La société de marques

La société de marques

Auteur : Bernard Cova

Le sociologue Bernard Cova analyse les marques à l’aune de l’ethnosociologie, pour comprendre le rôle du marché dans la construction identitaire.

Les marques, objet économique ? Pas seulement : elles structurentle quotidien, l’articulation entre sphère privée et sphère professionnelle, le lien social, bref, l’identité. Cela fait peu de temps que les marques sont objet d’étude pour la sociologie et l’anthropologie, rappelle Bernard Cova, qui enseigne la sociologie de la consommation et le marketing dans une Business School de Marseille. Alors que l’idée qu’on vit dans une société qui pousse les individus à consommer sans cesse davantage est largement admise et analysée depuis les années 1960, la sociologie de la consommation n’a émergé comme champ d’étude que vers les années 1990. L’auteur explique que son titre est un clin d’œil à La vie sociale des objets (The social life of things, 1986) d’Arjun Appadurai, « qui montre comment les objets sont omniprésents dans notre vie quotidienne ». De même, les marques sont devenues si omniprésentes qu’elles débordent largement du champ économique, au point d’échapper aux entreprises qui les ont créées et de générer de nouveaux types de liens.

Bernard Cova analyse dans une première partie cette « société de marques » dans laquelle nous vivons : « Nous sommes passés de sociétés dont le pilier central était le travail à des sociétés dont le pilier central est la consommation. » Consommer de la culture, du tourisme, du sport, etc., est devenu une manière d’exister et de se construire. Or, dans un monde où le travail est devenu synonyme de stress ou d’ennui et vous expose au burn-out ou au bore-out, c’est aussi une manière de fuir des conditions de vie de plus en plus pénibles : « Moins que de chercher à échapper à la consommation, l’individu d’aujourd’hui s’échappe par la consommation et les expériences qui lui sont associées. »Il s’affirme désormais par sa passion eten tire une reconnaissance fondée sur le partage de ses centres d’intérêts et de ses expériences, « une reconnaissance horizontale par d’autres personnes passionnées [plutôt] qu’une reconnaissance verticale par une autorité surplombante ou une hiérarchie. » Mais, note l’auteur, lecteur de L’Incendie de la maison de George Orwell d’Andrew Ervin (2015), même dans sa stratégie de fuite, l’individu ne fait que pratiquer une « fragile inversion du quotidien », qui ne le fait nullement échapper aux impératifs de la consommation.

Dimension religieuse

Bernard Cova se penche sur les « artefacts symboliques » par lesquels les marques donnent sens à la vie des individus, et souligne l’importance de la métaphore religieuse dans ce domaine. Il distingue « marque iconique », et « marque culte ». « Une marque devient iconique lorsqu’elle délivre un mythe identitaire », statut réservé à de rares marques, comme Apple, Harry Potter, Lego, Nutella, Google, Star Wars, etc. au niveau mondial, ou comme Vespa en Italie, au niveau national. Quant à la marque culte, elle est l’emblème d’une communauté et contribue à une « sous-culture » : ainsi de Atari pour les fans de jeu vidéo. « Le pouvoir d’une marque ne provient pas de la richesse de ses associations mentales comme on le pensait traditionnellement en marketing, mais du mythe qu’elle porte pour résoudre les contradictions culturelles au sein de la société. » La théorie du branding culturel souligne la dimension à la fois culturelle et politique d’une marque. Exemple : Nike défendant la liberté face aux discriminations sociales.

L’auteur s’attache ensuite à décrire comment notre quotidien est « marqué ». Le passage d’un nom de marque à un nom commun ou à un verbe – ubériser, googler, etc. – est significatif de l’imprégnation de la société. Au départ, les entreprises (Kleenex, Tupperware…) luttaient contre ce « généricide », ou usage générique de leur nom de marque. Aujourd’hui, elles développent des stratégies, soit de gamme de produits (un iPad est forcément un Apple), soit de contenu de marque pour définir une référence identitaire. Aujourd’hui, le brandverbing à la mode nous vaut des snapchater, airbnbiser, et autres goproiser. Autre critère, la prolifération de communautés de marques, tribus qui ne sont plus seulement consommatrices mais animent une sous-culture avec ses codes, ses rôles et ses rituels, et deviennent des agrégateurs. Parfois, ces tribus en viennent à s’estimer dépositaires de l’esprit de la marque. Ainsi, le conflit entre les loggionisti et la direction de la Scala de Milan : ces fins connaisseurs de bel canto terrorisent les plus grands chanteurs d’opéra qui fuient le célèbre théâtre par peur de leurs huées. Les journées de marque sont aussi l’occasion de constater « l’attachement quasi religieux des fans » : le 4 mai, les fans de Star Wars prennent un congé pour se déguiser et se regrouper. Bernard Cova fait le parallèle entre fêtes religieuses et fêtes profanes (mystique, pèlerinages, rituels quotidiens, etc.) et souligne « la diffusion du divin dans la vie quotidienne ». Un pas est franchi avec la « surfaçon de marque », quand les fans enrichissent leur marque, qui échappe ainsi au management de l’entreprise. Par exemple, les épisodes de suite de la série Star Trek. Qu’elle soit lucrative ou non, cette pratique est « un laboratoire d’usages pouvant être captés par le marché afin d’offrir de nouvelles opportunités aux investisseurs et aux entreprises détentrices de la marque. » C’est aussi un indice du « glissement de la marque du marché vers la société ». Enfin le phénomène des volontaires de marque témoigne d’une mutation de l’engagement militant et pérenne vers des formes plus éphémères et hédonistes de mobilisation. D’où la multiplication des programmes de marketing collaboratifs pour profiter de ces apports. La question se pose alors de la limite entre le bénévolat et le travail (orienté mais non rémunéré).

Bernard Cova brosse un panorama critique de cette situation, et consacre la dernière partie du livre à ses dangers. D’abord la « perte de compétences non marquées » : on est imbattable sur l’univers de sa marque préférée, mais incapable de réparer un appareil domestique, de connaître le rythme des saisons… Crise écologique et culturelle menacent. Les initiatives d’autoproduction peuvent être une alternative. Là encore, les entreprises ont flairé le créneau de « l’autoproduction accompagnée » : on s’autonomise de l’entreprise, mais pas de la marque… D’autre part, la consommation est le symptôme de relations de don et contre-don affaiblies : il s’agit de reconstruire des formes d’entraide, parfois basées sur d’anciennes traditions, comme le café suspendu à Naples, en veillant à ce qu’elles ne soient pas, là encore récupérées. Un essai fin et nuancé sur un phénomène qui s’étend bien au-delà du marché.

 

Par Kenza Sefrioui

 

La vie sociale des marques

Bernard Cova

Éditions EMS, 208 p., 280 DH