Les coûts sociaux du laisser-aller

Les coûts sociaux du laisser-aller

Paradoxalement, les effets du laisser-aller managérial peuvent s’observer dans des entreprises qui, selon toute apparence, se portent très bien d’un point de vue purement financier. Ils ne se soldent pas moins par un double déficit. Déficit d’efficacité, bien entendu, celui-ci pouvant atteindre plusieurs dizaines de points de rentabilité par rapport aux résultats d’exploitation ; déficit humain, d’autre part, la dégradation des rapports de travail aboutissant à un mal-être générateur d’insatisfaction, de  frustrations et de stress. Chacun parmi les salariés déclare aimer son métier, mais déplore en même temps les conditions dans lesquelles il est obligé de l’exercer.

 

Les manifestations du laisser-aller

Les manifestations de ce laisser-aller managérial n’apparaissent pas, le plus souvent, aux yeux des dirigeants, tout au moins de ceux d’entre eux qui se sont enfermés dans une vision abstraite (et financière) de l’entreprise. Ils en voient certains effets, mais ils n’en analysent pas les causes ou les attribuent à des facteurs qu’ils ne maîtrisent pas et qu’ils doivent subir : poids de la réglementation qu’ils doivent respecter, comportements négatifs venant du personnel. Les syndicats jouent souvent le rôle de boucs émissaires : s’il y a des problèmes, c’est parce que le délégué syndical est un fou furieux, porteur de désordre et d’opposition systématique à la Direction, qu’il «ne comprend rien» et qu’il sème la révolte en permanence.

Ceci, bien entendu, peut n’être pas totalement faux. Les enquêtes de climat social laissent toutefois apparaître bien d’autres éléments. Interrogés sur leur vie de tous les jours, les membres du personnel évoquent en effet, au fil des entretiens, toutes sortes d’aberrations qui leur semblent aller de soi ou qu’ils n’ont pas l’occasion d’exprimer :

• dans telle usine, il n’est pratiquement pas possible d’obtenir le changement d’un néon défectueux; il faudra des mois, que l’on s’adresse au chef d’équipe ou que l’on ait recours au délégué ;

• dans telle entreprise de presse, il n’est pas possible à la personne chargée du montage des petites annonces de se procurer du scotch double face, il lui faut faire une demande, qui sera traitée au siège ;

• ailleurs, on explique que la procédure relative aux entretiens annuels d’évaluation s’est considérablement améliorée depuis qu’on utilise un formulaire que remplit préalablement le chef et que le salarié n’a plus qu’à signer, ce qui représente un gain de temps, sachant que de toute façon il ne servira à rien ;

• bien entendu, les augmentations de salaires individualisées «au mérite» semblent décidées sans aucune relation avec l’effort ou avec la performance de l’intéressé, aucune information ne les accompagnant afin de les justifier ;

• dans un magasin, l’absence d’efficacité de l’encadrement et des délégués conduit le personnel à s’adresser directement à l’Inspection du travail (par courrier ou par téléphone) pour obtenir, par exemple, la remise en état du chauffage dans les réserves ;

• dans une usine de mécanique, un jeune fraiseur affirme : «La grève, c’était bien, ça nous a permis de visiter et de faire connaissance».

Ici, deux observations s’imposent :

• d’une part, cette multiplication des « irritants » est, le plus souvent, ignorée de la Direction générale, voire de la Direction du site ; celle-ci est persuadée que la procédure d’intégration des jeunes, telle qu’elle a été formalisée par une procédure ad hoc, se fait dans de bonnes conditions ; en réalité, si elle interrogeait les jeunes, elle apprendrait qu’il n’en est rien et que, faute de temps, ils ont été mis à leur poste de travail sans même avoir visité l’établissement et que personne ne leur a indiqué où se trouvait la cantine ;

• d’autre part, les intéressés, faute d’explication, imputent volontiers les dysfonctionnements qu’ils subissent à une mauvaise volonté de la direction ; s’il n’est pas possible d’obtenir que l’on change un néon défectueux, c’est bien que «la direction nous méprise», moyennant quoi la seule façon de se faire entendre est de faire grève ; comment pourraient-ils savoir que le rapport d’un contrôleur de gestion venu du siège, constatant une dérive des dépenses de maintenance, a conduit à l’externalisation de la fonction «entretien des éclairages» à une entreprise sous-traitante qui s’est engagée par contrat à intervenir sur le site deux fois par an ?

• bien entendu, ces dysfonctionnements s’accompagnent de part et d’autre de procès d’intention qui ne font qu’aggraver la situation : «On ne peut pas travailler correctement, sachant qu’on demande en vain à la direction les transpalettes dont on aurait besoin» ; «ils nous en demandent sans cesse, mais ils n’en prennent aucun soin et on se demande ce qu’ils en font». Ces incompréhensions nourrissent un imaginaire social privilégiant la confrontation : «De toute façon, ils ne veulent rien entendre».

 

Des dysfonctionnements quotidiens aux carences du management

Voilà pour le constat ; reste à expliquer cette dérive et ces aberrations. Dans les entreprises où l’on observe de tels dysfonctionnements, l’analyse laisse apparaître de graves carences de haut en bas de la chaîne d’encadrement :

• dans telle usine occupant pourtant plus de 2 000 personnes, jamais les membres de la direction générale de l’entreprise ne se sont déplacés; ou alors, ils l’ont fait sans se faire connaître du personnel ; et s’ils ont traversé les ateliers (toujours rapidement), c’est en s’abstenant de saluer les salariés présents sur leur passage. Commentaire de ces derniers : «C’est qu’ils ne s’intéressent pas à nous» ;

• l’encadrement de proximité ne dispose d’aucun pouvoir ; face à des négligences ou à des fautes professionnelles, il ne peut proposer de sanction par crainte de se faire désavouer ; face à une demande justifiée, venant du personnel, il ne peut apporter de réponse, faute de pouvoir lui-même se faire entendre ; face à des rumeurs ou à un sentiment d’incertitude, il ne peut apporter d’information, faute d’en disposer lui-même ;

• ce même encadrement est peu visible, étant accaparé de tâches administratives (le fameux « reporting») qui ne lui permettent pas de jouer son rôle d’animation ; par facilité, il «laisse faire», laissant la voie ouverte à toutes les dérives, quand il n’y participe pas lui-même ; son autorité est réduite et se réduit à des tâches purement techniques ou administratives ;

• l’anarchie au quotidien tend à s’installer ; par conscience professionnelle, certains s’efforcent de faire aller les choses, sans être pour autant reconnus dans les efforts qu’ils consentent ; d’autres en profitent pour se mettre en roue libre, sachant que de toute façon, ils n’ont aucune sanction à redouter ; l’ambiance devient délétère, chacun se dissimulant derrière un rideau de silence ;

• chacun s’enfermant dans sa fonction, les dysfonctionnements se multiplient ; les tâches de coordination n’étant pas assurées, les retards et les erreurs se multiplient; ceux qui voudraient travailler en sont empêchés ; et chacun de s’en prendre au service voisin, qui «n’a pas fait son travail» ;

• dans ce contexte, les représentants du personnel jouent un rôle important ; certains d’entre eux s’efforcent, bien ou mal, d’exprimer ce qui, à leurs yeux, ne va pas. Leurs critiques sont généralement mal reçues ou interprétées par la direction comme un signe de mauvais esprit de leur part, d’autant plus qu’elles sont exprimées avec force, sinon avec  agressivité ; d’autres en profitent pour abuser de la situation, dépassant allègrement les heures de délégation auxquelles ils ont droit à des fins qui ne sont pas forcément liées à leur mandat ; le sentiment s’installe que «ce sont les syndicats qui font la loi» ;

• les relations collectives de travail tendent ainsi à se détériorer ; l’incompréhension, la méconnaissance des situations réelles, nourrissant de part et d’autre les accusations: «mépris», «mauvaise volonté», «comportement inacceptable»… Il ne s’agit plus de rechercher des solutions mutuellement avantageuses, encore moins de contribuer à la réussite commune, mais de dénoncer l’autre et de chercher à le faire plier ou à le réduire au silence.

Un tel contexte se caractérise à la fois par une détérioration des rapports sociaux, par un repli de chacun sur ses droits et par un fonctionnement largement bureaucratique, laissant peu de place à l’initiative et à l’innovation. Il en résulte une perte d’efficacité qui n’apparaît nulle part dans les comptes, mais qui n’en est pas moins, dans certains cas, extrêmement importante, au point de mettre en cause l’existence même de l’entreprise ou de l’institution.

 

Les coûts du manque de management

Ce délabrement managérial a d’abord des effets sur le bien-être de l’homme au travail ; par exemple, il peut se traduire par une sensation de stress et avoir des conséquences sur la santé, ceci débouchant sur une progression de l’absentéisme. Il se traduit également par des surcoûts pour l’entreprise. Les tensions sociales qui en résultent peuvent déboucher sur des mouvements de grève et sur la perte de journées de travail. Mais ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg. Les surcoûts les plus élevés résulteront des retards, des erreurs, des malfaçons ou des négligences résultant du désengagement des personnes, du laisser-aller, du désordre et du manque de coordination dans le travail.

Ces surcoûts sont bien réels, mais parfois difficiles à détecter. Seule une analyse fine du process de travail permet de les appréhender. Supposons un chantier, dans le BTP, pour lequel l’entreprise a prévu 10 semaines de travail pour une équipe de 10 compagnons, soit 500 journées de travail. Cette prévision, qui aura servi de base au devis présenté au client, peut être compromise par toute une série de dérives qui auront pour effet de faire exploser les coûts :

• retards pris dans le lancement et dans la conduite du chantier, par suite d’une programmation mal maîtrisée de la mise à disposition des compagnons et du matériel qui leur est nécessaire, ce qui se traduira  en fin de chantier par des indemnités de retard ;

• nécessité de refaire plusieurs fois un travail déjà fait, les plans n’étant pas disponibles au moment du lancement du chantier ou par suite de modifications exigées par le client, mais qui ne pourront pas toujours lui être facturées ;

• retards résultant de l’indisponibilité, au moment voulu, du matériel (engins de levage, par exemple) ou des matériaux nécessaires, ceci par suite d’une commande tardive ou d’erreurs dans la commande ou dans la programmation de leur mise à disposition ;

• retards résultant d’un manque de coordination entre divers corps de métier et différentes entreprises intervenant simultanément sur le même chantier ;

• pertes de temps résultant de négligences répétées et  non sanctionnées dans la conduite du chantier (retards répétés à l’arrivée au travail, temps de pauses exagérés) et coulage en ce qui concerne le petit matériel et certains matériaux coûteux et faciles à faire disparaître…

De tels surcoûts peuvent facilement conduire à un doublement du nombre de jours de travail initialement prévu. Si la masse salariale s’élève à 50% du prix de revient, tel qu’il aura été calculé et sera facturé, il en résulte un dépassement de 50%. A cela s’ajoute le coût d’immobilisation inutile du gros matériel et les pertes de matériaux qui auraient pu être évitées. Et c’est ainsi qu’une marge d’exploitation de 5% peut se transformer en une perte de 45%. Comment l’expliquer ?

• par l’absence de coordination avec les différents services qui concourent à l’ordonnancement du chantier ;

• par le manque d’autorité de la maîtrise, qui «laisse faire», sachant qu’elle ne sera pas soutenue par l’encadrement ou par crainte de réactions syndicales ;

• par le désengagement d’une partie importante du personnel, tel qu’il résulte d’habitudes qui se sont progressivement enkystées  ou d’une absence d’informations sur la dimension économique du chantier et sur les enjeux qui en résultent pour l’entreprise.

Chaque métier génère ainsi ses propres dysfonctionnements. Dans les industries mécaniques, il s’agira par exemple du temps de changement des outillages, dans le commerce, de la disponibilité manifestée à l’égard du client. Tous ces dysfonctionnements ont pour effet de peser sur les coûts, donc sur la rentabilité de l’entreprise.

 

Comment redresser la situation ?

Ce manque à gagner considérable passe souvent inaperçu aux yeux de la direction générale ; en effet, il est difficile à mesurer et ne figure pas dans les comptes. La vision purement financière de l’entreprise conduit à négliger la réalité, dès lors que celle-ci n’est pas réductible en chiffres bien identifiés. Le «social» est perçu comme une source de coûts par rapport à la dimension commerciale ou technique de l’entreprise, qui seraient seules «créatrices de valeur». Dans ces conditions, la DRH peine à se faire entendre ; sa fonction est perçue d’une façon restrictive : recrutement, administration du personnel, respect des dispositions légales, relations avec les représentants du personnel, formation, le tout volontiers assaisonné d’appellations plus ou moins prétentieuses.

Et pourtant, il y a tout lieu de penser que c’est précisément la qualité du management humain de l’entreprise qui est susceptible de « faire la différence» :

• le rôle de l’encadrement intermédiaire doit être valorisé ; il doit se sentir soutenu, disposer du temps nécessaire et des informations indispensables, faire l’objet d’une appréciation sur la qualité de son animation, indépendamment des objectifs opérationnels qui lui sont assignés, et disposer d’outils et de méthodes ;

• cela suppose que toute la chaîne hiérarchique soit sensibilisée à l’importance qu’il convient d’accorder à la dimension humaine de l’entreprise, en tant que vecteur de réussite durable ; cela suppose une gouvernance fondée sur le respect de valeurs qui ne soient pas que financières ;

• les progrès réalisés dans la qualité du management humain doivent être autant que possible  mesurables, les efforts en ce sens récompensés et les négligences ou les fautes effectivement sanctionnées. Cela suppose le courage de passer outre les menaces que celles-ci peuvent susciter, venant de certains représentants du personnel.

• la direction doit se garder de l’illusion qui la pousse à croire que ce qu’elle a décidé est effectivement appliqué. Il lui faut disposer de canaux d’information remontante.Tel est notamment le rôle des représentants du personnel : faire savoir «en haut» ce qui se passe «en bas» et qui, autrement, ne serait pas connu des dirigeants ;

• cette rigueur de gestion demande à être soutenue dans le temps ; toute dérive dans le sens de la négligence implique par la suite des efforts considérables lorsqu’il s’agit de revenir à de saines pratiques, compte tenu du poids des habitudes qui se sont installées.

La mise en oeuvre de telles actions suppose la conception d’un plan d’ensemble, et celui-ci doit être considéré comme un investissement, comme une contribution à la performance globale de l’entreprise. Reste à définir les priorités. Cela suppose un diagnostic préalable. Or, la plupart des entreprises ne sont pas équipées pour réaliser un tel diagnostic. Il leur faut alors faire appel à des experts. Ceux-ci devront procéder à un audit social, procéder à une analyse de la situation, définir des priorités d’action et participer à leur mise en oeuvre en faisant appel aux experts susceptibles d’accompagner l’entreprise dans son effort de progrès. Cet accompagnement peut paraître coûteux. C’est pourquoi il importe de souligner que ce coût est souvent réduit par rapport aux gains que l’entreprise est susceptible d’en tirer.