Reconstruire un ordre équilibré !

Reconstruire un ordre équilibré !

Cette crise est sans aucun doute un moment dramatique, dont il est impossible de prédire les conséquences. Mais je vais essayer quand même de tirer quelques enseignements, et d’expliquer comment nous nous sommes retrouvés dans une situation extrêmement compliquée.

Deux sonnettes d’alarme !

Mon collègue Martin Wolf a écrit cette semaine : "Soyez les bienvenus en l’année 2009 ! C’est l’année où le destin de l’économie mondiale va être décidé, peut-être pour des générations. Il y a des personnes qui croient toujours que nous pourrons rétablir la croissance déséquilibrée des années précédentes. Ils ont tort. Nous avons à peine le choix entre une économie mondiale mieux équilibrée et la désintégration. C’est un choix que nous ne pouvons pas remettre à plus tard. Il faut le faire cette année. Nous sommes saisis par une crise financière mondiale plus sérieuse que toute autre depuis sept décennies, c’est-à-dire depuis les années trente. Si nous sommes intelligents, il est possible que la récession dure deux ou trois ans. Mais si nous poursuivons une politique fausse, qui emprunte la route du protectionnisme, comme dans les années 30, cela pourrait facilement devenir une dépression de dix ans."

Nowiel Ranbin, un économiste américain né en Turquie, disait il y a quelques mois que c’était un choix entre une récession symbolisée par la lettre V (on touche le fond et on remonte rapidement) et une récession sous forme de U – devant durer 2 ou 3 ans. Mais maintenant il parle d’un choix entre le U et la lettre L - une récession de type japonais qui s’étale sur dix ans !   

Crise mondiale ou crise d’un système ?

Il y a un an, il y avait des gens qui croyaient que c’était un problème exclusivement américain, ou plutôt anglo-saxon. On parlait de "découplage", on disait que les économies émergentes, comme la Chine, pourraient compenser le ralentissement américain. L’Europe aussi pourrait échapper à la crise, racontait-on ! On voit maintenant que ce n’est pas vrai. L’économie chinoise a ralenti, passant d’une croissance de 12% par an à 5% - et peut-être moins. Pour un pays avec une population énorme et une attente encore plus grande, c’est dramatique. Dans la zone Euro, la récession est arrivée pour de bon. Les exportateurs de pétrole sont frappés eux aussi - surtout la Russie, mais aussi les pays du Golfe. La perte de demandes aux Etats-Unis et en Europe a un effet mondial. Les prix des produits minéraux, y compris le pétrole et le gaz, sont tombés dramatiquement des hauts niveaux où ils avaient été poussés par la spéculation, au commencement de l’année dernière.

C’est une crise mondiale ! Mais comment sommes-nous arrivés à cette situation critique et pourquoi la sortie est-elle si difficile à prédire ? Est-ce une crise du capitalisme américain ? Ou seulement une crise cyclique plus sérieuse que d’habitude ? Prenons un peu de recul, pour regarder les changements dramatiques qui ont eu lieu en même temps.

Connexions historiques

Commençons par la fin des années 70, avec l’arrivée de Deng Xiao Ping à la tête du gouvernement chinois. C’est l’ouverture de l’économie chinoise qui a commencé, même si nous ne nous en sommes pas rendu compte tout de suite. Simultanément, il y a eu la révolution des transports, avec l’arrivée de containers et supertankers, et ensuite l’arrivée d’Internet... C’était le commencement de la deuxième période de la globalisation. La première date de la fin du XIXème siècle, avec l’arrivée du télégraphe, des transports en bateaux, du fer, et de la réfrigération… Plus tard, d’autres révolutions se sont produites : le marché unique en Europe et la chute de l’empire soviétique.

On croyait que c’était la fin de l’histoire et le triomphe de la démocratie libérale, style américain. Cette coïncidence, de l’ouverture de la Chine, la chute de l’URSS, de l’arrivée d’Internet et de l’accélération de la migration à travers les frontières, avec une libération du commerce grâce aux négociations de l’Uruguay round, c’était la révolution internationale ! Au moment du triomphe de l’Occident, a commencé un mouvement fondamental du pouvoir économique de l’Ouest vers l’Est. Derrière ces grands changements géopolitiques, il y avait une explosion de l’utilisation de capitaux financiers - Financial assets. En 1980, le total des capitaux financiers était à peu près de 109% du PIB global. En 1995, il représentait 218%, et en 2005, il arrivait à 316%. Du total des $ 140 trillions, les Etats-Unis, l’Europe et le Japon possédaient 80 %. Mais pendant les années 90, a commencé un autre phénomène - global imbalancement - le déséquilibre mondial, entre le surplus commercial de la Chine, du Japon, de l’Allemagne et des pays exportateurs de pétrole d’un côté, et le déficit énorme des Etats-Unis de l’autre. L’accélération de ce déséquilibre pendant la dernière décennie a rendu la situation non viable (unsustainable imbalances).

Même crise que dans le passé, moins le cavalier

Nous n’apprenons rien de l’histoire. C’est l’économiste J.K.Galbraight qui a dit : "Il peut y avoir peu de champs d’effort humain où l’histoire compte si peu, comme c’est le cas dans le monde des finances. L’expérience du passé est renvoyée comme le refuge de ceux qui n’ont pas la perspicacité d’apprécier les merveilles incroyables du présent". Il aurait pu parler de notre crise de 2008. Nos prédécesseurs n’ont jamais entendu parler de Hedge funds derivatives, structured assets, ou subprime mortgages, mais l’arrivée de cette crise et ses causes, ont été semblables à celles de toutes les crises financières depuis la deuxième guerre mondiale. Une longue période de prospérité apparente qui finit par une accélération rapide des prix immobiliers et des prix des actions de Bourse ; une période de croissance continue, mais graduelle, qui conduit à la recherche de profits élevés, par exemple dans les marchés émergents, à l’accélération des déficits commerciaux et de l’importation des capitaux.

Selon les études de Carmen Reinhardt et Kenneth Rogdy, qui ont répertorié 18 crises bancaires depuis la seconde guerre mondiale, il y a eu aussi une accumulation de dettes publiques, un ralentissement du taux de croissance et, souvent, une période de dérégulation financière. Pensons aux années 1970, quand les pétrodollars - un autre déséquilibre- arrivaient sur les marchés de capitaux et faisaient baisser les taux d’intérêt. Les banques avaient beaucoup d’argent et cherchaient partout de meilleurs rendements : elles ont trouvé les marchés émergents d’Amérique latine et d’Europe de l’Est. Mais tout a explosé quand le gouvernement mexicain a suspendu son service des dettes en 1982.

Nuance ! Dans le passé, à chaque crise, il y a toujours eu la cavalerie qui galopait au secours. C’était la cavalerie américaine. Cette fois, la crise a commencé aux Etats-Unis. Où est la cavalerie ? Elle est prise dans la crise! C’est un moment curieux. La crise est venue en même temps très vite et très lentement ! Cela me rappelle le coyote qui poursuit le géocoucou (Bip-bip, the roadrunner) dans ces dessins animés de la Warner Bros : il arrive à la falaise et continue à courir très vite, mais il n’y a plus alors que le vide en dessous. Avec la faillite de Lehmans brothers, on a vu les connexions mondiales de tout le marché financier. Le gel de crédits est rapidement devenu global.

Quand la Chine se grippe …

Au mois de juillet en Russie, un bon mot de Vladimir Poutine a entraîné une chute de la Bourse et, tout de suite, on a vu comment les oligarques étaient endettés vis-à-vis du monde extérieur. Au mois de septembre, j’ai rencontré le directeur d’une société sidérurgique russe : elle ne travaillait plus que trois jours par semaine, à cause de la perte de demande de la Chine. Et tout à coup, nous nous rendons compte que les Chinois produisent un surplus d’acier de 120 millions de tonnes par an, un surplus qui excède la production totale du Japon, deuxième producteur mondial.

Tant que la Chine croissait de 12% par an, il n’y avait pas de problème. Mais à un taux de croissance de 5%, il y a très vite eu un surplus. A un certain moment l’année dernière, il semblait que les sovereign wealth funds de la Chine, du Golfe, même de Russie, pourraient nous aider. Mais maintenant ils ont trop de problèmes chez eux. On croyait que l’Europe -l’Euro-zone - pourrait échapper aux pires conséquences. Mais le chômage croît en Allemagne. Pour toute la zone Euro, le chômage au mois de novembre a augmenté de 7,7% à 7,8% - contre un taux de 7,2% il y a un an. La vente d’automobiles en Allemagne - de Mercedes, Porsche et BMW- est tombée de 21% pendant l’année dernière. Aux Etats-Unis, les derniers chiffres du chômage sont choquants: 524 000 emplois ont été perdus au mois de décembre 2008, plus que dans tout autre mois depuis 1945. "Tous les secteurs commencent à baisser en même temps". En Europe de l’Est, il y a de grands problèmes, surtout dans les nouveaux pays membres de l’Union européenne, comme la Roumanie, où les consommateurs comme les sociétés, ont emprunté en euros. Dans la zone Euro, la spéculation immobilière en Espagne et en Irlande y a, en premier lieu, précipité la crise. Quelle est la différence entre Irlande et Islande ? Une lettre et six mois ! Maintenant le problème est peut-être plus sérieux en Grèce. Que va-t-il  arriver si ce pays ne peut plus payer ses dettes publiques ? Il n’y a pas de système de sauvetage fiscal dans la zone Euro. Il faut le créer.

Et pour vous, les marchés émergents? Le chômage en Europe aura des résultats sur les migrants marocains. Ils ne vont plus pouvoir envoyer d’argent. Certains vont probablement vouloir revenir chez eux. Le tourisme est une dépense de choix. On va prendre les vacances chez soi, surtout les Britanniques, qui ont vu la Livre Sterling baisser de 30% contre l’Euro.

Qu’est-ce que l’on peut faire au niveau mondial ?

1) Persuader les pays en surplus - la Chine, le Japon, l’Allemagne, les pays du Golfe - d’augmenter la demande chez eux. Les Etats-Unis ne peuvent plus supporter la croissance mondiale avec leurs déficits énormes. C’est de la folie !

2) Coordonner le sauvetage de l’économie mondiale avec un G14, au moins avec la Chine, l’Inde, le Brésil. Le G7 ou G8 ne sont plus adéquats. Le G20 est trop difficile à coordonner !

3) La crise est aussi une occasion d’en profiter pour construire un ordre d’équilibre, et pas de déséquilibre !

Pascal Lamy, directeur général de l’OMC, a rêvé d’un grand accord : en même temps un accord sur Doha, le post-Kyoto, la réforme de l’ONU et la réforme des institutions de Bretton-Woods. Pourquoi pas ?