Quelle justice organisationnelle en entreprise ?

A notre connaissance, peu de recherches ont été consacrées à l’étude et aux enjeux qu’implique la justice organisationnelle au sein des organisations marocaines. En effet, si les thèmes des inégalités de traitement au regard du genre, des conditions sociales ou de la hiérarchie sont repris largement dans les travaux par des approches sociologiques ou encore politiques, le cadre conceptuel de la justice organisationnelle a rarement été déployé1.

Pourtant, ce dernier s’est de plus en plus développé dans la recherche pour mieux cerner les problématiques de justice, de redistribution et d’équité dans les organisations, à l’heure où l’on aspire collectivement à l’épanouissement, à l’égalité des chances, ou encore au sacre de la responsabilité sociale et sociétale comme parangon de l’entreprise moderne. L’entreprise moderne prône en effet un aplatissement des structures et promeut tous azimuts l’intelligence collective, la circularité, l’innovation et la prise d’initiative. Mais, il va sans dire qu’à cet idéal type s’opposent des résistances bien ancrées : compétition et méritocratie outrancière, inégalités hommes-femmes, inégalités de salaires, manque – délibéré ou non – en matière de rétribution, promotions perçues comme injustes, etc. Pris tous ensemble, ces facteurs accroissent l’injustice et ne manquent pas bien entendu d’entamer la confiance collective. En découle ainsi une meilleure prise en compte des implications managériales pour la qualité des relations en entreprise, ce qui réconforte par ailleurs nos récentes observations empiriques sur le terrain des organisations industrielles et de services marocaines, où la justice perçue par les travailleurs marocains semble négative2.

Ce papier plaide ainsi en faveur d’une prise en considération accrue de ce prisme de recherche par une délimitation – non exhaustive – des contours et des enjeux de la notion de justice organisationnelle, laquelle sera prolongée en conclusion par une proposition de perspectives de recherche.

Évolutions du concept de justice organisationnelle 

Nous devons un historique complet du concept de justice organisationnelle à Colquitt, Greenberg, Zapata-Phelan (2005), qui relèvent déjà dans l’Antiquité l’intérêt pour la justice en lien avec la répartition des ressources entre les individus. Mais, ce n’est qu’avec les philosophes anglo-saxons du XVIIe siècle (Locke, 1689 ; Hobbes, 1651 ; Mill, 1861 ; Rawls, 2001) que seront jetées les bases de l’acceptation moderne de la notion de justice organisationnelle telle que nous l’entendons aujourd’hui ; la justice, les droits humains, les normes, l’utilitarisme et l’idéal de la justice y sont associés. Puis, la notion a évolué à travers une approche descriptive empruntée aux sciences sociales (Greenberg et Bies, 1992), où la justice était centrée sur les perceptions des individus. Des travaux ont alors été menés sur des questions plus spécifiques à l’instar de l’accès aux soins, de la résolution des conflits, ou des relations interpersonnelles. En parallèle, dans les années 1940, un courant initié par Stouffer, Suchman, DeVinney, Star et Williams porte l’attention sur la question de justice en milieu professionnel dans un contexte organisationnel, notamment via la relation entre la satisfaction et le concept de privation relative. Les années qui suivent verront le concept de justice organisationnelle s’enrichir des notions de « justice attendue » (Homans, 1961), c’est-à-dire de la faculté des individus à fonder un jugement de justice à travers les différents types d’échanges contractuels. Les années 1960 et 1970 verront l’avènement des travaux sur l’équité des rétributions comme le salaire, le statut ou les promotions (Adams, 1963, 1965 ; Deutsh, 1975 ; Leventhal, 1976 ; Walster, Berscheid et Walster, 1973), et les objets de recherche vont évoluer de la perception de justice des rétributions lorsque ces dernières sont en adéquation avec la contribution du salarié et les règles d’égalité, d’équité ou de besoins des salariés, aux perceptions des processus ou procédures qui encadrent les décisions sur les distributions. Enfin, à partir du milieu des années 1980, un approfondissement supplémentaire sera apporté à travers la problématique de la justice liée à la qualité des interactions entre la hiérarchie et le salarié (Bies et Moag, 1986) − comme le respect, ou la sensibilité relationnelle du supérieur hiérarchique – puis à travers la problématique de la justice liée à la qualité des informations relayées (clarté, détail, sincérité, adéquation, justification, ou excuse) par la hiérarchie (Bies et Moag 1986 ; Greenberg, 1993).

Ainsi, le concept de justice organisationnelle a évolué pour se stabiliser avec Colquitt et al. (2005) dans une synthèse comportant quatre dimensions (justice distributive, procédurale, interactionnelle et informationnelle) sur lesquelles nous reviendrons plus tard. Depuis, les chercheurs en management reposent leurs travaux et réflexions sur la base de ceux de Colquitt et légitiment fortement le statut des perceptions dans l’étude de la justice en contexte organisationnel. Ces dernières donnent de la légitimité et renforcent la confiance envers les autorités organisationnelles selon Lind et Tyler (1988, 1991, 1992), décourageant ainsi les comportements pouvant perturber le travail et favorisant aussi l’acceptation des changements organisationnels (Greenberg, 1994). Par ailleurs, ces perceptions de justice satisfont des besoins individuels (Cropanzano, Byrne, Bobocel et Rupp, 2001) tels que le besoin de contrôle (Thibault et Walker, 1975), le besoin d’estime de soi et d’appartenance, et le besoin éthique et moral (Folger, 1998).

Dimensions du concept de justice organisationnelle

Les quatre dimensions liées de justice distributive, procédurale, interactionnelle et informationnelle constituent les fondements de la question de la justice organisationnelle dans le courant prôné par les chercheurs en gestion et, selon la nature de chacune, nous proposons de fournir quelques implications managériales susceptibles d’intéresser autant les chercheurs que les managers marocains.

La justice distributive se définit comme étant « le sentiment de justice perçue face aux récompenses ou rétributions données par l’organisation » : salaires, promotions, horaires de travail, plannings des vacances, évaluations, licenciements, recrutements. À ce niveau, ce n’est pas le montant des rétributions qui intéresse les salariés, mais plutôt de savoir si leurs rétributions sont justes au regard de ce qu’ils ont apporté dans leur travail en échange (Colquitt, 2001). Le salaire, par exemple, est une affaire de cohérence avec les efforts et les contributions au travail (ratio contribution/effort basé sur les paramètres de l’expérience, la formation et l’intelligence). Une fois qu’il subsiste un déséquilibre, et donc une injustice perçue, le collaborateur développe une dette de reconnaissance et un potentiel de frustrations.

 La justice procédurale identifiée par Thibaut et Walker (1975) renvoie à la manière dont est allouée la rétribution. Est-ce équitable, est-ce transparent ? Les règles sont-elles bien appliquées ? Autant d’interrogations qui nourrissent le jugement et les perceptions des individus. Les critères de décision du niveau de rémunération sont-ils équitables ? Existe-t-il des mécanismes de recours et la possibilité d’en discuter notamment avec son manager ?

Autant sur les deux premiers niveaux, les collaborateurs ont le sentiment de vivre une mauvaise justice distributive ou procédurale, et vont plutôt l’attribuer à des problèmes d’organisation et de système, autant au niveau de la justice interactionnelle et informationnelle le sentiment d’injustice est attribué directement au manager. Nous sommes bien ici dans la sensibilité de la qualité du traitement interpersonnel indépendamment des décisions prises par l’organisation. Bies et Moag (1986) identifient plusieurs facteurs qui influent sur cette qualité :

  •   L’honnêteté lors des communications interpersonnelles durant la mise en place des procédures, qui conduit l’autorité à être ouverte, honnête et franche en évitant la tromperie.
  •   La qualité des justifications, c’est-à-dire que l’autorité devrait fournir des explications adéquates et au bon moment sur l’issue des procédures et des prises de décision concernant les distributions.
  •  L’autorité devrait traiter les individus avec sincérité et dignité en s’abstenant d’être impolie ou agressive.
  •   La droiture ou bienséance : l’autorité devrait s’abstenir de faire des déclarations préjudiciables ou poser des questions déplacées ou indécentes.

Quelques perspectives de recherche

Compte tenu de ces différentes dimensions, il en résulte des implications managériales, en terme de management et de leadership, mais aussi psychologiques de premier ordre. Au niveau de la justice interactionnelle par exemple, un manager qui prend le temps d’expliquer les critères de rétribution au collaborateur et de lui faire comprendre pour quelles raisons son travail a été bénéfique, gagnera en légitimité et fera preuve d’un leadership grandi. Un manager qui ne s’investit pas dans cette démarche créera à l’inverse du désengagement et de la frustration chez le collaborateur, laquelle frustration sédimentée dans le temps aura des répercussions tant au niveau psychologique que motivationnel, voire générera dans le pire des cas des stratégies individuelles nocives au collectif et à l’organisation dans laquelle il s’inscrit. Un effet d’entraînement négatif alimentera ainsi un cercle vicieux d’influence sur les autres collaborateurs ou à l’extérieur des frontières de l’organisation, ce qui constitue un danger pour la réputation de l’entreprise, et un climat d’insécurité latent au niveau des collectifs en interne.

Sous couvert d’études qui gagneraient à être menées sur le terrain des entreprises marocaines, nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle les stratégies individuelles seront dominantes dans les groupes où le sentiment d’injustice perçue est fort. Partant de là et du climat d’insécurité ambiant qui se développe, s’installeront des zones grises ou espaces flous qui se transformeront en des rampes de lancement pour des trajectoires individuelles dont il serait intéressant de dessiner les chemins et d’évaluer les impacts. Autrement dit, l’injustice organisationnelle contribue fortement à la montée de l’individualisme et constitue un facteur important de destruction de collectifs par la montée des risques psychosociaux.

Il serait également pertinent à ce propos d’étudier le renforcement ou la dépréciation du sentiment perçu de justice organisationnelle par le collaborateur en fonction de l’intensité de chacun des niveaux. Une hypothèse serait d’évaluer si une justice interactionnelle forte renforcerait le sentiment de justice perçue, malgré une justice procédurale et distributive faible ; ou bien d’étudier l’hypothèse selon laquelle un niveau de justice procédurale fort ferait oublier ou non un niveau de justice distributive faible ; ou encore, de se demander quel niveau de justice organisationnelle renforce le plus (ou le moins) le sentiment de justice perçue par le collaborateur.

La difficulté majeure de la question de la justice organisationnelle réside dans la nature subjective des concepts. Appréhender la justice par la voie des perceptions permet de mieux approcher l’objet d’étude comme nous l’avons étayé ci-haut avec Lind et Tyler. En revanche, la définition et la vision associée à ce thème peut différer sensiblement d’un individu à un autre, d’un manager à son subordonné, qu’il ait une vision libérale ou plutôt marxiste de la justice. En tout état de cause, dans un contexte organisationnel, le management se doit de respecter son devoir de transparence et de définir clairement ce que, par exemple, le mérite veut dire. En d’autres termes, si la vision managériale repose sur le système méritocratique, les autorités se doivent de fournir des efforts de définition, de clarification et de communication des critères qui fondent le mérite, et la justification de leur évaluation3. Ensuite, cela suppose une adhésion et un consensus de la part de tous les acteurs de l’entreprise. Ce type de projet collectif pourrait renforcer par extension la cohésion de l’organisation… 

Bibliographie

  • Bies, R. J., et Moag, J. S. (1986). Interactional justice: Communication criteria for fairness, in B. Sheppard (ed.), Research on negotiation in organizations, CT: JAI Press, Greenwich, 1, 43–55.
  • Colquitt, J. A., Greenberg, J., et Zapata-Phelan, C. P. (2005). What is organizational justice?
  • A historical overview. In Greenberg, J. et Colquitt, J. A., Handbook of organizational justice. Ed. LEA London.
  • Greenberg, J. et Bies, R. J. (1992). Establishing the role of empirical studies of organizational justice in philosophical enquiries into business ethics. Journal of Business Ethics, 11, 433-444.
  • Hobbes, (1651) Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir ecclésiastique et civil Ressources [en ligne] http://classiques.uqac.ca/classiques/hobbes_thomas/leviathan/leviathan.html (page consultée le 14 juin 2015).
  • Homans, G. C. (1961). Social Behaviour: Its Elementary Forms. New York: Harcourt, Brace et World, Inc. Howard, L. W. (2006).
  • Rawls, J. (2001). La justice comme équité : une reformulation de Théorie de la justice, Paris, La Découverte.
  • Thibaut, J., et Walker, L. (1975). Procedural Justice: A Psychological Analysis. Hillsdale, NJ: Erlbaum.

Notes

  1. Relevons néanmoins l’étude de Boujettou Hassane et Marso Saida sur l’enseignement supérieur marocain et les travaux de Abderrahmane El Maslouhi sur l’Instance Équité et Réconciliation (L’IER : espace public et apprentissage de la justice procédurale au Maroc. Une lecture habermassienne).
  2. En termes académiques, ce processus renvoie à la mesure de la justice organisationnelle