ISO 26000 : les lignes qui font bouger les lignes

ISO 26000 : les lignes qui font bouger les lignes

Les lignes directrices de l’ISO 26000 définissent la responsabilité sociétale (RS) comme « la responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et activités sur la société et l’environnement, se traduisant par un comportement éthique et transparent qui contribue au développement durable, y compris à la santé et au bien-être de la société, prend en compte les attentes des parties prenantes, respecte les lois en vigueur tout en étant en accord avec les normes internationales de comportement, est intégré dans l’ensemble de l’organisation et mis en œuvre dans ses relations ».

En créant cette norme sociétale, l’ISO (International Organization for Standardization) a inversé la perspective : on est passé de « l’entreprise, affaire de société » (Sainsaulieu, 1992) à « la société une affaire d’entreprise ». Contempteurs ou thuriféraires sont bien obligés de l’admettre : l’ISO 26000 est la première norme internationale de gouvernance en matière de responsabilité sociétale des organisations. C’est une innovation majeure. Publiée en novembre 2010, son succès est révélateur : 12 000 exemplaires sont diffusés dans le monde, dont 2 500 uniquement en France, dans 22 langues (5 officiellement au départ, dont l’arabe). C’est une révolution dans les concepts et les méthodes de la normalisation : le clivage entre norme publique et norme privée s’estompe.

La crainte de l’empiètement et la question de la légitimité par rapport aux normes publiques ont pourtant motivé la rédaction d’interdits plus ou moins fondés, d’un point de vue juridique ou pratique, comme l’interdiction de certains usages tels le contrat, le règlement ou encore la certification (Cadet, 2010b). Force est de constater que les limites imposées quant à son opposabilité juridique sont très relatives (Cadet, 2010a : 425), a fortiori depuis sa reconnaissance officielle par l’Union européenne, au titre des référentiels recommandés aux entreprises s’engageant dans la RSE1. Cette première norme internationale de gouvernance est une synthèse de la vision américaine de la Corporate Social Responsability et de la conception européenne de la RSE qui donne naissance à la responsabilité sociétale des organisations (RSO).

Norme internationale de gouvernance ou norme de gouvernance internationale ?

La norme ISO 26000 a alors relevé le défi de n’être ni une norme technique, ni une norme du système de la qualité, même si l’idée de qualité sociale ou éthique fait aussi son chemin. Elle n’est pas davantage une norme de management du développement durable ou de la responsabilité sociale. C’est une norme de gouvernance dans le but d’atteindre « des performances en matière de responsabilité sociétale » (Art. 7.7.3).

Cette norme éthique, ou plus exactement cette « métanorme » (Cadet, 2010a), se situe au niveau des principes fondamentaux : elle fournit des recommandations (« actions et attentes associées ») en matière de responsabilité sociétale, car nul ne peut se substituer à l’organisation pour définir ses valeurs, ses principes et sa stratégie. Une norme d’origine privée ne saurait pas davantage se substituer aux règles étatiques. C’est la raison fondamentale pour laquelle l’ISO 26000 fixe des lignes directrices et non des exigences de conformité permettant de distinguer les entreprises responsables et les entreprises qui ne le seraient pas, en fonction d’un critère binaire.

Toutefois, cette première norme internationale relative à la responsabilité sociétale, véritable outil de la soft law, puise sa force normative (Thibierge, 2009) dans l’autorité même qui l’a établie, une source venant de la base, encadrée par une organisation internationale reconnue, voire subventionnée par les États, lui conférant par-là même un enjeu de pouvoir sans précédent dans la définition des standards. Durant cinq années de négociations, 41 grandes organisations internationales ont, en effet, été consultées et 500 experts de 91 pays (dont 18 francophones) ont apporté leur contribution pour l’élaboration de ces lignes directrices (150 pages dans la traduction française, 26000 amendements environ). Le partenariat privé-public est tissé à grande échelle. Le Pacte mondial a répondu favorablement à cet appel. Pour sa quatrième version prévue au printemps 2013, la Global Reporting Initiative (GRI) poursuit sa collaboration, même de manière informelle, avec l’ISO.

La procédure exceptionnelle de déploiement de la gouvernance de l’ISO a donné naissance à une norme étonnamment structurée, d’un genre nouveau. La définition de la RS, extrêmement précise, embrasse effectivement toutes les questions sociales, économiques et environnementales qui relèvent a priori de la compétence des États, sans compter la santé et le bien-être de la société, mentionnés expressément dans les objectifs de la responsabilité sociétale. Bien plus qu’une traduction des pratiques en matière de RSE et des attentes sociales exprimées par un consensus fort et unique en son genre, l’ISO 26000 crée un véritable produit de composition, la RSO, par la synthèse des visions très différentes de la responsabilité au niveau international et une nouvelle méthodologie de la gouvernance. 

Méthodologie de la gouvernance selon les principes de RS : un modèle pour toute forme d’organisation

Les lignes directrices de l’ISO 26000 sont un véritable outil de régulation et de coordination en matière de responsabilité sociétale. L’article 6.1 stipule en ce sens qu’« il convient que l’organisation prenne en compte les questions centrales de manière holistique, c’est-à-dire qu’elle considère la totalité des questions centrales et domaines d’action, ainsi que leur interdépendance, et qu’elle ne se focalise pas sur un seul objectif ».

De plus, selon l’article 6.2.3.2, l’organisation doit « arbitrer de manière équilibrée entre les besoins de l’organisation et ceux de ses parties prenantes, y compris entre les besoins immédiats et ceux des générations futures ; d’équilibrer le niveau de pouvoir, de responsabilité et de compétence des personnes qui prennent les décisions au nom de l’organisation » et ce, selon sept principes d’action2.

La norme ISO 26000 définit la gouvernance tel « un système au moyen duquel une organisation prend et applique des décisions dans le but d’atteindre des objectifs » (Art. 2.13).

« Les systèmes de gouvernance varient en fonction de la taille et du type de l’organisation ainsi que du contexte environnemental, économique, politique, culturel et social dans lequel celle-ci opère » (Art. 6.2.1.1.). Le spectre est donc assez large : toute forme d’organisation, publique ou privée, quelle qu’en soit sa dimension ou son secteur (marchand ou non) en relève. Les multinationales sont même tenues de respecter les mêmes règles au sein de la société-mère comme dans toutes ses filiales. Et la notion de sphère d’influence (Art. 2.19) parachève ce nouveau système de gouvernance apportant une avancée majeure dans le cadre de la portée juridique de la responsabilité sociétale, jusqu’aux fournisseurs et sous-traitants.

Cette norme privée, par ses innovations et ses ambitions, a essaimé. Lors de la révision des Principes directeurs de l’OCDE en mai 2011, un accent est mis sur le respect des Droits de l’Homme et notamment dans la supply chain3. À l’aune de ces nouveaux critères de RS, le Grenelle II, en France, met à la charge des sociétés-mères des responsabilités plus lourdes eu égard aux comportements de leurs filiales concernant le rapport de gestion, même s’il n’a pas su conserver le dialogue avec les parties prenantes, pourtant bien amorcé. L’Union européenne a repris dans sa nouvelle définition de la responsabilité sociale des entreprises les principaux apports de la norme ISO 26000 :

« La responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société. Pour assumer cette responsabilité, il faut au préalable que les entreprises respectent la législation en vigueur et les conventions collectives conclues entre partenaires sociaux. Afin de s’acquitter pleinement de leur responsabilité sociale, il convient que les entreprises aient engagé, en collaboration étroite avec leurs parties prenantes, un processus destiné à intégrer les préoccupations en matière sociale, environnementale, éthique, de droits de l’homme et de consommateurs dans leurs activités commerciales et leur stratégie de base, ce processus visant à optimiser la création d’une communauté de valeurs pour leurs propriétaires/actionnaires, ainsi que pour les autres parties prenantes et l’ensemble de la société ; à recenser, prévenir et atténuer les effets négatifs potentiels que les entreprises peuvent exercer.»4

L’idée de l’entreprise citoyenne a pris corps.

Certains pays, comme l’Inde ou la Turquie, demeurent opposés à la norme, car ils contestent, entre autres, ce système de régulation fondé sur les droits de l’Homme, comme instrument universel (Robert-Demontrond, 2008 : 79). La parade a alors été trouvée, dans le cadre d’une gouvernance mondiale équilibrée, avec l’innovation majeure des « normes internationales de comportement » (2.11) qui, d’une part, englobent tous les traités et conventions internationales et le droit coutumier international et procèdent, d’autre part, de normes glissantes (la liste n’est pas figée, elle évolue dans le temps). Elles s’appliquent, de surcroît, aux entreprises, et non plus seulement aux États. On ne saurait être plus révolutionnaire. Car il ne s’agit guère du respect de la loi exclusivement, mais bien des normes publiques internationales dont les organisations devraient répondre directement, sans le truchement d’États parfois défaillants ou trop autoritaires. La différence subtile réclamée par certains États récalcitrants à admettre toute forme d’ingérence via les droits de l’Homme entre le respect international des normes de comportement et le respect des normes internationales de comportement a été, pour cette raison, refusée.

Les réactions des États et des organisations publiques internationales prouvent que l’ISO crée une émulation certaine, voire une forme d’immixtion dans le système de gouvernance publique. Le risque de concurrence n’est pas exclu.

Conclusion

En cinq ans seulement, l’ISO a su établir, par un consensus remarquable, une norme de gouvernance. Mais le risque d’un consensus sans nul doute séduisant (Besse, 2005 : 992), mais mou, n’est pas à négliger car la norme est d’application volontaire et ne comporte pas d’exigence au sens formel.

La Commission européenne prend acte de cette nouvelle référence, au même rang que d’autres normes d’origine publique. Au-delà de l’affichage à titre de recommandation, la volonté d’encadrer l’ISO 26000, qui a pris le train en marche de la RSE, est prépondérante pour éviter tout conflit de normes. Une co-construction des normes s’amorce, mais c’est avant tout l’homéostasie qui est recherchée. Dans le cadre d’une gouvernance mondiale harmonieuse, les lignes directrices de l’ISO 26000 pourraient constituer implicitement l’articulation future ou, à tout le moins, espérée entre l’OIT et l’OMC

 

 

Bibliographie

Bébéar (Claude), La Société, une affaire d’entreprise ? L’engagement sociétal des entreprises : enjeux, pratiques, perspectives, Eyrolles, Coll. Entreprendre pour la Cité IMS, d’Organisation, 2006.

Besse (Geneviève), « À qui profite la RSE ? La responsabilité sociétale des entreprises peut-elle réguler les effets sociaux de la mondialisation ? », Droit social, n°11, 2005, pp. 991-1000.

Cadet (Isabelle), « La norme ISO 26000 relative à la responsabilité sociétale : une nouvelle source d’usages internationaux », Revue Internationale de Droit Economique, n°4/4, 2010a, pp. 401-439.

Cadet (Isabelle), « Certification ISO 26000 : entre mythes et réalités », Revue Qualitique, octobre, n°219, 2010b, pp. 28-35.

Robert-Demontrond (Philippe), « Diversité anthropologique des imaginaires de la régulation et problèmes d’internationalisation des normes sociales », Management & Avenir, 2007, pp. 79-97.

Sainsaulieu (Renaud) dir., L’entreprise, une affaire de société, Coll. Références académiques, Presses de Sciences Po, 1992.

Thibierge (Christophe) dir., La force normative, Naissance d’un concept, LGDJ, Bruylant, 2009.

 

 

  1. Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions du 25 octobre 2011 COM (2011) 681 final « Responsabilité sociale des entreprises : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 », Encadré p.16.
  2. http://www.iso.org/iso/fr/sr_schematic-overview.pdf
  3. http://www.oecd.org/
  4. dataoecd/43/30/48004355.pdf
  5. cf. supra référence de la communication, note 4.
  6.