur les conditions sociales des travailleurs et travailleuses, qui doivent faire face à de nouveaux risques professionnels affectant leur santé mentale aussi bien que physique. On appelle ces risques « les risques psychosociaux », et ils sont généralement dus à un phénomène encore largement ignoré au Maroc : le harcèlement moral.

L’entreprise et les risques psychosociaux 

L’émergence du harcèlement moral comme phénomène reconnu a débuté en 1993 avec la publication de l’essai de Heinz Leyman, docteur en psychologie du travail et professeur à l’Université de Stockholm. Il a introduit pour la première fois le concept du mobbing dans le milieu du travail. Il fut suivi quelques années plus tard, en 1998, par la publication de l’ouvrage de la psychanalyste Marie-France Hirigoyen intitulé Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien qui propose sa propre définition. À partir de ce moment-là, les psychologues se sont de plus en plus intéressés à ce phénomène, et les enquêtes se sont multipliées. Selon une étudeconduite par le Cegos1 en 2015 sur la qualité de vie au travail, environ 25%, environ 25% des salariés disent avoir déjà subi un problème psychologique grave ou du harcèlement au cours de leur parcours professionnel. La même année, le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales japonais recense un chiffre record de 62.191 cas de harcèlement moral sur le lieu de travail. Une statistique qui reposait sur le total des plaintes déposées par des employés pendant cette période et qui constituait une hausse de 5.1% par rapport à 2014. Actuellement, il n’existe toujours pas de statistiques officielles évaluant les cas de harcèlement moral au Maroc.

Le phénomène prend différentes dénominations à travers le monde, pas nécessairement synonymes, telles que : persécutions au travail, victimisation,  bullying2, intimidations, harcèlement psychologique, harcèlement moral, etc. Selon l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail, il n’existe toujours pas de définition du phénomène reconnue à l’échelle internationale. Chaque pays a simplement adopté la définition qui lui a paru être la plus adéquate et la plus complète. Dans un ouvrage rédigé dans le cadre du Programme mondial de la santé au travail, l’Organisation mondiale de la Santé définit le harcèlement moral comme étant « une forme d’abus de pouvoir exercé à l’encontre d’un employé qui s’exprime par un comportement contraire à l’éthique visant à l’humilier ». Évidemment, les définitions adoptées par les législateurs sont encore plus précises et visent à délimiter clairement ce qui constitue une situation de harcèlement moral par des critères plus distincts.

Au-delà des différentes formulations, juridiques et autres, du même phénomène, ce qui a surtout poussé le législateur étranger à protéger les salariés contre le harcèlement moral, ce sont les effets qu’il peut avoir sur eux en tant qu’individus, sur les entreprises en tant qu’agent principal dans le circuit économique et sur l’ensemble de la société. En effet, le harcèlement moral peut mener la victime à subir des troubles psychologiques graves tels que des réactions d’anxiété, une humeur dépressive, l’insomnie, l’insécurité, etc. Dans les cas où le harcèlement moral est intense et de longue durée, son effet sur la vie de la victime peut être dévastateur. Ainsi, il peut mener à des troubles de nutrition, à la consommation accrue d’alcool et de tabac, à l’isolement social, à une dépression nerveuse, voire même au suicide. De là se développe un effet boule de neige, car plus la personne est psychologiquement affectée par ce qu’elle subit, plus sa productivité au travail et sa vie sociale en pâtissent. Il arrive aussi que la détérioration de la santé mentale et physique de la victime influence certains aspects importants de sa vie privée. Le changement d’attitude de la victime en raison de sa souffrance peut la mener à une intolérance vis-à-vis des problèmes des membres de sa famille, à des accès de rage, à la violence et, par conséquent, à la dissolution des relations familiales, au relâchement des liens d’amitié, au divorce. De ce fait, la société se trouve confrontée à des difficultés comme la perte de ressources humaines, l’augmentation des coûts de l’organisation publique et même la diminution du taux de croissance du PIB.

Le harcèlement psychologique en milieu du travail reste cependant un concept très vague en droit marocain et n’est toujours pas reconnu comme délit passible d’une condamnation pénale. Conséquemment, ses victimes sont très peu protégées par la loi, et ce, malgré les témoignages faisant état d’acharnement ciblé en milieu professionnel. Une association marocaine atteste même qu’elle en reçoit des dizaines quotidiennement. Toutefois, en dépit de l’existence de bases légales solides, le vide juridique en matière de harcèlement moral persiste. Un déficit qu’il est dans l’intérêt du développement du pays de combler.

La protection de la santé du travailleur au Maroc

La Loi marocaine n°65-99 relative au Code du travail n’a subi aucune modification depuis son entrée en vigueur en mai 2004. L’un des objectifs principaux de cette loi est d’assurer la santé physique et morale des travailleurs marocains, ce qu’elle accomplit à travers les dispositions du livre II du Code. Toutefois, le Code du travail marocain néglige la santé psychologique des salariés, et le harcèlement moral n’y est même pas mentionné. De plus, à part quelques articles de presse, il est quasiment impossible de trouver des ouvrages ou des articles juridiques marocains critiquant cette déficience dans le Code du travail ou présentant des solutions.

Toutefois, le sujet commence, de plus en plus, à être relevé par l’opinion publique. Des émissions télévisées dénonçant cette souffrance insidieuse voient le jour et des acteurs associatifs tels que Noufouss3 encouragent une prise de conscience collective pour pallier ce fléau en sensibilisant à l’impact des risques psychosociaux.

Pour répondre à tous ces besoins, le législateur marocain doit élaborer un projet de loi axé non seulement sur la prévention et la sanction, mais également sur la responsabilisation de l’employeur et la résolution des conflits.

Ce projet peut s’articuler autour des trois dimensions suivantes :

La prévention du harcèlement moral :

La première étape dans la création d’une loi encadrant le harcèlement moral au travail est l’adoption d’une définition claire et précise du concept, qui présente des critères bien déterminés et qui inclut un grand nombre de situations. La définition ne doit laisser place à aucune ambiguïté afin de protéger le plus de victimes possibles.

Celle-ci devrait qualifier les agissements en précisant leurs caractéristiques, notamment le fait qu’ils sont souvent agressifs, menaçants et même cruels et le fait qu’ils mènent la victime à se sentir abusée et persécutée. La définition devrait aussi prendre en compte le caractère répétitif de ces agissements, car c’est leur répétition qui les transforme en harcèlement. Enfin, la définition devrait également évoquer les effets possibles du harcèlement sur la vie de la victime, sa santé mentale, sa carrière professionnelle, etc.

Après la définition viendrait l’interdiction expresse de tout agissement qui tombe sous cette définition.

La responsabilisation de l’employeur :

La responsabilisation de l’employeur peut être réalisée à travers l’imposition, à l’employeur, de principes et de mesures à respecter. Elle commence d’abord par la reconnaissance et l’adoption de valeurs nécessaires à un milieu de travail sain et harmonieux, comme la déontologie, le travail décent, la santé, le respect, la tolérance, l’égalité des chances, la coopération, etc. Ensuite vient la sensibilisation des membres de l’entreprise, employés et employeur, aux situations de harcèlement moral, qu’il s’agisse de  mobbing4 ou d’abus de pouvoir. L’implantation réussie des valeurs de l’entreprise peut contribuer à éviter le développement de ces situations.

Les moyens que l’employeur peut utiliser pour atteindre ces buts sont :

  •  l’adoption par l’entreprise d’un règlement intérieur qui dénonce clairement tout acte de discrimination, de harcèlement ou de violence ;
  • l’analyse de risques et la détection des dangers ;
  •  la sensibilisation des employés au phénomène à travers des formations et séminaires organisés par l’entreprise ;
  •  la prévention et la maîtrise de l’environnement du travail ;
  •  la gestion des incidents et des conflits entre employés ;
  •  l’intervention rapide de l’employeur en cas de plaintes par un mécanisme interne efficace (enquête, médiation, conciliation…).

Un autre aspect important de la prévention contre le harcèlement moral est la mise en place de sanctions punissant l’auteur du harcèlement et l’employeur lorsqu’il s’avère que ce dernier n’a pas assumé les obligations qui lui ont été imposées par la loi. Les sanctions pourraient être pécuniaires, disciplinaires ou restrictives, en fonction de la situation. L’employeur, par exemple, serait sanctionné d’une amende dans le cas où il n’accomplit pas sa responsabilité de prévenir et d’intervenir dans les cas de harcèlement moral. Selon la loi, il serait considéré civilement responsable du dommage subi par la victime, ce qui le contraindrait à assumer seul le paiement des dommages-intérêts réclamés par la personne.

La résolution de litiges nés du harcèlement moral :

Jusqu’à présent, les salariés marocains ayant subi un acte de harcèlement moral ne disposent d’aucune procédure de recours en justice conçue spécifiquement à leur situation, et se retrouvent obligés de dépendre entièrement du pouvoir discrétionnaire du juge chargé de leur dossier.

Cette résolution pourrait se faire par deux voies : la médiation ou la plainte.

La procédure devrait prendre en compte le lieu de dépôt de la plainte, les conditions de dépôt, les documents à présenter et les preuves admissibles. Après la réception de la plainte, le salarié aurait recours à la médiation avec l’employeur. Il aurait pour médiateur un membre d’une commission indépendante des deux parties et donc impartial. Son rôle serait d’encadrer la médiation afin que les parties puissent arriver à une solution favorable, qu’il s’agisse du retour de l’employé à l’entreprise ou du paiement d’une indemnité convenue entre eux. Si la médiation échoue, une procédure serait alors déclenchée devant le tribunal de première instance compétent, après l’accomplissement d’une enquête. La procédure suivrait son enchaînement habituel jusqu’à sa conclusion.

En conclusion, le harcèlement moral mérite son propre chapitre dans le Code du travail marocain. Un chapitre qui prend en compte toutes les situations, qui ne laisse pas de place aux estimations et au hasard, mais qui accorde une protection absolue à nos travailleurs contre les risques à leur santé mentale et le bien-être durant toute leur carrière professionnelle, du début à la fin

Bibliographie

  • Sadik, Y., Labari B. (2007, juin). Les centres d’appel délocalisés. Ébauche d’interrogations sur les nouvelles formes de travail et d’aliénation. Communication présentée aux Journées internationales de sociologie du travail. Londres.
  • Sainsaulieu, R. (2014). L’identité au travail. Les effets culturels de l’organisation. Paris : Presses de Sciences Po.
  • Département fédéral de l’économie de la formation et de la recherche DEFR, Secrétariat d’État à l’économie SECO (2013). Mobbing et autres formes de harcèlement – protection de l’intégrité personnelle au travail.
  • Organisation mondiale de la santé (2004). Qu’est-ce que le harcèlement moral sur le lieu du travail. Série protection de la santé des travailleurs n°4.
  • Hirigoyen, M-F. (1998). Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien. Paris : Éditions du seuil.
  • Dahir n° 1-03-194 du 14 Rajab 1424 (11 septembre 2003) portant loi n° 65-99 relative au Code du travail.

Notes

  1. Observatoire du monde des entreprises et de ses évolutions.
  2. Néologisme anglo-saxon qui désigne une violence psychologique à long terme à l’encontre d’une victime dans une relation de domination au travail.
  3. Le plaidoyer, rédigé par Noufouss, traite des relations individuelles au travail et a pour objet de régir les rapports entre employeur et employés ainsi qu’entre les employés eux-mêmes.
  4. Selon Leyman, il définit l’enchaînement sur une longue période, de propos et/ou d’agissements hostiles, exprimés ou manifestés par une ou plusieurs personnes envers une tierce personne transformée en cible.