La Turquie est-elle devenue "néo-ottomane" ?

La Turquie est-elle devenue "néo-ottomane" ?

Après avoir snobé la Turquie, l’Europe s’inquiète maintenant de la voir s’éloigner. Elle discerne dans l’activisme d’Ankara au Proche et au Moyen-Orient une stratégie de substitution par rapport à l’adhésion à l’Union européenne. Elle impute au musulman Tayyip Erdogan1 des visées «néo-ottomanes». Ce faisant, elle continue de ne rien comprendre au film. Ankara n’a nullement renoncé à rejoindre l’Union européenne bien que celle-ci soit aujourd’hui moins désirable qu’il y a quelques années, et que les rebuffades infligées à l’opinion publique turque aient incontestablement douché son europhilie. L’AKP ne cherche pas dans le monde arabo-musulman, dans le Caucase ou en Asie centrale, un champ de compensation, ni même une monnaie d’échange avec Bruxelles. Il assume la puissance politique et économique d’un pays émergent, moins fort de son passé historique que de son dynamisme actuel et de ses potentialités. Il reprend à son compte des choix que Turgut Özal2 et les industriels avaient déjà faits dans les années 1980 et que la chute de l’Empire soviétique avait permis d’amplifier, tout comme  la guerre entre l’Irak et l’Iran (1980-1988), celle du Koweït (1990-1991) et que l’endiguement de Saddam Hussein avait contrariés. La Turquie est dans un rôle déjà ancien quand elle se pose en médiatrice entre Israël, qu’elle avait reconnu dès sa création, et les pays arabo-musulmans. Et elle reste fidèle à son style diplomatique traditionnel quand elle incite à la modération aussi bien les dictateurs de la région qu’ébranle un vent de contestation que ses alliés occidentaux dont elle désapprouve, non sans sagacité, l’aventure militaire en Libye.

Un élément nouveau est qu’elle a surmonté ses principaux contentieux avec la Grèce et la Syrie, et qu’elle est peut-être en passe de le faire avec l’Arménie, en dépit des obstacles émotionnels qui subsistent de part et d’autre et d’un climat préélectoral propice à toutes les surenchères (y compris de la part de Tayyip Erdogan, désireux d’empêcher le MHP, ultranationaliste, de franchir la barre fatidique des 10% de suffrages exprimés, nécessaires à sa représentation au sein de l’Assemblée nationale). Un autre facteur inédit est la détermination quasi suicidaire avec laquelle Israël s’aliène son principal allié dans la région, en dépit de la coopération militaire qui le lie à lui depuis 1996. Enfin, la Turquie est désormais la quinzième économie mondiale, dont les taux de croissance oscillent, bon an mal an, entre 5% et 10% et qui entend trouver des marchés à sa mesure.

Pour autant, son rôle régional n’a rien de «néo-ottoman», comme se plaisent à le dire, par facilité orientaliste, nombre de commentateurs ou d’hommes politiques ouest-européens. Il  s’inscrit dans le contexte d’un système d’Etats-nations qui est en effet issu du démantèlement de l’Empire ottoman et de l’Empire des Habsbourg, puis de la dissolution des empires coloniaux, mais qui précisément se situe aux antipodes d’un monde impérial. Ankara avait déjà fait clairement savoir, pendant les guerres balkaniques des années 1990, que le passé ottoman était révolu et que même la Macédoine ne faisait pas partie de ses nécessités stratégiques. Par ailleurs, la Turquie joue désormais à l’échelle «globale», comme l’ont montré les visites respectives d’Abdullah Gül4 en Afrique et de Tayyip Erdogan en Amérique latine.

En revanche, l’Union européenne court deux autres dangers à force de tenir à distance Ankara. Le premier serait d’évider le processus d’adhésion de toute crédibilité et de ne laisser à la Turquie que la stratégie du free rider, soucieux de ses seuls intérêts, dont le nationalisme solipsiste et nucléaire en serait l’expression, et qui trouverait dans la Russie de Poutine ou l’Iran d’Ahmadinejad ses interlocuteurs naturels. D’ores et déjà, le rapprochement avec Moscou et Téhéran est impressionnant. Le second risque est de pousser Ankara dans le camp des pays émergents, tentés par une nouvelle forme de non-alignement. Le camouflet que les Occidentaux ont administré àErdogan et à Lula après l’accord de Téhéran au sujet du nucléaire iranien, en lui refusant toute pertinence et en faisant passer devant le Conseil de sécurité un train supplémentaire de sanctions, est une erreur historique. Car la Turquie et le Brésil négociaient depuis l’été, avec leurs encouragements, notamment ceux de l’administration Obama, désireuse de trouver par petits pas une issue diplomatique au contentieux avec la République islamique, et de Nicolas Sarkozy, prêt à troquer l’universitaire Clotilde Reiss, prise en otage judiciaire en Iran, contre un plat d’uranium. Voudrait-on rendre enragé Tayyip Erdogan (et faire d’Ahmadinejad le Mossadegh de l’atome) que l’on ne s’y prendrait pas autrement.

1 Premier ministre turc en fonction depuis mars 2003, réélu pour la troisième fois consécutive le 12 juin dernier lors du scrutin législatif

2 Premier ministre turc en 1983. Il est élu Président de la République en 1989 et meurt pendant son mandat

3 Parti d’action nationaliste

4 Président de la République turque depuis 2007