Efficacité énergétique : un bien nécessaire

Efficacité énergétique : un bien nécessaire

Les tensions actuelles sur le marché international de l’énergie sont palpables. Tandis que les réserves de ressources disponibles tendent à s’amenuiser (le pétrole pourrait disparaître d’ici une quarantaine d’années1), la demande ne cesse de croître, tirée par le dynamisme des pays émergents, plus particulièrement les BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine). En 2010, ces pays ont contribué aux deux tiers de la croissance de la consommation énergétique mondiale. La Chine à elle seule était à l’origine du quart des 5,5% de croissance enregistrés par rapport à l’année 20092. En conséquence, c’est toute la géostratégie des approvisionnements qui se voit modifiée, entraînant un enchérissement inéluctable du coût des ressources fossiles au cours des prochaines décennies.

Ces évolutions heurtent de plein fouet un Maroc dont la dépendance énergétique avoisinait les 93% en 2010. Ajouté à cela la primauté de la ressource pétrole - qui représente 60% de la consommation énergétique nationale -, on mesure sans peine le poids de la facture énergétique sur l’ensemble de l’économie marocaine : 68 milliards de dirhams, rapportés aux 764,3 milliards de PIB en 20103. Dans l’hypothèse où la dynamique actuelle se poursuivrait - modernisation de l’agriculture, développement industriel, expansion des infrastructures et construction de villes nouvelles - la consommation d’énergies primaires doublerait d’ici 2020 et celle d’électricité triplerait4 ; l’ensemble de ces facteurs générant une demande croissante à laquelle le Maroc se devra de répondre en temps voulu.

Adoptée en 2009, la nouvelle stratégie énergétique du Maroc s’est fixé pour objectifs la sécurisation de l’approvisionnement et l’accès à l’énergie à des prix raisonnables, dans le respect de la protection environnementale. Ces trois critères ont naturellement renforcé l’intérêt porté aux énergies renouvelables et à leur déploiement sur tout le territoire marocain. A l’horizon 2020, 42% de la puissance électrique installée au Maroc devront être issus de ressources renouvelables (eau, vent et soleil). Des investissements importants ont déjà été réalisés dans ce sens et doivent se poursuivre. Pour la seule période 2013-2015, ils devraient atteindre 73 milliards de dirhams pour l’installation d’une puissance nouvelle de 3 640 mégawatts. Le processus d’indépendance énergétique et d’approvisionnement renouvelable semble donc enclenché. Son succès reste cependant indissociable d’un second volet, également placé au cœur de la stratégie nationale, celui de l’efficacité énergétique dont le but est de rationaliser l’utilisation de l’énergie pour mieux en maîtriser la consommation globale. Sur ce plan, les objectifs sont également ambitieux : réduire la facture nationale en énergies fossiles de 12% d’ici 20205.

Efficacité énergétique : un bien nécessaire

Pour progresser sur la voie de l’efficacité énergétique, le Maroc dispose d’un historique international riche en enseignements. Tout débute dans les années 70 : les deux chocs pétroliers successifs ébranlent les mentalités et font prendre conscience de l’urgence de repenser le fonctionnement de nos sociétés sans l’apport des énergies fossiles. Dans un premier temps, la chasse aux gaspillages est massivement lancée par les grandes puissances industrielles de l’époque, ce qui permet de ralentir la croissance de la demande énergétique mondiale. Ce coup de frein est notable puisqu’on est passé d’un doublement de la demande tous les dix ans à un doublement tous les quarante ans.

Parmi les défenseurs de l’efficacité énergétique, le chercheur américain Amory Lovins lance le concept du Négawatt en 19896. Le Négawatt est celui que nous ne consommons pas, en d’autres termes, il correspond à l’énergie que nous économisons à production équivalente. L’adopter revient à révolutionner son approche de la consommation énergétique car le concept fait appel à la sobriété et à la responsabilité du comportement de chacun. Lovins prône également le recours aux technologies innovantes visant la réduction de la consommation ainsi

que le développement des énergies renouvelables. Le chercheur insiste également sur les bénéfices tirés de cette démarche : des gaspillages évités, une consommation en baisse pour une facture énergétique proportionnellement réduite. Pour les entreprises, ce sont autant d’économies réalisées, à même de renforcer leur compétitivité économique.

Au Maroc, l’efficacité énergétique jouit d’une promotion récente et fait l’objet, depuis une décennie, d’actions ciblées. Celles-ci visent l’accompagnement des entreprises industrielles et tertiaires dans leur mise à niveau énergétique et environnementale, grâce à un soutien technique et financier. L’association Izdihar, qui regroupe cinq cents industriels de la zone de Sidi Bernoussi à Casablanca, s’est ainsi attachée à promouvoir l’efficacité énergétique auprès de ses entreprises membres. Le programme pilote, mis en œuvre sur la période 2003-2008 et doté d’un budget de quinze millions de dirhams financé par la Banque Mondiale et le Fonds Français pour l’Environnement Mondial, a permis à une soixantaine d’industriels de renforcer leur compétitivité. Malgré leur nombre restreint, ces entreprises pionnières ont réalisé, en 2008, un gain total de cinquante-cinq millions de dirhams sur leur seule facture énergétique, réduisant par la même occasion leurs rejets de CO2 de 38 500 tonnes7.

En 2011, à l’occasion des Assises de l’Energie organisées à Oujda, la ministre de l’Energie, des Mines, de l’Eau et de l’Environnement, Amina Benkhadra, replace l’efficacité énergétique au cœur de la stratégie nationale. Le Plan National des Actions Prioritaires prévoit ainsi la mise en place des premières mesures d’efficacité énergétique : généralisation d’audits énergétiques ciblés, renforcement et pérennisation des cadres institutionnel et réglementaire, information et sensibilisation, amélioration de la compétitivité des entreprises, encouragement à la recherche et développement... Dans le secteur industriel, qui représente à lui seul 32% de la consommation énergétique nationale, l’objectif est d’atteindre une moyenne de 258 000 tonnes d’équivalent pétrole par an d’économies d’énergie à l’horizon 2020.

Reste à savoir si les mesures annoncées suffiront pour mobiliser les industriels, sans qui il sera difficile d’atteindre l’objectif. Sont-ils aujourd’hui plus disposés à agir sur leur efficacité énergétique qu’il y a huit ans, année de lancement du projet de Sidi Bernoussi ? Telles étaient nos interrogations lorsque nous sommes allés prendre le pouls des industriels opérant sur le territoire marocain.

Nous avons choisi d’interroger des représentants d’usines comptant parmi les plus énergivores du Maroc, de par leur taille et/ou leur secteur d’activité. Partant des orientations de l’Agence Nationale pour le Développement des Energies Renouvelables et de l’Efficacité Energétique (ADEREE)8, chargée de mettre en œuvre une campagne d’audits ciblés auprès de 310 industriels sur la période 2011-2014, notre enquête s’est articulée autour de trois axes principaux :

la sensibilisation de nos interlocuteurs à l’efficacité énergétique, leur engagement en la matière et les leviers susceptibles de favoriser leur mobilisation.

Des gains sonnants et trébuchants

D’emblée, un premier constat s’impose. Lorsqu’on leur parle d’efficacité énergétique, tous les industriels marocains interrogés pensent gain financier. Et pour cause !

Comme nous l’avons rappelé précédemment, la démarche consiste à faire la chasse aux gaspillages ; un simple tour d’usine peut permettre de détecter à l’œil nu une fuite de vapeur ou une échappée de fuel non consumé (la fumée est noire et non blanche). Un tuyau chaud suggère une perte de chaleur. Des compteurs électriques divisionnaires, c’est-à-dire dédiés à des machines particulières, peuvent révéler une surconsommation électrique, signe d’un dysfonctionnement ou d’un mauvais réglage... Le gain financier obtenu grâce à cette simple chasse aux gaspillages est donc bien réel et permet de générer des économies à court terme. La réduction de la facture énergétique est ainsi, sans surprise, la première motivation des industriels qui s’engagent dans l’efficacité énergétique.

Comme l’a révélé l’enquête, cette recherche de sources d’économies peut devenir, dans certains cas, un facteur clé de compétitivité. A l’instar des entreprises exportatrices qui, en première ligne sur les marchés extrêmement concurrentiels, n’ont ainsi d’autres choix que de rechercher des sources de gains à tous les niveaux. C’est le cas des usines de textile qui, bien que fortement énergivores, sont contraintes de contenir au maximum leurs prix de revient afin de rester compétitives, notamment face à la concurrence asiatique. Pour ces entreprises, l’efficacité énergétique n’est pas une simple voie d’amélioration mais bien un outil incontournable de leur attractivité sur les marchés.

Si l’intérêt financier de la démarche fait l’unanimité auprès de nos industriels, ils citent en second lieu son impact environnemental. 69% des représentants d’usines interrogés se révèlent ainsi sensibles aux retombées écologiques de l’efficacité énergétique. Même si l’effet est indirect - car l’efficacité énergétique ne s’intéresse pas à la pollution émise par les usines -, le moindre recours aux différentes formes d’énergies réduit les pollutions générées en amont. Electricité, gaz, fuel, etc., toutes ces ressources émettent des pollutions lors de leur transformation, leur conditionnement ou encore leur acheminement vers les sites de production. En réduisant les quantités consommées, les industriels amoindrissent leur impact environnemental ; c’est un des effets indirects de la «sobriété» selon Amory Lovins.

Enfin, quelques participants à l’enquête ont démontré leur volonté d’anticiper les changements attendus : 19% d’entre eux souhaitent d’ores et déjà s’appuyer sur l’efficacité énergétique pour renforcer leur indépendance vis-à-vis des ressources fossiles quand ils sont 16% à déclarer vouloir réduire l’impact des hausses tarifaires à venir sur leurs finances. Dans un tout autre registre, ils sont 16% à envisager l’efficacité énergétique comme une démarche nécessaire pour anticiper les nouvelles réglementations environnementales.

Les bénéfices tirés de l’efficacité énergétique sont donc bien connus des industriels. Mais qu’en est-il de sa mise en œuvre au sein des usines ? Lorsqu’on l’interroge sur sa sensibilité au thème de l’efficacité énergétique, la quasi-totalité de notre panel reconnaît s’y intéresser. Dans la grande majorité des cas, cette chasse aux gaspillages s’avère récente et émane soit de la direction générale soit, lorsqu’il s’agit d’une filiale de multinationale, de la maison mère. Il semble que les premiers projets d’efficacité énergétique aient été lancés sur la période 2003-2008 et aient démarré par un audit spécialisé, généralement effectué par un bureau d’études externe. Détail révélateur : lorsqu’un audit est réalisé, les actions suivent dans 83% des cas (pour les autres, les projets d’investissements sont mis en attente).

Pour réduire la consommation énergétique, les champs d’intervention sont très ciblés ; ils visent l’optimisation de postes clés tels que la combustion des chaudières, les systèmes d’air comprimé ou de réfrigération, le calorifugeage9, etc. Ils peuvent faire l’objet d’interventions à petits budgets, très rapidement amorties. Les exemples les plus spontanément cités par notre panel concernent les interventions sur l’éclairage (incluant le passage aux ampoules à basse consommation) et sur le cosinus phi, un indicateur de rendement électrique10. A contrario, certains projets portant sur l’optimisation des modes de production, axés sur le passage à des procédés ou des machines plus économes, peuvent nécessiter d’importants investissements. Notre enquête révèle que les industriels favorisent le financement sur fonds propres, qu’il s’agisse de petits ou de gros budgets. Nombre d’entre eux sont également équipés de systèmes de suivi de leur consommation énergétique plus ou moins poussés, allant de simples compteurs divisionnaires installés sur des machines ciblées à la mise en place d’un suivi informatique online. Ceci démontre un minimum de volonté de contrôle, probablement corrélé au renforcement récent de la comptabilité analytique. Sur le plan financier, toujours, nous avons constaté que l’efficacité énergétique fait trop rarement l’objet d’une ligne budgétaire dédiée. En effet, les dépenses semblent se faire au coup par coup lorsqu’une action est entreprise, mais ne sont pas suivies et budgétisées d’année en année. Cette approche laisse supposer que l’efficacité énergétique n’est pas une démarche prioritaire car elle ne fait pas l’objet de plans d’actions bien construits.

Une manne inexploitée

En dépit des multiples bénéfices générés par l’efficacité énergétique (en 2007, on estimait à 17% le potentiel d’économie d’énergie dans le secteur industriel marocain avec un temps de retour sur investissement de 18 mois11), rares sont les entreprises qui passent à l’acte. Une étude sur les barrières à l’efficacité énergétique12 a révélé un certain nombre de freins. Ceux-ci peuvent être liés à l’existence de coûts annexes, proportionnels au degré de nouveauté technologique introduite dans l’usine. Ces coûts sont liés aux étapes de recherche d’information, mise en œuvre, formation du personnel, ruptures temporaires de production... Côté financier, la difficulté d’accès au marché du capital ou la crainte de ne pas tirer les bénéfices attendus entravent le passage à l’acte. Enfin, l’étude met l’accent sur le poids de la culture d’entreprise et le pouvoir d’influence du responsable efficacité énergétique ; plus la volonté est forte, plus l’entreprise est encline à investir !

Au Maroc, les principaux freins ressentis par les industriels interrogés se rapportent à l’absence de priorité accordée, par leurs pairs, à l’efficacité énergétique (manque de temps ou de budget) et, plus globalement, l’absence de prise de conscience que l’efficacité énergétique est profitable. L’expérience d’Izdihar pointe également la difficulté qu’éprouvent nombre d’entreprises à transmettre des informations les concernant à des bureaux d’études externes.

Les moteurs de la mobilisation

Eveiller les consciences pour motiver l’engagement des industriels, c’est donc le défi que devra relever l’ADEREE pour atteindre ses objectifs de réduction de la facture énergétique nationale d’ici 2020. Au cours de notre enquête, nous avons cherché à identifier les meilleurs leviers susceptibles de mobiliser les industriels marocains. Sans surprise, le soutien financier est unanimement plébiscité ; 100% des entreprises sondées pensent ainsi que des aides financières stimuleraient les plus frileux. Cet accompagnement pourrait débuter par un audit énergétique subventionné - une proposition qui séduit l’ensemble de notre panel - puis offrir des modes de financement adaptés pour la phase de mise en œuvre. Les mécanismes disponibles, tels que les prêts à taux bonifiés, prêts à taux zéro, fonds de garantie ou encore le recours à une société de services énergétiques (SSE, entreprise spécialisée qui finance et coordonne l’investissement puis se rétribue sur les gains réalisés) ont rarement été spontanément cités par les industriels. En revanche, le cofinancement, autrement dit les subventions, semble s’imposer comme le meilleur outil d’aide financière.

Second levier : l’incitation réglementaire. Plus du tiers de notre panel (38%) estime en effet que les lois et outils législatifs en matière d’efficacité énergétique sont susceptibles de mobiliser l’ensemble des industries. Un quart (25%) des industriels insistent pour leur part sur l’importance des pénalités financières en cas de non respect des lois.

Notre enquête fait ressortir l’accompagnement à la mise en œuvre comme un autre facteur de motivation. Pour aider les entreprises à se lancer concrètement dans l’efficacité énergétique, les industriels ont besoin d’assistance technique qui les guide dans le choix des solutions les plus adaptées à leur cas, l’achat de matériel et la formation de leurs équipes. Pour preuve, un questionnement portant sur les compétences locales nous a permis de déceler que seules les entreprises ayant déjà travaillé dans le domaine de l’efficacité énergétique connaissaient des bureaux d’études spécialisés. Les autres ne savent pas, a priori, vers qui se tourner en cas de besoin. Sur le chapitre de la formation professionnelle, les industriels se déclarent globalement satisfaits des cursus existants. Ils apprécieraient cependant un rapprochement écoles-entreprises afin de mieux adapter les programmes d’études à leurs besoins ainsi qu’une plus grande expérience pratique des jeunes diplômés.

Enfin, la qualité de la campagne de sensibilisation apparaît déterminante en matière de mobilisation. Sur ce chapitre, 100% des entreprises sondées pensent que la communication institutionnelle devrait être revue pour adopter un discours plus en phase avec les entreprises. En d’autres termes, c’est le langage du terrain, technique et concret, qui sera le mieux compris des directeurs généraux (qui ne sont pas nécessairement des ingénieurs) comme des équipes opérationnelles. Selon eux, cette communication pourrait être davantage ciblée, soit par taille d’entreprise, soit par secteur d’activité. Enfin, relayée par les associations de proximité géographique ou sectorielle, elle aurait d’autant plus de chance de toucher ses cibles.

Puissant levier de compétitivité encore trop rarement exploité à l’échelle des industries, l’efficacité énergétique est devenue un sujet incontournable comme le démontrent les résultats de notre enquête. Placée au cœur d’enjeux financiers majeurs, elle est aussi - et avant tout ?

- synonyme de prise de conscience de la nécessaire préservation des ressources naturelles. Le Maroc saura-t-il démontrer sa capacité à mobiliser son secteur industriel pour protéger l’avenir de ses habitants ? Le terreau semble aujourd’hui fertile. Rendez-vous en 2020 pour en récolter les fruits !

 

1 BP Statistical Review of World Energy 2008

2 Enerdata Yearbook 2010

3 HCP, comptes nationaux provisoires de 2010

4 Interview de Mme Amina Benkhadra, Conjoncture N° 927, juin 2011

5 Base initiale : facture énergétique de 2008

6 Green Energy Conference, Montreal 1989, organisée par la Canadian Coalition for Nuclear Responsibility

7 Rapport final du projet «Mise à niveau énergie et environnement de la zone industrielle de Sidi Bernoussi», 2008

8 Ancien Centre de Développement des Energies Renouvelables (CDER), l’ADEREE a pour vocation de mettre en oeuvre la politique nationale en matière d’énergie

9 Calorifugeage : actions visant à réduire la perte de chaleur telles que l’isolation des tuyaux...

10 Le cosinus phi renseigne les industriels sur la qualité de leur rendement électrique et doit tendre vers le chiffre 1, signe que la consommation d’énergie électrique est optimisée. Le cosinus phi est mentionné sur la facture électrique et donne lieu à une pénalité financière lorsqu’il n’est pas maîtrisé et est inférieur à 0,80

11 Résumé de l’étude nationale sur l’efficacité énergétique et l’énergie renouvelable, Plan Bleu, mars 2007

12 Etude de Paul-Marie Boulanger, parue dans la revue Reflets et perspectives de la vie économique, avril 2007