Laetitia Grotti
Journaliste en presse écrite depuis 15 ans, elle est installée au Maroc depuis 1998. Elle a exercé dans les principaux titres de la presse indépendante et a travaillé comme consultante pour une ONG dans le domaine des droits humains. Elle a exercé également en free-lance, en presse Ã...
Voir l'auteur ...Les coopératives : secteur sous perfusion au Maroc
Apparues dans les bagages des colons français, les coopératives ont tout d’abord été mises à leur service avant que le dahir du 8 juin 19381 n’autorise la constitution de coopératives entre artisans et agriculteurs marocains. Mais c’est véritablement au lendemain de l’Indépendance que ces entités économiques vont trouver écho auprès de l’Etat. La coopération est en effet alors préconisée, tant par les dirigeants de l’Etat que par différentes organisations politiques et syndicales, comme réponse aux problèmes du monde agricole. «Ce choix stratégique avait été fait car les moyens de l’Etat et des citoyens étaient très insuffisants pour combler les déficits. Les coopératives, par la mutualisation des moyens, devaient contribuer à la modernisation du pays», explique Najib Koumina, directeur de communication de l’Office de Développement de la Coopération (ODCO).
Trente ans à attendre une loi-cadre et des structures opérationnelles
Dès 1962, suite au rapport du directeur du Bureau International du Travail (BIT) en charge des coopératives, la création du Bureau pour le Développement de la Coopération (BDCO) matérialise la volonté affichée des pouvoirs publics de promouvoir le secteur. Pour preuve de cette «révolution politique», selon les termes d’Ahmed Aït Haddouth, ancien directeur de l’ODCO, l’établissement public en charge des coopératives est alors directement placé sous la plus haute autorité gouvernementale, à l’époque la présidence du Conseil. Une tutelle certes importante mais «qui n’était pas sans poser de problème sur le plan opérationnel. Il était assez délicat de demander au roi de convoquer les assemblées générales», explique-t-il. Composé de 4 à 5 personnes dont un expert français, le Bureau fonctionnera tant bien que mal jusqu’en 1975. Pour les coopérateurs, les procédures s’avèrent longues et difficiles, les textes censés les encadrer éparpillés2. De fait, «le droit coopératif a été élaboré en fonction des circonstances et suivant des objectifs ponctuels, généralement d’ordre technique, déterminés par une logique décousue héritée du Protectorat», explique Ahmed Ghazali3. En cause : un développement toujours pensé en termes de politiques sectorielles. Ce qui se traduit pour les principaux concernés par une multiplication des administrations et organismes publics impliqués dans les activités du secteur coopératif.
En 1975, le BDCO est finalement remplacé par un office, celui du Développement de la Coopération (ODCO), placé sous la tutelle du ministère du Plan, désormais seule autorité compétente en matière d’agrément des coopératives4. Le législateur fixe les attributions de l’ODCO et cherche à créer un cadre cohérent capable de se substituer à la multitude de textes existants. Mais il faudra attendre 1985 pour que soit publiée la loi cadre encadrant le secteur5 et 9 autres années pour qu’elle entre en vigueur6. Nous sommes alors en 1993 ! «Peu de personnes étaient spécialisées dans les coopératives, il y avait encore moins de compétences», témoigne Ahmed Aït Haddouth. Ainsi, pendant ces 18 années, les coopératives ont continué d’être régies par tous les textes spéciaux relatifs aux différentes formes coopératives.
Des cooperatives «assistées»
Au cours de ces décennies, les coopératives ne se créent et ne se développent que dans les secteurs économiques où l’Etat trouve intérêt à les promouvoir. Pour ce faire, et compte tenu des faibles capacités financières des concernés, l’Etat met en place des aides matérielles comme les subventions, les exonérations ou encore des conditions de crédit généralement avantageuses. De la même manière, les ministères de tutelle prodiguent aides techniques et administratives. «Le gouvernement avait décidé de rattraper un certain nombre de déficits, notamment agricoles, à travers la structuration des coopératives, en particulier laitières et céréalières», explique Abdelmounaïm Guessous, directeur de l’Economie sociale au MAEG. Ces structures étaient totalement subventionnées par l’Etat qui souhaitait arriver à l’équilibre pour l’approvisionnement en lait ou encore pour le stockage des céréales. Pratiquement, les machines fonctionnaient grâce à d’énormes subventions, les coopératives étaient placées sous le contrôle de l’Etat et le dispositif juridique était tel que près d’une vingtaine d’administrations intervenaient directement, que ce soit par l’assistance technique ou plus prosaïquement par la présence d’un fonctionnaire lors des assemblées générales des coopératives».
Autant dire que nous sommes loin, très loin de coopératives «de création spontanée», liées à des mouvements sociaux associatifs comme ce fut le cas en Europe. En effet, les différentes composantes de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’économie sociale, à savoir les coopératives mais aussi les mutuelles, les associations ou encore les syndicats, sont apparues en réaction à l’avènement du marché et du capitalisme nés de la Révolution industrielle en Europe. Des ouvriers (pour l’essentiel), regroupés selon leur métier, ont ainsi organisé de nouvelles formes de résistance face à ceux qu’ils considéraient comme des intermédiaires «parasites» : l’entrepreneur et le commerçant. Pour les coopératives de production, les coopérateurs étant eux-mêmes les travailleurs, les gains se traduisent par l’élimination du patronat ; ainsi salaires et bénéfices sont plus élevés. Quant aux coopératives de consommation ou de service, les gains se traduisent par la réalisation d’économie d’échelle et l’élimination des intermédiaires. On le voit, la particularité du mouvement coopératif réside dans le fait que c’est de la société civile ou des travailleurs eux-mêmes qu’ont émergé ces nouvelles formes d’organisation de la vie économique.
Un simple guichet administratif !
Au Maroc, l’attitude des pouvoirs publics s’est, tout au contraire, traduite par la mainmise des administrations publiques sur les coopératives. Une mainmise qui se manifeste dès la création, avec la nécessité d’obtenir un agrément de l’administration de tutelle et qui se poursuit tout au long de la vie coopérative comme en témoigne Abdelmounaïm Guessous: «N’importe quel fonctionnaire, du caïd au délégué agricole en passant par le cheikh, pouvait entrer dans une coopérative et leur demander tous les dossiers». Certes, de nombreux spécialistes de la coopération dans les pays en voie de développement insistent sur le rôle de l’Etat dans la mise en place de conditions favorables au développement du mouvement coopératif ; l’objectif à terme étant qu’il devienne autonome. Mais il faut entendre par «conditions favorables», «l’élaboration d’une stratégie claire, la fixation d’un cadre légal adapté et la mise en place de conditions de promotion et de contrôle suffisamment opérationnelles7». Non seulement, comme on l’a vu plus haut, il n’y a jamais eu de stratégie claire ni de cadre légal adapté mais de surcroît les aides publiques ont approfondi la dépendance financière, administrative et technique des coopératives à l’égard de l’administration. Interrogé sur le montant total des subventions accordées à la coopération, Najib Koumina s’avoue incapable d’en fournir le chiffre : «Il n’y a aucune coordination entre les ministères, pas de convergence. Nous avons essayé à l’ODCO de collecter l’information sur les subventions mais il faut bien dire qu’il y a une certaine opacité administrative, relative à la tradition archaïque du secret».
Reste, qu’au lieu de permettre aux coopératives «provisoirement» assistées d’acquérir au fur et à mesure leur autonomie, on est arrivé à l’effet inverse. Une dépendance qui n’a pas pour seule conséquence l’assistanat mais aussi, et peut-être surtout, une absence de participation effective des coopérateurs à la vie sociale de leur coopérative, notée par tous les observateurs. «Ils entretiennent des rapports assez artificiels avec leur coopérative dans la mesure où très peu s’identifient à elle, explique ainsi Najib Koumina. Ils ont plutôt tendance à la considérer comme une simple antenne de l’administration ou un guichet». Pour l’anthropologue Ali Amahane, l’explication est à chercher dans la verticalité descendante de l’impulsion coopérative : «La création des coopératives n’émane pas des populations. Au Maroc, l’impulsion est toujours venue du haut, or elle doit venir de la base sinon l’essentiel, c’est-à -dire le fonctionnement démocratique et la participation des intéressés à décider de leur sort, n’y est pas».
Une source de richesse économique sous-exploitée
C’est précisément ce fonctionnement démocratique, cette identification de tous à la coopérative qui, en Europe ou ailleurs, a permis aux coopératives de décoller et même aux plus importantes d’être de véritables locomotives économiques à cette nuance de taille, qu’elles sont centrées sur l’homme en lieu et place du capital. Rappelons ainsi que selon le Bureau International du Travail (BIT), les 300 premières coopératives mondiales en termes de chiffres d’affaires représentent l’équivalent du PIB du Canada. En Colombie, Saludcoop, une coopérative de santé, fournit des services de soins à 15,5% de la population. En France, 9 agriculteurs sur 10 sont membres de coopératives agricoles, les banques du secteur coopératif détiennent 60% des avoirs et 25% des commerces de détail français sont des coopératives. En Inde, les besoins de 67% des ménages ruraux sont couverts par des coopératives, et en Suisse, le plus grand distributeur et employeur privé, est une coopérative.
Pour que les nôtres puissent aspirer un jour à intégrer les différents circuits économiques existants, il faudra également apporter de vraies réponses en termes de formations. De fait, le très faible niveau des coopérateurs voire leur analphabétisme constituent des obstacles évidents. Pourtant, là encore, la formation est indissociable de la coopération. Et si le législateur a bien pensé à doter l’ODCO de cette mission, ses moyens sont dérisoires au regard des réalités du secteur (en 2009, l’ODCO avait un budget de 27 millions de dhs). Aujourd’hui, entre les bailleurs de fonds internationaux, les ONG locales et internationales et les différents ministères via les stratégies sectorielles, les coopérateurs apparaissent comme particulièrement ciblés. Reste qu’on peut s’interroger sur la pertinence de formations en gestion ou marketing auprès de gens qui ne savent déjà ni lire ni écrire !
Aujourd’hui, un projet de loi révisant le cadre juridique relatif au secteur coopératif est examiné au secrétariat général du gouvernement. Parmi les principales recommandations :
la suppression de l’agrément et son remplacement par un dépôt de constitution auprès du tribunal de première instance ainsi que la création d’un registre des coopératives qui devrait permettre la fiabilité des immatriculations, des inscriptions modificatives et des radiations. Précisons tout de même qu’en termes de fiabilité, les chiffres officiels font état de près de 7000 coopératives.
Or ces statistiques8 portent sur 936 coopératives déclarantes ! Ce qui ne lasse pas d’interroger sur l’activité réelle des quelques 6000 autres.