Jeunes et engagement: pas d'immaculée conception

Jeunes et engagement: pas d'immaculée conception

Discuter avec des jeunes au parc Yasmina au cœur de Casablanca un samedi après-midi du printemps 2011 me replonge dans le souvenir des premiers entretiens réalisés avec des jeunes dans le même espace vert, vingt ans plus tôt. Si le lieu n’a pas subi de métamorphose, ses occupants juvéniles ne présentent plus aucun air de famille avec les «soumis et rebelles» d’alors. Une mixité décomplexée. Des looks reflétant une individualité stylisée et conquérante. Une parole débridée. Nul besoin de multiplier les gages pour dissocier l’enquêtrice de l’agent du Makhzen. Au bout de quelques minutes, les 16-19 ans croisés se laissent photographier et enregistrer, évoquent Dieu, le roi, la sexualité, sans trahir le moindre sentiment de transgression. Faut-il pour autant parler en termes de ruptures générationnelles ?

Trop souvent, «jeunesse» et «génération» sont facticement homogénéisées. Et tout aussi fréquemment, une vision cyclique des protestations se dégage, opposant un «avant» et un «après», «l’ancien» et le «nouveau», donnant l’illusion d’un enchaînement successif de générations militantes distinctes, les unes chassant les autres : nationalistes, marxistes, islamistes, «apolitiques» ou «société civile», etc. C’est nier l’existence de plusieurs jeunesses au sein de «la jeunesse». C’est ignorer la variété des rencontres possibles avec le politique au sein de chaque génération. C’est occulter les phénomènes de latence et de reconversion des engagements, les contingences de la circulation des expériences, et last but not least le poids des multi-positionnements.

Ici, il s’agit d’attirer l’attention sur les continuités derrière les discontinuités, sous deux angles en particulier : la transmission des expériences et des savoir-faire militants, la prégnance des vecteurs classiques de la socialisation politique.

Au fil des transmissions militantes intergénérationnelles

Les engagements d’aujourd’hui s’inscrivent clairement dans un champ politique reconfiguré par les luttes des générations militantes précédentes. Lorsque la répression est généralisée, à l’instar d’un pays comme la Syrie, toute connexion entre les générations militantes est entravée. En revanche, au Maroc, l’autoritarisme s’est suffisamment libéralisé pour favoriser l’éclosion de tribunes médiatiques nationales, la densification du tissu associatif, la démultiplication des mouvements sociaux. Dans ce contexte, des opportunités de participation se sont ouvertes pour l’ensemble des générations en présence, produisant ainsi les conditions d’une transmission intergénérationnelle des expériences et de savoir-faire militants réinventés.

Au-delà des discours de disqualification sur le «détournement» ou la «récupération», le Mouvement du 20 février reflète, sous divers aspects, les accumulations engrangées dans une pluralité de lieux, estampillés «politiques» ou non. Il rappelle, de même, d’autres tentatives de surmonter la fragmentation du champ politique marocain.

Pendant l’été 1991, pour la première fois, des jeunes diplômés chômeurs sans appartenance politique, islamistes, de gauche et d’extrême-gauche renoncent à s’affronter au sujet de leurs convictions religieuses ou de leur position par rapport au Sahara pour défendre leur droit au travail. A leur tour, des causes «arabes» ou «islamiques» favorisent des collaborations transcendant les clivages idéologiques.

La prégnance des vecteurs classiques de la socialisation

Laissons de côté les anathèmes dichotomiques qui imprègnent les perpétuels débats marocains («encartés»/«indépendants», «politisés»/«apolitiques») pour renouer avec le sens profond du politique. Irréductible à la scène officielle, le politique se loge dans chacune des interactions entre dominés et dominants. Il surgit dans le conflit, dans la solidarité, dans la régulation. Il détone à l’occasion d’événements nationaux ou transnationaux. Il se fraie un chemin dans la banalité du quotidien, dans l’intimité d’une humiliation, après des heurts à la sortie d’un stade de football. Les jeunes du Mouvement du 20 février ne l’ont pas rencontré uniquement dans le monde virtuel. L’appel lancé sur Facebook a mobilisé différents types de liens d’interconnaissance préexistants, tissés dans la sociabilité juvénile autour de l’art ou du sport, dans le milieu estudiantin, dans les réseaux associatifs ou partisans.

Qu’il s’agisse de s’engager dans une association ou dans une organisation politique, les passeurs sont les pairs (amis, camarades de classe, collègues, voisins), la famille, les figures exemplaires (enseignant, etc.), les objets culturels (livres, musique, etc.). Dans le cadre de l’enquête menée entre 2008 et 2010 auprès de congressistes de six partis politiques1, une question a cherché à mesurer le poids respectif des personnes qui ont joué un rôle déterminant lors de la première adhésion à une organisation politique. Avec quelques variations, le rôle des amis et des membres de la famille prédomine quel que soit l’âge (respectivement 32% et 26% pour les 18-30 ans, 33% et 20% pour les plus de 30 ans).

Si la famille et les lieux de formation (lycée, université) exposent à une socialisation politique, les «contenus» de la transmission sont loin d’être gravés dans le marbre. Certes, lorsque les congressistes déclarent qu’un membre de leur famille est ou a été adhérent d’une organisation politique, l’orientation de celui-ci est très fréquemment la même que celle du répondant (et encore davantage dans le cas des 18-30 ans). Toutefois, une proportion non négligeable de répondants annonce une orientation différente de celle de leurs parents et de leur fratrie. Et l’enquête par entretiens révèle bien des recompositions.

Brahim, vingt-neuf ans, naît au sein d’une famille ittihadie2, dans un village de l’Est marocain. Lorsqu’il rejoint l’université de Fès en 2001-2002, il se mobilise auprès des étudiants marxistes contre la réforme universitaire initiée par un ministre de l’USFP. D’après ses dires, à aucun moment, il ne cesse d’être ittihadi. Cependant, la réforme lui semble injuste et, en plus, il veut «vivre comme Mehdi Ben Barka». Après ses études, il retourne chez lui, s’engage simultanément dans le cadre partisan de l’USFP et dans un champ associatif imprégné par les problématiques légitimes du moment : la «proximité», le «concret». Pendant le Printemps 2011, il ne manque pas d’être au-devant de la scène.

Fatiha, vingt-deux ans, a également baigné dans une famille très politisée : son père est membre d’Al Adl wa al-Ihsane3, sa mère et ses tantes sont des militantes du PJD. Elevée sans contrainte par «a cool daddy», elle finit par porter le voile tardivement de «sa propre initiative», mais répugne à s’engager. Avec ses amis de fac, elle répond à l’appel Facebook du Mouvement du 20 février à Casablanca. Elle est convaincue que la seule voie pour le changement est la mobilisation de tous, par-delà les (non)convictions idéologiques et religieuses. Contre «ceux qui cherchent à diviser le mouvement», elle proclame sa disposition à défendre les éventuels «frères athées» du Mouvement.

Quant à Nourreddine, dix-neuf ans, il expérimente une profonde rupture avec sa socialisation familiale salafiste. Lorsqu’il se rend pour la première fois à un concert, son objectif est de diffuser la parole de Dieu. Peu à peu, il se laisse envoûter par la musique. Durant ses itinérances en vue de «s’arracher le salafisme de la peau», un professeur et un ami le guident dans ses lectures philosophiques. Son aspiration actuelle : la construction d’un Etat de droit qui garantisse la citoyenneté à tous, quelles que soient leurs opinions politiques, leur rapport au religieux et leurs orientations sexuelles.

La rencontre avec l’associatif offre à son tour des opportunités de socialisation politique. Depuis le protectorat, l’interpénétration entre sphère associative et champ «politique» est intense. Si l’on se situe dans une perspective large du politique, une expérience associative politise peu importe la fonction initiale assignée à l’association (fût-elle le renouvellement d’une clientèle). Elle expose à d’autres participations, elle dote de compétences pratiques et cognitives, elle projette encore davantage dans un terrain propice aux interactions entre gouvernés et gouvernants. Très souvent, elle produit de l’empowerment. Et à l’occasion, elle éveille même un goût pour la compétition électorale.

Sous l’angle de la «politique partisane», le milieu associatif est effectivement un bassin de recrutement non négligeable. D’après l’enquête mentionnée, l’adhésion à un parti après un primo-engagement associatif est un phénomène récurrent, qui gagne un nouvel élan depuis le début des années 1990, et ce dans toutes les catégories d’âge et dans tous les partis enquêtés. Le multipositionnement est la norme plutôt que l’exception. Dans l’ensemble des partis enquêtés, 74% des 18-30 ans déclarent avoir une expérience associative ; c’est le cas pour 81% des plus de 30 ans.

Sur un troisième plan, les militants formés dans la sphère «politique» et/ou partisane ont fait des petits notamment dans le cadre associatif. L’exemple de Souad illustre bien ces transmissions en filigrane. Fille d’un agent des forces de l’ordre, c’est à travers les canaux les plus officiels que sa socialisation politique bifurque. En 2006, alors qu’elle est en classe de terminale, une association de quartier, fondée par un ancien militant d’extrême-gauche, contacte la direction de son lycée pour organiser un débat avec les lycéens au sujet de la Moudawana. Après cette expérience, elle est sélectionnée pour participer à un atelier sur l’approche genre. A partir de là, elle adhère à l’association, bénéficie de toutes sortes de formations et occupe rapidement des responsabilités. Son cercle d’interconnaissance s’élargit (militants des droits humains et d’extrême-gauche, féministes, élus, agents de l’administration). A vingt-trois ans, elle joue un rôle très actif au sein du Mouvement du 20 février. Alors même qu’elle se présente comme «sans appartenance», le degré de sophistication de son langage, sa capacité à décoder les rouages de la scène politique, ses savoir-faire organisationnels trahissent les effets d’une forte transmission intergénérationnelle.

Les «jeunes» du Mouvement du 20 février seraient-ils les héritiers des «jeunes» des années 1960 et des années 1970 ? En tout état de cause, leur engagement n’est pas le fruit d’une «immaculée conception». Et, quel que soit l’avenir de cette mobilisation, un nouveau seuil est franchi. En provenance d’horizons diversifiés, des acteurs parviennent à dépasser leur éclatement, ne serait-ce que ponctuellement, pour s’agréger autour d’un plus petit dénominateur commun qu’ils cessent de construire comme «apolitique». Même juxtaposée à une kyrielle de demandes sociales, cette fois-ci la cause est hautement «politique» ; elle s’empare directement de ce que la monarchie a tenté pendant si longtemps de soustraire au débat public : ses propres prérogatives.

1 Des questionnaires d’une douzaine de pages ont été diffusés successivement pendant les congrés nationaux de l’USFP, du PJD, d’Annahj Addimocrati, de l’Istiqlal, du PPS et du MP. 3009 questionnaires remplis ont été récoltés, 10 000 ont été diffusés
2 La Chabiba Ittihadia (Jeunesse socialiste), de l’Union Socialiste des Forces Populaires (USFP)
3 Association Justice et Spiritualité

Une autre filiation se dessine du côté des expérimentations du politique autrement, fruits des rêves révolutionnaires avortés des années 1960 et 1970. S’observe alors une prolifération de causes sectorielles plus ou moins «a-politisées» (des droits humains à l’électrification). A chaque fois, il s’agit de rassembler autour du plus petit dénominateur commun, de privilégier le «concret» au détriment des grands discours.

Le caractère émietté de ces mobilisations, l’adoption par l’Etat de la nouvelle orthodoxie internationale en matière de développement et de «style participatif» ont conduit à penser qu’après avoir désamorcé le champ politique, la monarchie est parvenue à apprivoiser la sphère associative. Pourtant, et quelle que soit son issue, le Printemps marocain de 2011 laisse entrevoir le phénomène inverse : dans un processus d’accélération, des actions et des réseaux à la fois éparpillés et «a-politisés» sont susceptibles de s’agréger et de se «politiser». Si les révolutions tunisienne et égyptienne ont provoqué un déclic, contribuant à élargir les horizons du pensable et du faisable, le Mouvement du 20 février n’en puise pas moins ses racines dans toutes sortes de socialisations plus ou moins «politiques».