Quel est le profil logistique de votre entreprise ?

Quel est le profil logistique de votre entreprise ?

Avec le développement du Supply Chain Management (SCM) en tant que discipline distincte des sciences de gestion, plusieurs chercheurs se sont penchés sur l’avantage concurrentiel que procurent les pratiques Supply Chain (SC) à l’entreprise. La plupart s’accordent à dire que ces pratiques sont bénéfiques à l’entreprise et encouragent ces dernières à les mettre en œuvre. Deux courants de pensée s’affrontent. Certains plébiscitent « the one best way » ou un set de « best practices » qui sont une sélection de pratiques opérationnelles exemplaires. Les autres estiment que la théorie de la contingence explique mieux la performance opérationnelle, c’est-à-dire que les pratiques à suivre dépendent d’un contexte stratégique. C’est ainsi que Fisher (1997), dans son article intitulé « What is the right supply chain for your product » propose dans une typologie d’implémenter le type de chaîne logistique – et donc les pratiques SC – qui correspond au type de produit commercialisé. Son article fait partie d’un ensemble de travaux qui prennent toute la chaîne logistique comme unité d’analyse et ne décrivent pas précisément les pratiques concernées par chaque type de chaîne logistique ni leurs modalités de mise en œuvre. C’est ainsi que nous empruntons dans le présent article ce deuxième courant de pensée pour nous interroger sur les modalités d’émergence de profils logistiques différents selon le contexte stratégique. Dans ce qui suit, nous suivons une démarche scientifique déductive dont la première étape consiste à faire un état des lieux de la littérature logistique relative à notre objet de recherche afin d’extraire des hypothèses à tester ultérieurement lors d’une étude sur le terrain des entreprises.

De la stratégie supply chain à la performance opérationnelle

La stratégie permet aux entreprises de formuler et fixer des objectifs, et de saisir les opportunités qui s’offrent à elles tout en maintenant une cohérence avec l’environnement. Or, le SCM est l’intégration par l’amélioration des relations de collaboration entre les acteurs de la chaîne logistique de toutes les activités associées aux flux physiques et d’information. Le SCM est donc bien une fonction clé dans le développement de la réactivité et la flexibilité de l’entreprise. Ce raisonnement nous mène à la définition de la stratégie supply chain comme un ensemble de décisions liées aux objectifs long terme, plans, politiques, culture, ressources et actions liées au supply chain (Fabbe-Costes N. et Colin J., 2007).

Une fois les concepts définis, penchons-nous sur le modèle de Ward et Duray (2000) qui développe la relation entre stratégie et performance (voir Figure 1). Quatre stratégies logistiques de production sont comprises dans ce modèle, dites stratégies concurrentielles : les stratégies basées sur le coût, le délai de livraison, la qualité et la flexibilité.

Ward et Duray ont réussi à articuler le rôle oublié des stratégies concurrentielles par rapport à leur contexte constitué de l’environnement externe et de la stratégie d’affaires. Toutefois, le passage de la stratégie à la performance semble rapide. De surcroît, la conclusion de cette étude sur l’impact direct des stratégies concurrentielles sur la performance gagnerait à lier stratégie et performance par les pratiques managériales, en particulier au niveau du SCM très peu traité dans la littérature de la stratégie logistique (Lai, 2005). Quelles sont alors les pratiques SCM qui lient stratégie et performance ?

Pratiques SCM et performance opérationnelle

Les pratiques supply chain les plus représentatives de la littérature sont :

  • la gestion de la relation fournisseurs. Il s’agit de la construction de relations durables client-fournisseurs dans la perspective de créer des bénéfices mutuels ;
  • la gestion de la relation clients qui concerne la fidélisation des clients, la gestion des réclamations, et amélioration de la satisfaction ;
  • le niveau de partage d’information critique et confidentielle ;
  • les pratiques Lean qui consistent à réduire les gaspillages au niveau des processus par rapport aux considérations de coût, de délais ou de qualité dans les systèmes de production ;
  • la différentiation retardée dont la fonction est de déplacer en aval de la chaîne logistique une ou plusieurs opérations (approvisionnement, production et livraison) ;
  • le SCM vert qui consiste à surveiller et améliorer la performance environnementale dans la chaîne logistique.

Quel modèle de performance logistique?

La théorie de la contingence stipule que toutes les pratiques ne se valent pas et que le contexte dans lequel elles s’exercent ne peut être occulté de l’équation. L’approche contingente de la relation pratique-performance s’oppose donc à la notion du « one size fits all » ou le paradigme du « best practice », c’est-à-dire que les meilleures pratiques sont souhaitables dans toutes les situations. Plusieurs chercheurs se sont penchés sur la vérification de ce paradigme et rapportent que certaines de ces « best practices » ne conduisent pas à de meilleures performance (Dow et al., 1999 ; Powell, 1995). L’incohérence entre la pratique mise en œuvre et son contexte pourrait bien expliquer cette observation. D’ailleurs les travaux de recherche ayant contribué à expliquer ce phénomène sont si nombreux que Sousa et Voss (2008) les rassemblent dans un même corpus théorique nommé « Operations Management Practice Contingency Research (OM PCR) ». Cependant, aucun des travaux recensés n’étudie l’impact sur la performance de l’alignement entre la pratique supply chain et le contexte stratégique (Figure 2).

Il s’agirait alors de placer sous la loupe à la fois la pratique SCM, la stratégie et la performance pour aboutir à des profils d’entreprises caractérisés par ces trois groupes de variables. L’approche configurationnelle nous apporte un élément de réponse par la méthode de classification.

L’approche configurationnelle

Les classifications ont prouvé leur importance et pertinence dans l’élaboration de théories. Selon Doty et Glick (1994), elles réunissent tous les critères d’une théorie. Lorsqu’une classification est suffisamment développée et décrite, il s’agit alors d’une théorie qui peut être sujette à une évaluation empirique rigoureuse grâce aux modèles quantitatifs que nous décrirons plus loin. Plus précisément, la méthode de classification que nous proposons est la classification taxinomique, soit un ensemble de configurations empiriques construites à partir de l’application de techniques analytiques et quantitatives sur une base de données formelles et basées sur des théories organisationnelles. Ainsi, notre réflexion se positionne à l’intersection entre la théorie de la contingence, l’approche configurationnelle et le SCM.

Bien que différents auteurs aient tendance à donner des noms différents aux mêmes configurations, cinq profils récurrents semblent se dégager de l’analyse de la littérature des classifications en stratégie logistique. Un premier profil est axé sur la réduction des coûts. Il s’agit d’un profil qui concerne l’optimisation des charges opérationnelles pour un maximum d’efficience ainsi que le respect des temps de livraisons promis aux clients. Le deuxième profil réunit la stratégie opérationnelle qui fait de la qualité et la flexibilité son cheval de bataille. Ce sont des entreprises qui tentent de s’adapter aux besoins des clients en termes de délai de livraison et de volume de commande. Un troisième profil est caractérisé par l’innovation et l’adaptation rapide aux besoins et préférences des clients. Le quatrième profil illustre que les concessions entre les différentes stratégies logistiques ne sont pas systématiques et qu’il est possible de rechercher un équilibre entre les différentes priorités opérationnelles. Ce sont des entreprises qui tentent de développer de nouveaux processus et de nouveaux produits avec des modifications mineures tout en maintenant les coûts les plus bas possibles. Enfin, le dernier profil est un profil résiduel qui ne correspond à aucune des stratégies décrites jusqu’ici. On y regroupe les entreprises aux stratégies intermédiaires ou non clairement définies.

L’hypothèse qui en découle est alors :

H1. Il existe cinq profils d’entreprises manufacturières basées sur leurs stratégies concurrentielles : (1) axé sur la réduction des coûts, (2) la qualité et flexibilité, (3) l’innovation, (4) la poursuite de stratégies multiples et (5) un profil résiduel.

RÉSULTATS ET ANALYSE

L’interprétation des résultats suit trois étapes. Dans un premier temps, nous identifions les groupes stratégiques. Puis, nous analysons les différences entre les différents groupes au niveau des stratégies concurrentielles, des pratiques SC, et des performances opérationnelles.

Les différences entre les groupes stratégiques identifiés

L’analyse des différences entre les groupes au niveau des stratégies concurrentielles (Tableau 2) nous conduit à constater que quatre groupes sur les cinq attendus sont identifiés (seul le profil axé sur l’innovation est absent) et l’hypothèse H1 telle que formulée est donc rejetée.

En ce qui concerne les pratiques supply chain et les performances opérationnelles, il existe bien des différences statistiquement significatives entre les groupes stratégiques.

Par souci de complément, nous avons aussi intégré dans le questionnaire les stratégies d’affaires des entreprises qui sont révélées significativement (voir Tableau 3). En effet, sans surprise, le groupe « stratégies multiples » possède les valeurs les plus élevées pour les deux types de stratégies d’affaires alors que le résiduel possède les moins élevées. Le groupe « qualité » est focalisé sur la stratégie de différentiation alors que le groupe « coût/délai » est lui focalisé sur la domination par le coût.

Discussion

Lorsqu’on se penche sur les différences entre les différents groupes stratégiques (voir Tableau 2), plusieurs points méritent d’être relevés.

Le groupe « b » que l’on a nommé « résiduel » se distingue des autres groupes par le déficit de ses scores à tous les niveaux. Il s’agit là d’entreprises qui ne poursuivent aucune stratégie concurrentielle en particulier (à part le maintien des coûts au plus bas), qui ne mettent en œuvre aucune pratique SC et finissent logiquement par obtenir les performances opérationnelles les plus faibles de tout l’échantillon.

Le groupe « c » aux « stratégies multiples » est cohérent dans sa mise en œuvre du SCM puisque celui-ci implémente toutes les pratiques SC et obtient concomitamment les meilleures performances opérationnelles de notre échantillon.

Nous en déduisons que les stratégies d’affaires des entreprises performantes (coût/délai, stratégies multiples et qualité) concordent avec des stratégies concurrentielles et des pratiques supply chain spécifiques telles que dans le tableau 4 :

Ce modèle indique que les entreprises qui exhibent des performances opérationnelles satisfaisantes (tous les groupes sauf le résiduel) mettent en œuvre des pratiques supply chain cohérentes avec les stratégies concurrentielles qui sont elles-mêmes cohérentes avec les stratégies d’affaires poursuivies par l’entreprise et avec son positionnement stratégique vis-à-vis de la concurrence.

Conclusion

Ainsi, par cette étude, nous contribuons à combler le vide constaté dans la littérature au sujet des configurations alliant pratiques SCM et stratégies concurrentielles. De ce fait, nous confirmons l’émergence de quatre profils sur les cinq extraits de la revue de littérature. Le cinquième profil manquant concerne les entreprises innovantes qui semblent, selon nous, manquer dans un secteur industriel marocain où les dirigeants seraient plus concernés par la reproduction des modèles de production occidentaux dans le but de s’aligner avec la concurrence internationale que par la recherche de processus nouveaux et inédits.

Aussi, alors que d’une part, le profil « résiduel » issu de cette analyse démontre que la performance opérationnelle passe par la mise en œuvre de pratiques SC cohérente avec le contexte stratégique constitué de la stratégie d’affaires et des stratégies concurrentielles ; d’autre part, le profil « stratégies multiples » met un terme à l’idée qu’il est nécessaire de se confiner à une seule stratégie d’affaires puisque ce groupe hybride affiche les meilleures performances opérationnelles. Cependant, il faut bien concéder que Porter ne nie pas les performances opérationnelles supérieures et surtout homogènes de ce type de profil, mais il met en garde des effets pervers à long terme sur le marché des stratégies hybrides car celles-ci ont tendance à fondre les entreprises dans un même moule stratégique. Ainsi, ces entreprises finissent par ne plus se différencier du point de vue logistique aux yeux de ses clients et les pousse dans une mesure à se « cannibaliser ».

L’approche configurationnelle nous montre ici que l’alignement de la stratégie d’affaires, la stratégie concurrentielle et la pratique supply chain aboutissent à une meilleure performance opérationnelle, en contraste avec les entreprises non alignées du groupe « résiduel ». Par contre, il ne semblerait pas nécessaire de mettre en œuvre toutes les pratiques supply chain à l’instar du modèle des « best practices » pour être performant.

Les middle managers chargés d’opérationnaliser de façon cohérente la stratégie de l’entreprise en pratiques devant aboutir à plus de performance opérationnelle, peuvent faire usage de cette classification comme grille de lecture guidant leur action sur le terrain.

Comme perspective de recherche, il serait intéressant d’étudier sur le temps le processus d’élaboration des stratégies concurrentielles ainsi que le passage des entreprises d’un groupe stratégique à un autre. Enfin, une étude qualitative pour approfondir nos connaissances sur les différents groupes stratégiques pourrait ultérieurement compléter ce travail.

 

Bibliographie

  1. Doty, D. H., Glick W.H. (1994). ˝Typologies as a Unique form of Theory Building: Toward Improved Understanding and Modeling˝. Academy of Management Review, vol. 19, n°2, pp. 230-251.
  2. Dow, D., Samson, D., and Ford, S. (1999). ˝Exploding the myth: do all quality management practices contribute to superior quality performance?˝. Production and Operations Management, vol. 8, N°1, pp. 1–27.
  3. Fabbe-Costes N. and Colin J. (2007). ˝Formulating a Logistics Strategy, in D. Waters (coord.)˝. Global logistics - New directions in Supply Chain Management. London: 5th edition, Kogan Page, pp. 33-54.
  4. Fisher, M.L. (1997). ˝What is the right supply chain for your product?˝. Harvard Business Review, vol. 75, n°2, pp. 105–116.
  5. Lai H. (2005). A taxonomy of strategic practices: an empirical investigation of manufacturing firms in the PRD. Thèse en génie industriel de University of Hong Kong.
  6. Powell, T. (1995). ˝TQM as competitive advantage: a review and empirical study˝. Strategic Management Journal, vol. 16, n°1, pp. 15–37.
  7. Sousa, R., and Voss A. C. (2008). ˝Contingency research in operations management practices˝. Journal of Operations Management, vol. 26, pp. 697–713.
  8. Ward, P.T. and Duray, R. (2000). ˝Manufacturing strategy in context: environment, competitive strategy and manufacturing strategy˝. Journal of Operations Management, vol. 18, pp. 123-138.