Entretien avec Mounia BENNANI-CHRAÏBI "Théoriser sur le terrain des jeunes"

Vous avez commencé vos terrains sur les jeunes au Maroc il y a presque trois décennies. Votre livre Soumis et rebelles : les jeunes au Maroc a été l’un des premiers où la parole leur était donnée et où l’analyse a été faite à partir de données empiriques. Qu’est-ce qui reste d’actualité de ce travail pionnier ?

A posteriori, je retiens un aspect en particulier de cette œuvre de jeunesse, issue d’une thèse réalisée sous la direction de Rémy Leveau à l’Institut d’études politiques de Paris (1993). Bien que boulimique, je pense que la démarche adoptée m’a mise à l’abri de certains travers qu’on continue à retrouver dans une certaine littérature, tout en me permettant d’embrasser dans un seul mouvement des phénomènes trop souvent dissociés.

Pour rappel, le questionnement initial ne portait pas sur «la jeunesse». Il s’agissait avant tout de se demander si les bouleversements sociaux qui agitaient le Maroc depuis l’Indépendance connaissaient une traduction politique. Dans une sorte d’ingénuité intellectuelle, j’aspirais également à résoudre l’une des énigmes qui me taraudaient : comment expliquer la «soumission» lorsque tout incite à la «rébellion»? La problématisation s’est affinée au fur et à mesure de l’enquête qui a eu lieu entre 1988 et 1992, et pendant laquelle j’ai constitué différents types de matériaux au hasard des opportunités et des impulsions : des données d’observation parfois participante, des entretiens semi-directifs, des archives orales à travers une collection de « nukat (blague) » et de slogans, des archives écrites (dossiers de presse, procès-verbaux), et des données quantitatives.

Très progressivement, j’ai constitué les urbains scolarisés âgés de 16 à 28  ans comme un analyseur privilégié des dynamiques qui travaillent la société marocaine (et non comme les acteurs attitrés du changement). J’ai justifié ce choix par une série de constats : urbanisation accélérée (29 % des habitants étaient urbains au début des années 1960, plus de 50 % au début des années 1990); transfert des tensions sociopolitiques des campagnes vers les villes; enseignement de masse qui ne s’accompagne pas d’une mobilité ascendante; poids des jeunes plus important que jamais (Fargues, 1994); allongement de la jeunesse et prolongement de la «mise hors-jeu symbolique » (Bourdieu, 1984) sociale, politique, économique de ceux qui sont « condamnés» à rester jeunes pendant longtemps, qui n’ont pas vécu le protectorat, mais qui sont gouvernés par des élites héritières de l’Indépendance, qui ont peu modifié leurs registres de légitimation. Dans les faits, la délimitation précise de la tranche d’âge de l’échantillon ne s’est produite qu’en fin de thèse. Sans trop m’attarder sur la question classique : «Quand commence et quand se termine la jeunesse?», je suis restée attentive aux réflexions de Bourdieu sur les enjeux du classement, déclassement, reclassement et aux travaux sur la flexibilité des polices des âges. Certains seuils classiques, dans un pays comme la France, étaient peu significatifs dans mon étude de cas : le service militaire n’est pas généralisé au Maroc ; l’âge légal du vote ne constitue pas un événement fondateur, etc. Le seul élément qui m’a semblé fondamental était le premier mariage qui se traduit en principe, mais pas toujours, par la décohabitation avec la famille d’origine, et qui couronne souvent pour un homme l’accès au premier emploi. Le vaste recensement réalisé par le Centre national pour la jeunesse et l’avenir (CNJA), créé en 1991 sous l’impulsion de Hassan II, confirme ce que j’ai observé qualitativement : l’âge moyen d’un jeune diplômé en quête d’un emploi est de 28,3 ans et l’écrasante majorité de ces personnes n’est pas mariée et continue à vivre chez ses parents. A posteriori, cela m’a permis de justifier que mon échantillon regroupe des jeunes âgés de 16 ans – âge de la responsabilité pénale – à 30 ans.

Ensuite, les jeunes urbains étant irréductibles à ceux de Rabat, la capitale politique, et de Casablanca, la métropole économique, je suis allée à leur rencontre dans onze villes marocaines, sélectionnées en fonction de leur importance démographique, économique, universitaire, touristique  ; de leur proximité à l’ailleurs (Espagne, Algérie) ; de leur histoire protestataire (antécédents en matière d’émeutes et de grèves estudiantines), etc

L’enquête s’est déroulée pendant une phase historique très dense. Dans le sillage de l’effondrement du bloc de l’Est, les droits de l’homme et la démocratie ont été constitués en problématiques légitimes, y compris pour les pays du Sud. À l’échelle du Maghreb, les promesses de démocratisation en Tunisie et en Algérie, et les désenchantements qui ont suivi, ont produit d’importants échos dans le Royaume. Par ailleurs, j’ai pu aussi bien observer les événements de décembre 1990, les manifestations contre la guerre du Golfe en janvier et février 1991, que l’émergence du mouvement des diplômés chômeurs. Ce faisant, j’ai mis en évidence les principales étapes de la particularité de la jeunesse comme problème social et la nécessité de son inscription sur l’agenda politique.

Du fait même de cette démarche, j’ai évité d’homogénéiser la jeunesse. Outre l’« effet d’âge », j’ai pris en compte aussi bien l’« effet de cohorte », à savoir l’impact durable de la position dans la structure sociale et les différences de socialisation, que l’« effet de période » qui renvoie au contexte ou aux événements historiques qui ont pu peser sur les trajectoires individuelles (Galland, 2017). Je me suis donc abstenue d’associer mécaniquement une tranche d’âge – ici les jeunes – à des normes, à des dispositions ou à des attitudes en particulier. Par ailleurs, j’ai veillé à démêler les niveaux d’analyse, en distinguant ce qui renvoie à des caractéristiques socialement construites, ce qui se rapporte à une question constituée en problème politique, et ce qui relève d’une catégorie du discours politique.

Plus que tout, cette démarche m’a conduit à appréhender le politique de manière non restrictive (comme c’était le cas dans la science politique classique de l’époque). J’avais déjà le sentiment diffus que si le sociologue du politique (du moins celui qui observe les régimes autoritaires) devait se focaliser sur la seule sphère politique instituée, il serait astreint à ne se saisir du politique qu’à travers les modalités de sa circonscription par les dominants. C’est au cours de cette recherche que j’ai posé les jalons d’une perspective théorique qui a mûri avec le temps : d’une part, penser ensemble les micro-résistances, les protestations, de manière à débusquer les intrications et les circulations entre des registres d’action politique pluriels qui se déploient dans différents sites d’interactions; d’autre part, prendre en compte les articulations entre différentes temporalités (locale, nationale, régionale, transnationale).

Quand vous avez mené, avec Mohamed Jeghllaly, un travail de terrain autour des jeunes du Mouvement 20 février (M20), vous avez particulièrement mis en lumière la dimension intergénérationnelle. Quelles ruptures entre générations percevez-vous ?

Dans cet article, nous avons évoqué la dimension intergénérationnelle sous deux angles en particulier. D’une part, nous avons mis en évidence la jonction a priori improbable qui s’est produite entre des acteurs, lesquels se distinguent par leur âge, leur genre, leurs valeurs, leur rapport au politique, leur position dans l’espace politique, etc. D’autre part, nous avons montré que le M20 s’inscrivait dans le prolongement d’une histoire protestataire. Comparativement à un pays comme la Syrie, les modalités de la répression puis de la libéralisation relative du régime n’ont pas entravé la transmission d’une mémoire militante et de savoir-faire. D’autres travaux ont examiné les transmissions intergénérationnelles du militantisme, telles qu’elles se sont manifestées pendant cet épisode protestataire (Hivert, 2020).

À partir de l’observation du M20 à Casablanca, ce ne sont pas tant d’éventuelles ruptures entre les générations qui nous ont interpellés. Pour rappel, nous avons analysé le processus de formation de la coalition et de sa reconfiguration entre fin janvier 2010 et février 2012. Il s’agissait de comprendre comment des acteurs en sont venus à protester ensemble et à mettre en sourdine provisoirement leurs animosités et leur méfiance mutuelles. Celles-ci opposent la gauche et les islamistes, les « organisés» et les «indépendants», ceux qui sont intégrés au sein de la politique instituée et ceux qui en sont exclus ou qui y occupent une position marginale, sans compter les lignes de fracture qui secouent des partis tiraillés entre leur passé et leur présent. Nous avons montré qu’un faisceau d’actions, d’interactions et d’événements à la jonction entre le local, le national, le régional et l’international ont contribué autant à l’enracinement du Mouvement qu’à sa désagrégation. D’après notre analyse, la protestation s’est déployée en puisant dans plusieurs registres : la réactivité du régime; le souci de celui-ci de préserver son image à l’échelle internationale; la croyance des protestataires en leur capacité à gagner le Makhzen ; leur sentiment que l’occasion est historique et que le succès est à portée de main ; les gratifications et les effets surgénérateurs de l’engagement; les dispositifs mis en place pour maintenir la coalition et masquer les identités particularistes. Quant à la désagrégation progressive de la coalition, elle a cheminé de manière visible ou souterraine, en lien avec des interactions intentionnelles et non intentionnelles. Les premières défections sont le fait d’acteurs suffisamment bien positionnés sur la scène politique instituée pour espérer peser sur sa recomposition et bénéficier des réformes amorcées. Sur un autre plan, l’infiltration et l’exacerbation de la suspicion à l’égard d’un «Makhzen intérieur» ont brouillé les frontières entre « nous» et «eux ». En outre, la répression, les batailles menées contre le Makhzen «intérieur» et «extérieur», les tentatives de compenser les défections ont favorisé, au sein de la coalition reconfigurée, l’hégémonie des acteurs les plus dotés en capitaux militants au détriment de ceux qui aspirent à faire de la « politique autrement». Le coup de grâce a été donné par le retrait de l’organisation islamiste, Al Adl wal Ihsane, considérée comme la plus puissante dans l’espace protestataire. Il s’est produit dans une atmosphère de démoralisation, ponctuée par les perceptions suivantes  : l’impression d’avoir « perdu la bataille» dans une conjoncture régionale dissuasive; la perception d’une décélération de l’histoire; l’érosion du sentiment de constituer un « nous» soudé dans l’adversité; la croyance que les fruits de l’engagement sont récoltés par certaines composantes au détriment d’autres.

Est-ce que les divergences que nous avons observées à Casablanca peuvent s’expliquer par une différence d’âge (aînés/benjamins), voire de génération (des visions du monde liées à des socialisations qui se sont produites à des moments différents)? Une chose est certaine, les pionniers du M20 – quel que soit leur âge – ont attribué, ne serait-ce que dans un premier temps, les succès tunisiens et égyptiens à quatre facteurs principaux  : la mise en avant de «jeunes dépolitisés» ; l’absence de leadership, de hiérarchie et de centralisation ; l’importance de la spontanéité et de l’innovation et, surtout, la dissolution des identités (organisationnelles, idéologiques, ethniques, etc.). C’est à partir de ce cadrage qu’ils ont construit l’image d’un mouvement «jeune» qui va au-delà des clivages idéologiques. Ils ont également entériné une inversion des rôles entre militants aguerris et nouveaux entrants, de manière à faire apparaître les leaders d’antan comme de simples suiveurs. Dans le prolongement de ce cadrage, les divergences observées à Casablanca ont souvent été énoncées sous forme d’une ligne de partage entre, d’une part, les tenants d’une « culture politique traditionnelle» fondée sur l’hégémonisme, la valorisation du leadership, de la hiérarchie et de la centralisation  ; et, d’autre part, une culture inspirée par l’éducation populaire et les forums sociaux, privilégiant l’horizontalité, l’absence de leaders et de porte-parole, et la décentralisation. Dans les faits, cette opposition ne se superposait pas à une différence générationnelle. Elle semblait s’articuler avec la nature et le volume de ressources dont disposaient les acteurs en présence, tout en trahissant la méfiance mutuelle entre, d’une part, les plus dotés en capitaux organisationnels (Al Adl wal Ihsane, des organisations de la gauche radicale ou de l’extrême gauche) et, d’autre part, ceux – quel que soit leur âge – qui se disaient «indépendants» et qui cherchaient à se distinguer par leur inventivité.

La contestation serait-ce d’abord une affaire d’habitus social ? Quelle place accorder aux expressions de colère sociale sui generis ? 

Le «pourquoi» et le « comment» des protestations ont fait couler beaucoup d’encre, donnant lieu à plusieurs synthèses (Fillieule, 2009). Grosso modo, les sociologues des mouvements sociaux tendent à produire trois types d’explications : les conditions structurelles (politiques, sociales, économiques, culturelles, etc.), les cadres culturels et les ressources organisationnelles de la mobilisation. Parmi les limites relevées, retenons en particulier le biais structuraliste et l’absence criante de l’acteur. Concernant l’étude des crises politiques et des révolutions, la focalisation sur les causes et sur les résultats, de même que la quête d’un «modèle», ont souvent été pointées du doigt. Comme s’il suffisait de disposer de big data et d’un super ordinateur pour identifier les grandes lois de l’histoire. Or, comme l’a si bien formulé Sewell : «Les humains, contrairement aux planètes, aux galaxies ou aux particules élémentaires, sont capables d’avoir un avis sur les structures dans lesquelles ils vivent, et d’agir – avec des conséquences non parfaitement prévisibles – d’une façon qui modifie ces structures » (Sewell, 2009). Pour ma part, je privilégie une approche interactionniste, qui cherche à dépasser les oppositions entre « structure » et « contingence » (Bennani-Chraïbi, 2017). Il s’agit de « partir de ce que sont, font et disent les acteurs en situation » et d’examiner séquence par séquence les articulations entre différents niveaux d’analyse : le niveau macro de l’environnement, le niveau méso des relations entre les acteurs collectifs, et le niveau micro des individus (Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2012). Selon cette perspective, ce qui se joue au cours d’une séquence d’action donnée contribue à redéfinir les conditions de l’action au cours de la séquence suivante. Autrement dit, s’il convient d’analyser les conditions dans lesquelles émerge la contestation, il importe aussi de prendre en compte la manière dont les acteurs en présence les perçoivent et les coconstruisent. Il n’est pas question de sombrer dans l’illusion d’une « Immaculée Conception» (Rupp et Taylor, 1987) : les acteurs puisent dans des répertoires d’action (Tilly, 1986) et mobilisent des « dispositifs de sensibilisation» (Traïni, 2017) qui s’inscrivent dans une historicité, varient dans le temps et dans l’espace, tout en évoluant lentement. Pour autant, tout n’est pas joué en amont et une fois pour toutes, surtout pendant les conjonctures ouvertes. D’après Ermakoff (2015), ces épisodes se caractérisent par une « contingence structurelle », c’est-à-dire une «indétermination collective» : dans une situation d’«interdépendance», les acteurs reconnaissent leur «incertitude mutuelle» et ne disposent pas d’un «script pré-établi». Cela ouvre la voie à des « alignements» sur des positions qu’ils n’auraient pas imaginé adopter en d’autres circonstances, mais aussi à toutes sortes d’innovations.

Comment appréhender la dialectique local/global dans les pratiques de mobilisation des jeunes? Quels usages font les mouvements sociaux «new generation»  (comparativement aux mouvements sociaux des années  1980) des réseaux sociaux ? 

Les articulations entre le local et le global transparaissent dans la plupart des mobilisations qui se sont produites au cours de l’histoire contemporaine du Maroc. Elles peuvent être saisies sous plusieurs angles tant pour les protestataires que pour les gouvernants dans leur gestion des protestations : les « opportunités» ou les «menaces» selon la terminologie des théories du processus politique; les ressources matérielles (surtout pour les États) et symboliques; l’insertion dans des réseaux transnationaux ; la circulation des idées et des savoir-faire; les apprentissages qui se font sur la base de l’observation des voisins, etc. Les interpénétrations entre les « dynamiques du dedans » et les « dynamiques du dehors» (Balandier, 1971) sont tellement complexes, et leurs effets à court, à moyen et à long terme si imprévisibles qu’il serait réducteur d’accorder un poids surdéterminant aux unes ou aux autres. C’est dans cet esprit que nous avons analysé, Mohamed Jeghllaly et moimême, l’inscription des processus d’émergence, de reconfiguration puis de désagrégation de la coalition du Mouvement du 20  février dans un «jeu d’échelles» entre le local, le national, le régional et l’international. Quant à ce que les réseaux sociaux font aux mouvements sociaux, cela a suscité, à nouveau, beaucoup de débats. Pour ma part, je me range parmi ceux qui considèrent que les nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC) sont effectivement des outils puissants, comme c’était le cas en d’autres temps pour l’imprimerie, le chemin de fer ou le télégramme. Elles contribuent de manière inédite à la démocratisation de la production et de la diffusion quasi instantanée de l’information. Elles accroissent les capacités de communication et de coordination des protestataires. Pour autant, même si l’accès à Internet ne cesse de s’étendre, un simple clic ne résout pas le problème de l’organisation d’une action collective. Dans le cas du M20, les médias et les réseaux sociaux ont joué un rôle primordial dans la transformation des horizons du pensable et du faisable, dans la circulation des images, des idées, des modes d’action et des expériences, mais il en fallait davantage pour déclencher la mobilisation, assurer son extension dans l’espace social et politique, et l’inscrire dans la durée. Ces phénomènes étaient largement tributaires des échanges de coups avec les autorités, des processus d’« attribution de similarité » (Strang et Meyer, 1993) – qui établissaient une identité entre les problèmes qui se posent en Tunisie, en Égypte et au Maroc –, et de la réactivation de relais organisationnels et de réseaux plus ou moins dormants. Prenons un exemple plus récent, celui du Hirak1 du Rif. Dans la recherche doctorale qu’il lui consacre, Ahmed Chapi étudie la manière dont les protestataires ont recouru aux nouvelles technologies, tout en mettant en évidence l’importance des réseaux interpersonnels.

Sur un autre plan, nous avons tous eu le temps de démystifier le pouvoir supposé libérateur des NTIC et de constater que les révolutions technologiques étaient loin de bénéficier aux seuls protestataires. Nous l’observons quotidiennement, les gouvernements et les appareils coercitifs ont également accès à ces technologies et déploient des ressources considérables pour les mobiliser et les contrôler.

Dans les systèmes de représentation partisans, quelle place occupent les jeunes? Alors que la notabilisation des structures partisanes se développe, quels sont les moteurs de leur participation?

D’après certaines études, la désaffection vis-à-vis des urnes et des partis politiques au Maroc est encore plus accentuée chez les plus jeunes (Tafra, 2016). Dans le discours public, l’appel au rajeunissement des élites politiques et à la participation électorale des jeunes est récurrent et les protestations du Mouvement du 20 février lui ont donné un nouvel élan : création du Conseil de la jeunesse et de l’action associative; incitation des partis politiques à « redoubler d’efforts pour favoriser la réconciliation des citoyens, surtout les jeunes, avec l’action politique dans sa noble acception patriotique » (Discours royal du 30 juillet 2011); injonction qui se renforce d’une législation sur les partis politiques à l’autre, puis à travers la mise en œuvre d’un quota au sein de la Chambre des représentants.

Mais, avant de s’interroger sur la place qu’occupent les jeunes dans les systèmes de représentation partisans, une mise en garde s’impose. Si les discours politiques tendent à homogénéiser la jeunesse en l’associant à un archétype ou à un autre, la délimitation de cette catégorie demeure fluide. Les seuils fixés par les statisticiens sont à géométrie variable (15-24 ans, moins de 30 ans, etc.). Cependant, lorsqu’au Maroc l’âge minimum du mariage, l’âge de vote et d’éligibilité finissent par converger pour les deux sexes (18 ans), les premières modalités de représentation de la jeunesse dans la Chambre des représentants produisent en 2011 un dispositif genré qui associe l’état de jeunesse à la masculinité tout en la prolongeant jusqu’à 40 ans. Ceci dit, en 2016, le quota «jeune» s’ouvrira également aux candidates. Quant aux partis, jusqu’en 2012 du moins, leurs statuts étaient loin de s’accorder sur le seuil de clôture de la jeunesse, qui variait entre 30 et 40 ans. Bien entendu, cela se répercutait sur les quotas réservés aux «jeunes» pendant les congrès nationaux (de 10 à 20 %) durant lesquels j’ai lancé une enquête par questionnaire entre 2008 et 2012 (Bennani-Chraïbi, 2013).

Pour contrebalancer les biais d’échantillonnage et dégager des facteurs structurants, c’est l’analyse des correspondances multiples qui a été privilégiée. Les données collectées n’ont pas permis d’identifier un effet d’âge ou un effet de génération particulièrement structurant. En revanche, des conclusions fortes ressortent. Premièrement, l’espace partisan marocain, miniaturisé à travers l’échantillon constitué, est un petit monde dominé par les citadins, les hommes d’âge mûr, les plus dotés scolairement et économiquement. Deuxièmement, il n’en demeure pas moins travaillé par les dynamiques en œuvre dans la société  ; il est structuré par une opposition très idéale, typique entre «partis de notables» et «partis de militants». Au niveau du rapport au politique, cela se traduit par une ligne de partage : d’une part, une politique pragmatique, localisée, enserrée dans les réseaux de proximité et de clientèle et qui s’étend au-delà du monde rural ; d’autre part, une politique nationale, voire transnationale, structurée par des identités politiques, qui semblent résister aux recompositions récentes de la sphère politique instituée marocaine. Ce contraste idéal typique se superpose avec des distinctions sociographiques : d’un côté, les gens du privé avec des profils interdépendants – les entrepreneurs et les grands agriculteurs versus les plus démunis en ressources scolaires et économiques, associés au rural ; de l’autre, les cadres moyens et supérieurs, très diplômés, plutôt employés dans le secteur public, ayant souvent connu une mobilité sociale ascendante, et des jeunes en cours d’études ou des diplômés en quête d’emploi. Quant à la polarisation d’ordre idéologique, elle tend à se confiner dans l’univers des plus dotés en capitaux scolaires.

Troisièmement, les moins de 30  ans, dotés en capitaux scolaires, sont plutôt en correspondance avec les organisations en marge de la compétition électorale. Inversement, le profil des «wlad ad-derb (les enfants du quartier) » est davantage en affinité avec les partis de notables (et les partis qui étaient en cours de notabilisation). Ceux que l’on surnomme «les enfants du quartier» sont souvent des jeunes hommes peu dotés en capitaux socio-économiques et culturels. Leur notoriété repose avant tout sur leurs ressources sociales et associatives, aisément reconvertibles en force de frappe électorale. Ils se distinguent par des savoir-faire, savoir-vivre et savoir-être, et surtout par leur aptitude avérée à servir leurs semblables, à susciter leur confiance, voire leur pitié. Au cours des années, ils se hissent au sommet de la chaîne de solidarité, créent des associations de quartier, négocient leur soutien pendant les élections, monnayent leur présence sur une liste électorale. Dans un marché devenu concurrentiel, ces rendez-vous saisonniers sont devenus des moments privilégiés pour les «dominés», qui s’avèrent loin d’être «manipulables» à volonté, et capables d’acheminer leurs réclamations de ressources rares à l’adresse de « ceux d’en haut».

Les jeunes deviennent, depuis l’éclosion des mouvements sociaux, une catégorie d’analyse prisée et lourdement financée dans le domaine de la recherche et d’appui à la décision publique. Quel regard portez-vous sur cet effet de mode ?

Cette question est indissociable des processus de construction du problème « jeune ». Tout au long de l’histoire contemporaine du Royaume, les figures de jeunesse qui se dessinent à travers les discours politiques portent l’empreinte de l’ambivalence : « Jeunesse menace ou jeunesse promesse? » (Bennani-Chraïbi et Farag, 2007). Bien sûr, la nature du danger que représentent « les jeunes » ne cesse de se reconfigurer. Mais qu’il s’agisse d’émeutes, d’islamisme, d’attentats suicide, ou de Printemps arabe, les discours politiques officiels tendent à interpréter les maux de jeunesse et les menaces qu’ils représentent pour la stabilité politique nationale et internationale selon des chaînons argumentatifs, très similaires, où s’enchaînent révolution démographique et un ensemble de crises (économique, de l’emploi, du logement, de l’enseignement, etc.). Tout cela alimente une grande demande d’expertise. D’ailleurs, depuis que Hassan II a inscrit la question du chômage des diplômés sur l’agenda publique en 1991, celle-ci est toujours à l’ordre du jour à une nuance près : les discours royaux sont désormais imprégnés par les diagnostics des expertises nationales et internationales au niveau du fond et de la forme.

Il ne s’agit nullement de remettre en question l’intérêt des grandes enquêtes quel que soit leur bailleur de fond, dès lors que leur mode de production est explicité. Il faut aussi garder en tête les effets de ces conditions sur le savoir produit : « Une expertise est conçue et formulée à des fins d’intervention sur le monde social. Ce faisant, elle contribue à l’organiser d’une manière qui soit intelligible par les commanditaires : opérant dans le cadre des objectifs qui lui sont assignés, l’expertise définit ce qui semble souhaitable dans le domaine des possibles et contribue ainsi à fixer les problématiques politiquement légitimes » (Bennani-Chraïbi et Farag, 2007). 

Vous avez un pied dans le quantitatif et le qualitatif. Vous croyez autant aux récits individuels qu’aux tendances qui se dessinent. L’effet grandissant de la modélisation et de la mathématisation des savoirs influence-t-il vos choix méthodologiques ? 

Dans mon parcours, le recours à une méthode ou à une autre n’est pas lié à une préférence technique ou à une position épistémologique a priori. Par ailleurs, je ne pense pas qu’on puisse recourir à n’importe quelle technique d’enquête, avec n’importe quel acteur, n’importe où, et n’importe quand. À la fin des années 1980, mes recherches sur le rapport des jeunes au politique se sont ajustées à la peur de mes interlocuteurs; j’ai donc privilégié l’observation et des entretiens semi-directifs, uniques, dans des lieux publics, pour sécuriser mes interviewés anonymes. À la fin des années 1990, le vent de libéralisation politique s’est répercuté sur les conditions d’une enquête de sociologie politique  au Maroc ; il est devenu envisageable de mener une enquête longitudinale dans des quartiers populaires. Entre 2008 et 2012, l’enquête par questionnaire s’associait de plus en plus à un gage de «modernité» et de «transparence» de la part de mes interlocuteurs. Elle était également tributaire d’un long et patient travail de tissage de réseaux de confiance, et d’un effet d’aubaine. J’ai tout de même veillé à encastrer ce recours aux méthodes quantitatives dans une démarche ethnographique qui permet de capturer « le bruit » et les « informations anecdotiques » que les « analyses politiques conventionnelles » tendent à ignorer (Auyero, 2007).

Peu importe les techniques employées, ce qui est fondamental à mes yeux, c’est de faire voyager des questionnements, des méthodes, sans plaquer les réponses, sans lisser les résultats, tout en restant attentif à la complexité et à l’épaisseur du terrain appréhendé ainsi qu’aux enjeux épistémologiques de chacune des stratégies privilégiées. À cet égard, j’ai deux contre-exemples en tête : d’une part, une grande enquête sur la jeunesse en Égypte publiée en 2010 et qui concluait que les jeunes étaient politiquement « apathiques»; d’autre part, des grandes enquêtes qui ont fleuri dans le sillage de 2011, avec l’ambition de mesurer et de prédire l’instabilité politique en recourant à des analyses statistiques sophistiquées.

Reste à souligner un point important. Durant ma carrière, j’ai pu m’adapter au fait que l’image du chercheur variait diachroniquement et synchroniquement à la jonction d’autres figures : l’agent de renseignements, le porte-parole, le journaliste, l’expert, le sondeur. Malheureusement, dans le Maroc d’aujourd’hui, les conditions d’une enquête en sociologie politique deviennent de plus en plus difficiles. Comme ailleurs, l’appareil coercitif n’hésite plus à s’attaquer aux chercheurs pendant l’exercice de leur métier.

Références

• Auyero, Javier et Joseph, Lauren (2007). Introduction: Politics Under the Ethnographic Microscope. In Lauren Joseph, Mattew Mahler et Javier Auyero (eds.). New Perspectives in Political Ethnography. New York: Springer, p. 1-13.

• Balandier, Georges (1971). Sens et puissance  : les dynamiques sociales. Paris  : Presses Universitaires de France.

• Bennani-Chraïbi, Mounia et Farag, Iman (2007). Constitution de la jeunesse dans les sociétés arabes : figures, catégories et analyseurs. Dans Jeunesses des sociétés arabes. Par-delà les menaces et les promesses. Paris : Aux Lieux d’être, p. 11-47.

• Bennani-Chraïbi, Mounia et Fillieule, Olivier (2012). Pour une sociologie des situations révolutionnaires. Revue française de science politique, 62(5-6), p. 767-796.

• Bennani-Chraïbi, Mounia et Jeghllaly, Mohamed (2012). La dynamique protestataire du Mouvement du 20 février à Casablanca. Revue française de science politique, 62(5-6), p. 867-894.

• Bennani-Chraïbi, Mounia (2013). L’espace partisan marocain : un microcosme polarisé ? Revue française de science politique, 63(6), p. 1163-1192.

• Bennani-Chraïbi, Mounia (2017). Beyond Structure and Contingency: Toward an Interactionist and Sequential Approach to the 2011 Uprisings. Middle East Critique, 24(4), p. 373-395.

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Chapitres d’ouvrages

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• Fargues, Philippe (1994). Explosion démographique ou rupture sociale. Dans Salamé Ghassan (éd.). Démocraties sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe et islamique. Paris : Fayard, p. 163-197. • Fillieule, Olivier (2009). Émergence et développement des mobilisations. Dans Antonin Cohen, Bernard Lacroix et Philippe Riutort (éds.). Nouveau manuel de science politique. Paris : La Découverte, p. 514-528.

• Galland, Olivier (2017). Sociologie de la jeunesse. Paris : Armand Colin.

• Hivert, Joseph (2020). Les enfants du militantisme. Transmission intergénérationnelle des dispositions politiques en contexte autoritaire (Maroc, des années 1970 à nos jours), Thèse de doctorat en science politique, Université de Lausanne, Suisse.

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