Le Dragon Turc

Le Dragon Turc

Ces vingt dernières années, l’économie turque a affiché un taux de croissance annuelle moyenne de 4,1%, largement supérieur à ceux de l’OCDE. La croissance démographique soutenue et l’urbanisation ont joué un rôle important à cet égard. La bonne tenue de l’économie turque repose sur trois atouts majeurs. En premier lieu, la Turquie se caractérise par un bon niveau de compétitivité internationale et par des échanges actifs. Le second atout de la Turquie réside dans une population active jeune et en expansion rapide, qui contribue largement au potentiel de production. Son troisième atout est le dynamisme traditionnel de nombreuses composantes du secteur privé. Les plus efficaces parmi les grandes entreprises turques réalisent des performances de niveau mondial, tandis que l’activité informelle engendre une flexibilité, une réactivité et un dynamisme exceptionnels, surtout dans les petites entreprises.

Depuis 1984, les autorités turques ont lancé un ambitieux programme de libéralisation et de privatisation destiné à minimiser l’intervention de l’Etat dans l’économie. Toutefois, les entreprises économiques de l’Etat (EEE) continuent de jouer un rôle substantiel et même dominant dans certains secteurs de l’économie. Longtemps, les banques d’Etat accordaient leurs prêts en fonction de la politique gouvernementale et des programmes de subvention. Quant aux banques privées, nombre d’entre elles faisaient partie de holdings industriels et avaient pour vocation de financer les autres activités de leur groupe. La réforme de l’intermédiation financière a contribué à affecter l’épargne aux projets d’investissement les plus productifs et les plus efficients. La mise en place d’une infrastructure efficiente a permis progressivement de lever les obstacles à une amélioration des performances. L’énergie, les transports et les communications ont été des secteurs clés à cet égard.

L’évolution des structures productives depuis le début des années 90 fait apparaître un lent déclin du secteur agricole, au profit d’autres activités plus performantes. Toutefois, l’agriculture représente encore quelque 15% du PIB et 35% de l’emploi total. D’après les estimations de l’OCDE, le soutien global à l’agriculture représente 10,7% du PIB contre 1,4% en moyenne dans la zone de l’OCDE. Le secteur manufacturier - notamment celui du textile et de l’automobile - principal employeur du pays, est le plus gros exportateur net de marchandises. Le tourisme est une activité dynamique qui s’appuie sur un potentiel balnéaire et touristique considérable.

Cela étant, la performance du secteur productif turc et sa résistance à trois crises financières majeures (1980, 1994 et 2001) ne doivent pas masquer de nombreux handicaps. L’économie turque laisse en effet apparaître des contrastes saisissants, puisque ces performances ont été réalisées dans un contexte macroéconomique souvent défavorable, avec un endettement public qui représente 60% du PIB, une inflation qui a atteint des pics de 80% à 100% et une croissance irrégulière. Le second handicap a trait à la répartition géographique et sociale très inégale des richesses. Les PME, qui représentent 65% de l’activité économique, sont concentrées à plus de 50% à Marmara et en Anatolie. La Turquie est l’un des pays où le fossé entre les couches favorisées des grandes villes de l’Ouest et les habitants des villages du Sud est le plus important. Il faut enfin noter l’existence d’une économie souterraine qui représente près de la moitié du PIB et concerne 40% de la force de travail.

La montée en puissance du néo-islamisme

La naissance du Parti de la Justice et du Développement (Adalet Kalkinma Partisi - AKP) accompagne les transformations de fond qui secouent la société turque. Très tôt, les néo-islamistes ont compris qu’il était impossible d’ignorer les effets de la mondialisation libérale. Bien au contraire, celle-ci, couplée au processus d’adhésion à l’Union européenne, est une arme redoutable contre le vieil Etat-nation kémaliste. Au libéralisme politique, il convient d’ajouter sa contrepartie économique. Les velléités anticapitalistes du développement économique sont abandonnées pour la promotion de l’économie de marché.

En échange du soutien au processus d’adhésion à l’UE, la bourgeoisie stambouliote accepte de dé-diaboliser l’AKP en mettant à sa disposition ses relais médiatiques et internationaux. Les conditions préalables de démocratisation, de respect des droits fondamentaux dictés par Bruxelles, rejoignent le besoin de sécurité des islamistes désireux de se protéger de l’establishment kémaliste. Le patronat occidentalisé (TUSIAD) devient critique envers l’Etat-major et l’establishment bureaucratique. Il les considère comme un obstacle sur le chemin de la mondialisation heureuse.

Quelques années auparavant, une large partie des petits et moyens entrepreneurs d’Anatolie avaient décidé de constituer, en réaction à ce qu’ils perçoivent comme une discrimination et un mépris des classes occidentalisées, un organisme patronal indépendant : le MUSIAD (Association indépendante des hommes d’affaires et des industriels - Mustakil Sanayiciler ve Isadamlari Dernegi)1. Longtemps tenue à l’écart des dividendes du système central au profit d’un clientélisme dévolu à la seule élite kémaliste, cette nouvelle bourgeoisie remet en cause l’économie de rente qui, avec la complicité de la bureaucratie, a selon elle trop longtemps étouffé les énergies créatrices.

Le MUSIAD prend modèle sur le dynamisme des dragons asiatiques qu’il analyse comme un mariage réussi entre un réseau dynamique de PME, la primauté des valeurs familiales et la spiritualité traditionnelle. La haute bourgeoisie stambouliote pro-occidentale et ses holdings sont jugés coupables d’avoir monopolisé des décennies durant, avec la complicité de l’Etat, la vie économique du pays. Dans l’esprit du patronat musulman, modernisation n’équivaut pas à occidentalisation. Sa ligne d’horizon s’ouvre résolument en direction des pays musulmans d’Asie, région la plus dynamique du monde. Nombre d’hommes d’affaires musulmans en Turquie attribuent leur succès professionnel à leur «éthique protestante du travail»2.

Le MUSIAD s’est naturellement retrouvé au cœur de la vie économique du pays. L’afflux de capitaux, en particulier d’Arabie Saoudite, a beaucoup concouru à la réislamisation du pays. Dès les années 80, on observe une expansion de banques et de sociétés d’investissements appuyées par les pétromonarchies du Golfe. Depuis, le marché des institutions financières islamiques a considérablement progressé. Il représente actuellement 10% du total du système bancaire. Le secteur de finance islamique compte quelque 400 antennes locales qui ont la particularité d’être situées dans les régions et villes où l’AKP réalise le plein des voix. Ce maillage serré d’une partie de l’économie turque par des entrepreneurs proches de la mouvance islamiste, cette capacité de l’AKP à traduire l’argent en puissance sur une échelle étendue, inquiètent les anciennes élites laïques qui voient leur place et la rente en découlant menacées.

Un allié géostratégique

Pour toute une série de raisons, la Turquie est d’une importance stratégique capitale pour l’Occident. C’est un facteur qui détermine ses performances économiques. En tant qu’Etat fondateur de l’OTAN, la Turquie avait une énorme frontière commune avec l’ex-Union soviétique ; elle est devenue un allié vital de l’Occident dans sa politique de confinement de la «menace communiste». La Turquie n’a rien perdu de son importance géopolitique, bien au contraire. Si la Turquie a la Russie et l’Ukraine pour voisins, elle a aussi une frontière commune avec l’Iran, l’Irak, la Syrie et cette gigantesque poudrière politique qu’est le Caucase.

Pour l’Occident, la Turquie est tout à la fois un facteur de stabilisation et une tête de pont dans un Moyen-Orient très instable et à proximité immédiate des pays de la CEI (Communauté des Etats Indépendants), en Asie centrale. Qui plus est, grâce au Bosphore, l’un des détroits les plus fréquentés au monde, la Turquie contrôle le trafic maritime entre la mer Noire et la Méditerranée. Mais ce n’est pas tout. Depuis le démembrement de l’URSS, les riches champs de pétrole et de gaz de l’Azerbaïdjan et d’autres pays pétrolifères de la Caspienne sont ouverts à l’Occident qui a la certitude que le pétrole est aux mains d’un allié qui, par ailleurs, pense pouvoir renforcer sa position de puissance régionale en jouant un rôle clé dans le transport, ô combien stratégique, du pétrole.

La mondialisation associée à la libéralisation de l’économie, le processus d’adhésion à l’UE ouvrent la Turquie. Les réformes néolibérales remettent en cause la puissance et la légitimité de l’Etat. L’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002 a bousculé les choix de société opérés au début du 21ème siècle. Synonyme d’archaïsme social, d’obscurantisme religieux, l’islam était le miroir négatif de l’identité turque. Aujourd’hui, l’AKP veut en faire le ciment du futur pacte économique et social.

 

Bibliographie :


- Dorronsoro G., Que veut la Turquie ? Ambitions et stratégies internationales, Autrement. Mondes et Nations, Paris, 2009

- Gultekin B., «L’économie turque entre néo-libéralisme et pesanteur étatique» in Olivier Roy : La Turquie aujourd’hui. Un pays européen ?, édition Le tour du sujet, Universalis, Paris, 2004

- Seyfettin G. et Eser K., «Des adaptations économiques et budgétaires nécessaires» in Questions internationales n°12 : la Turquie et l’Europe, La documentation française, pp. 76- 87

- Tancrède J., La nouvelle puissance turque. L’adieu à Mustapha Kemal, Ellipses, Paris, 2010

1 Maigre M.-E., Turquie : émergence d’une éthique musulmane dans le monde des affaires - Autour de l’évolution du MUSIAD et des communautés religieuses, www.religion.info/french/articles/articles_170.shtlm

2 European Stability Initiative, «Les musulmans calvinistes : changement et conservatisme en Anatolie centrale», www.esiweb.org/PDF/esi_document_id_72.pdf