Veronique Manry
Sociologue. Après avoir travaillé une dizaine d’années en tant que chercheur pour diverses institutions en France et au Maroc sur les thématiques des mobilités en Méditerranée et de l’entrepreneuriat transnational, elle est désormais chargée de mission pour l’agence de ...
Voir l'auteur ...Par delà le légal et l'illégal
Au Maroc, l’économie informelle est estimée à environ 14 % du PIB, pour un chiffre d’affaires de près de 280 milliards de dirhams 1. Selon une acception largement répandue, l‘économie informelle se définirait comme l’ensemble des activités économiques qui se réalisent en marge de la législation pénale, sociale ou fiscale ou qui échappent à la comptabilité nationale, et sont par extension en dehors de toute régulation de l’Etat.
La réalité de cette économie paraît difficilement saisissable et recouvre des activités disparates. C’est pourquoi le terme de secteur informel est peu à peu abandonné, l’informel se rencontrant autant dans le tertiaire (commerce de rue, contrebande), que dans le secteur industriel (ateliers de sous-traitance) ou agricole (travail familial par exemple). Mais surtout, peu d’activités de l’informel s’exercent en dehors de toute régulation étatique, de tout cadre légal et fiscal. Bien au contraire, l’informel s’insère au creux de l’économie formelle, complément ou chaînon essentiel de tissus commerciaux ou productifs parfaitement organisés, que l’on pense aux ateliers du Sentier à Paris qui fournissent une part non négligeable du «made in France» ou aux étals des vendeurs de rue de toutes les agglomérations marocaines. Car l’informel n’est pas l’apanage des pays en développement, loin s’en faut… Il apparaît partout là où le marché de l’emploi ne peut absorber la main d’œuvre disponible, où les contraintes juridiques et fiscales font obstacle au développement de l’activité entrepreneuriale, où l’Etat n’assure pas ou plus une fonction de protection sociale, où la nouvelle organisation mondiale du travail favorise l’externalisation et la sous-traitance.
L’informalité, une pratique noyée dans la coulée urbaine
Au Maroc, régulièrement, la question de l’informel revient dans les discours et les préoccupations, tant des médias que des institutions. Or, l’informalité fait partie du quotidien des Marocains : l’emploi domestique, les services d’artisans à domicile, les gardiens d’immeuble, les samsar, les Honda de livraison, les DVD piratés, la téléphonie mobile et l’électroménager des joutiya, les marchands de quatre saisons ou de cigarettes au détail au coin des rues… L’informel dessine un paysage urbain et social ordinaire tant il est commun, auquel chacun a recours. Pris dans la trame des activités citadines, la frontière entre formel et informel est souvent ténue, quasi indifférenciée pour le passant et l’usager, et la légitimité de ces activités rarement remise en cause.
Ceci est particulièrement vrai pour les espaces marchands et les activités commerciales qui ont pignon sur rue dans l’ensemble des grandes villes marocaines. Car l’informel est d’abord un phénomène urbain, selon la dernière enquête nationale du HCP sur l’informel : 77 % des unités informelles se retrouvent en zone urbaine, et parmi celles-ci plus de 57 % exercent dans le secteur du commerce. Le commerce représenterait 77,3 % du chiffre d’affaires de l’économie informelle, soit 216 milliards de dirhams, et 81 % du volume de main d’œuvre totale travaillant dans le secteur du commerce 2.
Le commerce informel est présent à chaque coin de rue : vendeurs de fruits et légumes, de jouets, de vêtements, de colifichets, de linge de maison, de foulards, de melloui et de pain beldi investissent l’espace public, participant ainsi pleinement de l’animation commerciale et de l’attrait pour ces espaces hauts en couleur. Car c’est bien l’imbrication du formel et de l’informel dans de nombreux quartiers qui fait espace marchand, en toute complémentarité. Que ce soit dans les médinas, les souks populaires ou les quartiers commerciaux de centre ville, les vendeurs de rue attirent la clientèle et leur mise en scène commerciale jouant de la profusion (marchandises entassées à même le trottoir, interpellation à voix haute des passants) crée une scénographie particulière de l’acte d’achat qui draine le chaland vers les boutiques.
Ici donc, point trop de concurrence mais une juste coopération et répartition des rôles. Aux vendeurs de rue, le captage du client par quelques produits attractifs, aux boutiques le choix et le conseil. Cette coopération tacite trouve ses prolongements dans les arrangements monnayés qui permettent aux vendeurs de rue de bénéficier d’un devant de porte, d’un recoin d’étal ou d’un volet servant de présentoir. C’est à ce premier niveau que le commerce informel s’arrime au commerce déclaré, apportant un complément d’offre par un jeu de sous-location et de protection.
Des circuits identifiables et mondialisés
Mais le commerce informel a aussi ses temples, à l’instar de Derb Ghallef et El Korea à Casablanca, des souks de Fnideq, d’El Bahja à Marrakech, souk El Ghazal à Rabat aujourd’hui disparu. Ces espaces marchands, joutiya, marchés ou ensembles commerciaux, se sont construits et organisés dans l’informalité, profitant des failles des systèmes de production mondialisés et de la circulation transnationale. Ils ont aggloméré autour d’eux des activités commerciales et artisanales annexes, formelles ou informelles, qui en font de véritables centres commerciaux, à l’attractivité étendue bien au-delà du commerce de proximité. La renommée de ces espaces commerciaux capte des clientèles diversifiées, souvent issues des classes moyennes et supérieures, qui se comptent par dizaines de milliers. La marchandise, en moyenne de 15 à 20 % moins chère que dans les boutiques de centre ville ou la grande distribution, provient des surplus et des «coulures» de l’industrie textile délocalisée, de la contrebande avec Sebta et Melilla, des circuits de remise en circulation des stocks d’invendus de la grande distribution et du commerce franchisé, des marchandises apportées par des émigrés en Europe, mais aussi de grossistes locaux qui écoulent ici une partie de leur marchandise importée.
Les circuits d’approvisionnement sont donc multiples mais parfaitement articulés au commerce mondial et à la production internationalisée. Même la contrefaçon, fort présente, suit des chemins identiques et provient souvent des unités de production des produits «légaux», importée des zones industrielles de Chine ou tout simplement fabriquée dans les ateliers de confection marocains qui travaillent également pour les marques de la grande distribution. Cependant, si l’on peut parler d’économie informelle, dans le sens où ces commerçants ne sont pas déclarés, où ils échappent en partie aux obligations fiscales, où les produits ne suivent pas les circuits de distribution labellisés, il ne s’agit pas ici d’économie criminelle.
Produits licites, régulés, informellement échangés
On ne peut ignorer non plus que ces activités commerciales sont loin d’échapper à la régulation de l’Etat… Si la grande majorité des commerçants ne sont pas déclarés au registre du commerce et si la TVA sur les produits vendus échappe aux services fiscaux, il n’en demeure pas moins que bon nombre d’entre eux s’acquittent des droits de patente et paient certaines taxes relatives à leur activité.
Dans ces lieux, la marchandise arrive certes par des voies détournées, mais il s’agit pour la plupart de produits licites : prêt-à-porter, téléphonie, informatique… Et surtout les modes de régulation commerciale ne reposent ni sur la coercition, ni sur la violence et ne sont pas sous l’ordre de mafias criminelles. C’est bien là ce qui fait la distinction entre économie informelle et économie criminelle. Au contraire, les espaces marchands informels se caractérisent par des agencements relationnels qui, s’ils n’excluent ni les hiérarchies sociales, ni les stratifications commerciales, ni la concurrence, organisent les modalités d’échange.
En l’absence de réglementation formelle, d’accès au système bancaire, de cadres juridiques de recours, l’ensemble des relations commerciales est régi par une éthique relationnelle partagée et reconnue qui garantit la probité des échanges. Cette éthique marchande, telle que l’a admirablement décrite Clifford Geertz 3, basée sur l’interconnaissance, la confiance et la parole, relève d’une manière de pratiquer le commerce qui favorise le relationnel sur le normatif. Et ce sont très certainement ces formes d’organisation et de coopération hors de tout cadre normatif institué qui caractérisent l’informalité de cette économie, bien davantage que la constitution d’une économie en dehors de toute comptabilité nationale et fiscalité, ou la revente de contrefaçon.
Dans ces immenses marchés, du commerçant établi aux ferrachates, de l’ingénieur informatique à la femme illettrée, tous les niveaux de commerce et statuts sociaux se côtoient et forment une véritable organisation socio-économique qui permet les sous-locations, les prêts et les avances sur marchandises, les cooptations, la régularité de l’approvisionnement. Ces réseaux commerciaux représentent aussi une manne d’opportunités pour un ensemble de personnes − «laissés pour compte» de l’essor économique marocain − qui, en l’absence de capital social et financier, ne peuvent accéder par leurs seules compétences à l’exercice d’une activité commerciale formelle. Encore faut-il distinguer ceux qui dans ces espaces relèvent de l’économie de survie et ceux pour qui il s’agit ici d’une voie de promotion sociale et parfois d’un marchepied vers l’économie formelle.
Le problème du commerce informel au Maroc, comme dans de nombreux pays en développement ou émergents, se pose à la fois en termes de sécurité (perturbations sur l’espace publique, sécurité sanitaire,…), de perte de ressources fiscales, de lutte contre des conditions de travail indécentes et de lutte contre la contrefaçon. Mais il remplit également une fonction sociale en procurant des milliers d’emplois, ce qui explique très certainement en partie sa tolérance.
Cécité des autorités
Les campagnes d’éradication des activités marchandes informelles comme les programmes de formalisation progressive 4 butent contre une certaine cécité de cette imbrication de l’économie informelle à tous les niveaux de l’économie officielle. Le commerce informel n’est pas seulement une niche locale dans laquelle les plus défavorisés trouveraient un moyen de survie. Il est un des maillons essentiels des circuits de production et de distribution d’une économie globalisée qui permet de proposer des biens de consommation courante à des clientèles de plus en plus diversifiées au pouvoir d’achat limité. Ils sont l’autre facette de l’hégémonie de la grande distribution, à laquelle ils empruntent parfois ses méthodes (déstockage, roulement de la marchandise), dans le sillage de la standardisation des goûts et des besoins, mais à laquelle ils opposent des pratiques marchandes favorisant une autre rationalité économique (facilités de crédit, prêts hors garantie bancaire, prépondérance de l’oralité sur le contrat).
Aussi, loin d’être une survivance d’une forme de commerce traditionnel qui s’opposerait au commerce moderne, cette «économie de bazar», comme la nomme Clifford Geertz, dans laquelle les relations marchandes ne s’inscrivent pas dans un cadre légal mais dans une organisation relationnelle, dans une contractualisation morale, permet, dans l’accélération des échanges mondiaux et l’expansion radicale des aires d’approvisionnement, de remettre un ordre et du lien social dans la multiplication et l’anonymat des acteurs : du relationnel sans lequel le rapport marchand, la négociation, la garantie des échanges ne sauraient être menés à bien.