Entretien avec le sociologue Jean Michel Morin :Une convergence qui tarde à se confirmer

Entretien avec le sociologue Jean Michel Morin :Une convergence qui tarde à se confirmer

Comment jugez-vous la relation entre la recherche en SHS (sciences humaines et sociales) et l’entreprise ?

La relation entre la recherche en SHS et l’entreprise est contrastée suivant les axes. Elle est moins bonne en sciences sociales qu’en économie-gestion ou en sciences humaines. Elle s’est en outre détériorée en sciences sociales, si je prends le cas de la sociologie.

Les sciences en économie et gestion se caractérisent par d’assez bonnes relations avec le monde de l’entreprise. C’est aussi leur vocation principale. D’une part, les managers utilisent les éléments qu’ils jugent solides. D’autre part, les chercheurs sont désireux de communiquer leurs travaux et de trouver des débouchés à leurs résultats, une fois la reconnaissance par les pairs acquise.

Les sciences humaines, je pense à la psychologie, ont encore des liens assez forts avec le monde de l’entreprise. Bien sûr, dans certaines branches de la recherche, on estimera perdre son âme en côtoyant le monde marchand. Un ou une spécialiste de psychologie clinique et pathologique aspire à rejoindre des consultations en hôpital ou en prison.Ou alors, il ou elle s’installe à son compte, ce qui revient à être entrepreneur, tout en gardant un lien avec la recherche. Mais un ou une psychologue du travail, psychosociologue ou ergonome, serait professionnellement suicidaire en dédaignant l’entreprise comme terrain de recherche et comme débouché, d’autant  qu’il y a une forte demande. On ne parle que stress, souffrance au travail, harcèlement et risques psychosociaux dans les organisations.

Dans ce paysage, j’estime que la zone sinistrée des relations SHS-entreprises, en France, c’est la sociologie. Pourtant, cette dernière a eu son heure de gloire.

La recherche en sociologie peut-elle servir l’entreprise ?

La recherche en sociologie peut apporter des résultats puissants à l’entreprise. Quand j’évoquais l’heure de gloire de ce domaine en France, je pensais à l’aventure du Centre de sociologie des organisations (CSO) fondé par Michel Crozier. Pendant deux ou trois décennies, des chercheurs ont pu développer et diffuser les résultats de l’analyse stratégique et systémique dans nombre d’entreprises, administrations et associations. Ses disciples, même dissidents comme Renaud Sainsaulieu, et ses continuateurs, innovants comme Denis Degrestin, ont à leur tour apporté de nombreux résultats aux entreprises : dans les domaines de l’identité au travail et de la culture d’entreprise pour l’un ; dans le domaine de l’impact social des outils de gestion pour l’autre. On s’est saisi de tous ces résultats chez EDF, à la SNCF, à la Poste, chez Saint-Gobain, l’Oréal, Danone, tout comme au ministère de l’Équipement ou dans l’Armée de Terre. Il n’est pas anodin de remarquer que Michel Crozier avait fait une école de commerce. Il était aussi tourné vers des comparaisons avec les pratiques de recherche des universités américaines.

Dans le monde, on pourrait dire la même chose des configurations du canadien Mintzberg ou de leurs déclinaisons en ressources humaines par les sociologues belges Pichault et Nizet. Voilà des résultats de la recherche solides et utilisables, donc utilisés.

L’entreprise peut-elle servir la recherche ?

L’entreprise ne peut que servir la recherche. Mon ami Hubert Landier, grand expert du management social, m’a souvent fait constater la chose suivante. Dans le fantasme du chercheur lui-même, le sociologue, enfermé dans sa tour d’ivoire, émet une hypothèse audacieuse. Puis, il la teste sur un terrain, par une enquête. Enfin, il produit un résultat scientifique admirable.

Pour mon ami, qui a arpenté les organisations entrepreneuriales et syndicales pendant quarante ans, la réalité est un peu plus complexe. Un salarié, un fonctionnaire, un bénévole rencontre une difficulté au sein de son organisation. Un manager, un client, un fournisseur, un représentant du personnel va co-construire une solution avec l’intéressé, afin de résoudre le problème rencontré ensemble. Un consultant qui passe à ce moment, au milieu de bien d’autres interventions, va repérer qu’il y a là quelque chose d’original qui se produit. Il va en faire une offre de service à ses autres clients, car ces derniers se posent sans doute des questions proches. Comme la problématique et les outils de réponse se diffusent, cela va enfin arriver aux oreilles du chercheur universitaire, peut-être d’abord par un jeune thésard qui est sur le terrain, avant d’atteindre un mandarin installé dans sa tour d’ivoire.

Nous touchons peut-être là la partie immergée de l’iceberg de la recherche. Après, il revient au « chercheur », et c’est tout à son honneur, de se saisir d’une problématique intéressante, qui correspond à une « demande sociale », pour effectuer des tests, explorer le domaine de validité de résultats, qui étaient restés intuitifs avant le déploiement de méthodes « scientifiques ».

Après, le processus de retombées peut prendre « un certain temps ». On connaît la célèbre étude de Katz et Lazarsfeld sur la diffusion d’un nouveau médicament auprès des médecins de ville plutôt qu’auprès des médecins en hôpitaux. L’exemple est repris par Boudon dans beaucoup de ses livres. Il a fallu attendre trente ans, au début des années 80, pour qu’un grand laboratoire pharmaceutique, Synthélabo, se saisisse du modèle de Lazarsfeld pour appliquer ses résultats, avec beaucoup d’efficacité accrue à la clé. Finalement, la diffusion des résultats sociologiques est parfois plus longue que celle des nouveaux médicaments. Ceci étant, la sociologie est-elle faite pour donner des informations marketing et fournir des outils de commercialisation ?

Les chercheurs sont-ils sensibilisés aux questionnements de l’entreprise?

Avant d’être sensibilisés aux questionnements de l’entreprise, les chercheurs doivent peut-être se départir de certaines prénotions. En France, dans les milieux de la sociologie, un certain habitus encore marxisant fait considérer l’entreprise comme un lieu d’exploitation du travailleur et de maximisation du profit, à la plus grande gloire du capitalisme. Cela peut se vérifier à certains endroits mais ce n’est pas le cas général. Et ce n’est certainement pas une bonne façon de nouer des liens. Quand mes étudiants ont réalisé une enquête sur le climat social de l’usine Continental à Clairoix, au moment où la direction envisageait un référendum sur une augmentation du temps de travail pour sauver l’usine de la fermeture, je me souviens que nos partenaires avaient fait le tour de nombre de laboratoires de sociologie avant de nous contacter. Ils cherchaient juste des gens neutres, capables de mener une enquête de manière équilibrée, sans préjugés. Ils m’avaient dit avoir frappé à beaucoup de portes avant d’en trouver une, rassurante sur ce point.

Les managers peuvent-ils être impliqués dans la recherche?

Les managers sont, de fait, impliqués dans la recherche. D’abord, ils ont souvent eu des cours de sciences sociales dans leurs cursus de formation : pas seulement en écoles de commerce ou d’ingénieurs mais même dans les écoles militaires ou dans les séminaires où se préparent les prêtres. Ensuite, ils peuvent être maître de stage, intervenants à l’université, sponsors de thésards – je pense aux contrats CIFRE. Enfin, ils sont souvent très désireux de coopérer pour appliquer des démarches dans leurs entreprises ou réfléchir, avec des chercheurs, sur de nouveaux concepts. Il y a certes des professions plus ou moins réceptives à la sociologie. Ce ne sont pas toujours celles que l’on imaginerait. Personnellement, en trente ans, ceux qui m’ont le mieux accueilli sont les DRH d’entreprise et les militaires, et ceux qui me paraissent les plus méfiants sont les médecins.

Qu’est-ce qui devrait changer?

Je ne prends que le cas de la sociologie en France et je me cantonne à la position du chercheur. Il me semble avoir identifié six dysfonctionnements :

  • Nous sommes imprégnés d’une certaine idéologie, défavorable à l’entreprise.
  • Nous préférons avoir l’oreille des politiques ou des médias plutôt que celle des entrepreneurs ou des managers.
  • Nous utilisons un langage non dénué de jargon.
  • Nous nous croyons très savants.
  • Nous estimons être meilleurs que les autres disciplines pour éclairer les liens sociaux.
  • Nous attendons, par la suite, que d’éventuels managers viennent nous demander nos lumières.

 

Avoir diagnostiqué une situation, c’est déjà avoir résolu la moitié du problème. Prenons autant de mesures correctrices qu’il y a de dysfonctionnements. Un manager averti appellera cela une démarche de perfectionnement, visant à améliorer la qualité. Donc, avec ce diagnostic, il suffit déjà de suivre les six pistes suivantes :

  • Faire de la sociologie vers l’entreprise une simple science, sans confondre prématurément cela avec une ambition militante, dénonciatrice, réformatrice. En particulier, faire confiance aux acteurs des entreprises pour se saisir des mécanismes expliqués à l’aide de la sociologie, afin de trouver leurs propres solutions.
  • S’intéresser aux enjeux entrepreneuriaux pour ce qu’ils sont, non pas comme moyen de rejoindre un think tank politique ou de passer sur un plateau de télévision. Par exemple, analyser la vie quotidienne des patrons de PME ou les angoisses des petits actionnaires et pas seulement étudier les déclarations d’un PDG ou d’un leader syndical.
  • Dire des choses complexes avec des mots simples, plutôt que l’inverse. C’est déjà apprécié des étudiants à l’université. Cela permet aux managers de plus vite s’intéresser aux résultats solides d’une recherche.
  • Ne pas croire qu’un doctorat de sociologie révèle une intelligence supérieure et surclasse d’emblée l’aptitude à raisonner d’entrepreneurs et de managers. Ils prennent des risques calculés. Eux aussi analysent des situations avec finesse et même rapidité. Dans un pays où l’on a le culte des diplômes, beaucoup de managers sortent en outre des meilleurs universités ou d’écoles de commerce ou d’ingénieurs excellentes.
  • Ne pas croire que la sociologie surclasse d’emblée les chiffres des économistes, les normes des juristes ou les spéculations des philosophes, sans oublier la mémoire des historiens ou les descriptions de terrain issues de l’ethnologie, voire la démographie appliquée à la gestion prévisionnelle des effectifs d’une grande entreprise. D’autres disciplines se montrent ainsi très créatives ou offensives pour trouver des débouchés auprès du monde des entreprises. Je ne parle même pas de la psychologie, appliquée au recrutement, à l’analyse des conditions de travail, etc. C’est au sociologue de faire aussi bien, s’il le veut.
  • En définitive, c’est au sociologue d’aller proposer ses résultats, voire ses services. Il est trop confortable de s’isoler, en se plaignant d’être négligé. Se rapprocher de l’autre pour essayer de le comprendre, n’est-ce pas de surcroît la clé de la démarche en sciences humaines et sociales ? Il n’y a pas de raison de l’appliquer à tous… sauf aux acteurs de l’entreprise.

 

Bien sûr, ce constat est volontairement sévère pour faire réagir. C’est en portant le regard là où les liens risquent d’être rompus qu’on peut espérer les retisser. Or, il y a quelques fils à renouer entre l’entreprise et la recherche en sciences sociales. À chacun de faire sa part, s’il le souhaite.

Bibliographie: 

  • Boudon, R. (2010). La sociologie comme science. Paris : La Découverte.
  • Crozier, M. (1963). Le phénomène bureaucratique. Paris : Le Seuil.
  • Mintzberg, H. (1986). Le pouvoir dans les organisations (P. Sager, trad.). Paris : Éditions d’Organisation.
  • Pichault, F. et Nizet, P. (2000). Les pratiques de gestion des ressources humaines. Paris : Seuil.
  • Sainsaulieu, R. (1987). Sociologie de l’organisation et de l’entreprise. Paris : FNSP-Dalloz.
  • Segrestin, D. (2004). Les chantiers du management. Paris : Armand Colin.
  • Segrestin, Les chantiers du management, A. Colin, 2004.