Tourisme : l’envers du décor

Tourisme : l’envers du décor

Auteur : Rodolphe Christin

 

Le tourisme, un des avatars de la mobilité, idée néolibérale par excellence, induit un rapport conformiste et consumériste au monde.

Je voyage, donc je suis libre ? Pour Rodolphe Christin, rien n’est moins sûr. Le sociologue français est l’auteur de L’imaginaire voyageur ou l’expérience exotique (L’Harmattan, 2000) et du Manuel de l’antitourisme (Ecosociété, 2014), ouvrages dans lesquels il s’intéresse à la contradiction entre le mythe du voyage et les réalités touristiques. Dans L’Usure du monde, il met en question l’adéquation, dans les discours contemporains, entre mobilité et liberté.« Avec la télévision, les antidépresseurs, le football, la fête de la musique et les somnifères, le départ en vacances a rejoint la panoplie des anesthésiants et des défouloirs institutionnels que la société de consommation administre à ses citoyens. Une rétribution compensatoire, à la manière de la permission concédée au soldat pour supporter le casernement. Nécessité plutôt que liberté. »Si le voyage est un élément structurant pour l’humanité, « engageant la pensée pratique autant que l’imaginaire, le mouvement physique autant que la conscience symbolique », le tourisme, lui, estla « dégradation de la portée symbolique du voyage » : mettant l’accent sur sa portée économique, il est « la réponse que la culture du capitalisme apporte afin de canaliser le fond subversif à l’origine de la recherche d’une transformation de sa condition. »

Rodolphe Christin rappelle que la mobilité a pendant longtemps été imposée par les circonstances économiques – d’où l’exode rural – et que les voyageurs qui s’aventuraient hors des sentiers battus, comme London ou Cendrars, étaient des exceptions, tant ils prenaient de risques. Du reste, c’est bien parce que le voyage était l’exception qu’il méritait d’être raconté. Aujourd’hui, la mobilité est devenue un « modèle comportemental », une norme, voire « une manière de contenir chacun dans une fonction ou dans des espaces sociologiquement prédéfinis ». Les avancées sociales qui ont marqué l’histoire du salariat, telles que les congés payés, ont libéré un temps vite devenu la cible de « nouvelles formes de contrôle social » : d’où « la normalisation touristique du temps libre », jetant les fondations d’un mode de vie « consubstantiel à la société de consommation ». C’est ainsi que le touriste est devenu « le type même de l’individu moderne « libéral », la version en mode loisir du techno-nomadisant professionnel », « un « nomade » sans territoire, technologiquement connecté et affectivement seul », allant chercher à l’autre bout du monde une convivialité qu’il peine à construire chez lui, bref, un consommateur dans un monde organisé en gigantesque magasin. Un être dont « l’apparente liberté de mouvement » a deux contreparties : « les « clouds » virtuels supposés briser les amarres du lieu au profit de liens technologiques étrangement passés sous silence » d’une part, et de l’autre, la nécessité de sans cesse passer à la caisse.

 

Fausses libertés

Cette idéologie de mobilité généralisée demeure pourtant un slogan « au regard des processus de néosédentarité et de relégation d’ordre économique, social et culturel ». Le voyage d’agrément suppose en effet un niveau de richesse hors de portée du plus grand nombre, puisque « le tourisme concerne moins de 5 % de la population mondiale ». Malgré la faiblesse de ce chiffre, les dégâts sont immenses. La mobilité induit en effet un rapport destructeur au monde, par une standardisation déshumanisante des lieux et des rapports entre les gens. Le monde du tourisme obéit en effet aux lois du management de multinationales « peu sensibles aux modèles culturels vernaculaires ». Résultat : « Lieux de loisirs et lieux de commerce tendent toujours à se confondre, pris sous la pression de la modélisation managériale associée à la surenchère du marketing ». Le tourisme et les loisirs sont devenus une industrie dont le pouvoir d’enchantement est précisément de faire oublier son caractère industriel. « La plupart du temps, le touriste ignore la main invisible des managers des dispositifs touristiques ; cette inconscience est d’ailleurs la condition pour que fonctionne l’enchantement des lieux. »

Rodolphe Christin analyse l’articulation, dans la galerie commerciale, entre les fonctions de consommation et de déambulation. Il salue dans les œuvres de Michel Houellebecq la peinture lucidede ces êtres dépourvus de leur dimension de citoyen et réduits à des consommateurs blasés et opportunistes, profitant, comme en revanche sur son milieu, « d’un statut économique revalorisé par la différence des niveaux de vie ». Car le tourisme, surtout dans le cas du tourisme sexuel, tend à « masquer les rapports asymétriques et les contraintes, économiques notamment, qui sous-tendent et animent les relations humaines en jeu » : « les coulisses doivent rester dans l’ombre ». Par cette dissimulation s’élabore une réalité artificielle. L’enjeu du tourisme n’est plus la découverte de l’autre, mais l’échange calibré, qui a pour conséquence de mettre fin à la tradition d’accueil, « ce don coutumier » réservé à l’étranger. Là où il y avait des hôtes, il y a à présent des interlocuteurs professionnelsgarantissant un service calibré, et un monde ravalé « au rang de simple décor ». La réalité vernaculaire s’en trouve « muséographiée, folklorisée, réhabilitée ou sauvegardée, imitée même, c’est-à-dire transformée en signes standardisés renvoyant à des usages et un temps révolu. » Même la nature est enrôlée dans ce projet, tant le tourisme s’avère être « une entreprise de déracinement à des fins de conversion du réel à l’économie marchande ».

Cette virulente critique de l’homo touristicus est une invitation à reconsidérer nos rapports aux gens et aux lieux, pour restaurer des relations plus dignes et plus responsables, et retrouver ce qui donne sens à la vie et au voyage.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

L’usure du monde, critique de la déraison touristique

Rodolphe Christin

Éditions l’Échappée, 112 p., 10 €