Au discours misérabiliste de l’Occident sur l’excision des femmes africaines, deux femmes répondent en reposant le problème du pillage du continent.

Au discours misérabiliste de l’Occident sur l’excision des femmes africaines, deux femmes répondent en reposant le problème du pillage du continent.

Auteur : Aminata Dramane Traoré et Nathalie M’Dela-Mounier

 

C’est un pamphlet, dans la droite ligne du J’accuse de Zola, de Césaire ou de Frantz Fanon. Aminata Dramane Traoré, essayiste et ancienne ministre de la Culture et du Tourisme du Mali, et Nathalie M’Dela-Mounier, enseignante et documentaliste en France, cosignent un très beau petit livre, dont la verve emprunte au chant ses accents enflammés. Elles sont « femmes-couleurs vêtues de noire colère et drapées dans un rire indigo » et en ont assez du discours « misérabiliste et condescendant » de l’Occident qui n’écoute les femmes africaines que quand elles se plaignent de leur pauvreté et leurs mutilations génitales. La situation féminine est prise pour seul critère de l’état de développement et de démocratie de leurs pays mais, « de la violence de l’ordre économique mondial, il est rarement question ». Face à la dénonciation unanimement scandalisée de l’excision, Aminata Dramane Traoré et Nathalie M’Dela-Mounier rappellent qu’une mutilation de bien plus grande ampleur doit aussi être dénoncée : « l’excision économique », qui, elle aussi « rabote », « taille » et « coupe », et « peut tuer aussi sûrement, aussi salement, mais […] le fait en silence avec l’assentiment des puissances occidentales ». Et elles ironisent : « Que ceux qui s’inquiètent pour l’intégrité de nos corps et s’affairent […] à comprendre ce qui se passe sous nos pagnes se préoccupent aussi, avec autant de rage et la même indignation, de l’autre fer, l’ajustement structurel qui nous mutile et nous tue ainsi que les nôtres. En toute impunité ». Ce texte, écrit en septembre 2012, dans un Mali déjà amputé des deux tiers de son territoire et bien avant l’intervention militaire française, dresse le tableau, terrifiant mais si familier, des ravages du néocolonialisme et du libéralisme sauvage. Crise institutionnelle, spectre de la famine, chômage et pauvreté de masse, échec du système éducatif, émigration forcée, prolifération d’armes après la guerre en Libye… La cause des femmes dans ce contexte ? « une question d’image et de financements extérieurs à engranger » pour des gouvernants corrompus et des partis politiques en lice pour prendre leur place  et  « exceller dans la soumission au même système économique ». Quant aux associations de femmes et aux ONG, elles « s’interdisent de relever les contradictions et les incohérences des politiques dites de développement » car elles dépendent de ces financements… Pour les auteures, ce n’est pas que la cause féminine ne soit pas légitime, mais elle ne doit pas être instrumentalisée pour occulter le vrai problème : le droit des peuples d’Afrique à l’initiative historique, à la liberté et à « penser le changement de l’intérieur de nos sociétés, en définir le contenu, les moyens et le rythme ». Ce livre militant invite à « ne pas se tromper de défis économiques, politiques et culturels », à être lucide et à œuvrer à « la seconde libération du continent ».

 

Contre l’instrumentalisation de la cause féminine

 

Après les décolonisations, il s’agit en effet de se défaire de « l’ordre cynique du monde », dont les femmes sont parmi les premières victimes. Aminata Dramane Traoré et Nathalie M’Déla-Mounier livrent un réquisitoire contre la politique ultralibérale. Politique délibérée de pillage des immenses richesses de l’Afrique, elle met le continent sous coupe afin de faire main basse sur les matières premières nécessaires à la sortie de crise des Etats occidentaux. Elle instaure un marché déloyal où le vendeur ne peut pas fixer les prix de ses matières premières, qu’il exporte en quasi-totalité sans valeur ajoutée, et s’épuise dans le service de la dette. « L’appel à l’investisseur étranger est le sport préféré d’une élite qui, en libéralisant à tour de bras, a contribué à la ruine du Mali », s’indignent les auteures. « Les privatisations imposées au nom de l’efficacité et de la rentabilité ont sonné le glas de l’industrialisation, laissant les multinationales s’emparer des secteurs stratégiques de nos économies ». Cette politique, surtout, viole la souveraineté des Etats, puisqu’elle démantèle toute politique sociale au nom des ajustements structurels qui privent les gens d’éducation et de santé, affament les travailleurs, au point que « vivre est une prouesse ». 40 % des populations vit avec moins d’un dollar par jour, contre 19,2 % dans le reste du monde. 40 millions d’Africains pourraient, d’ici 2020, mourir de faim, de maladies guérissables, ou de guerres évitables, sans oublier les ravages du réchauffement climatique. Aminata Dramane Traoré et Nathalie M’Déla-Mounier dénoncent aussi la corruption qui récompense l’adhésion d’élites aliénées à cette politique. Elles concluent sans appel à « l’échec du développement mimétique » du modèle productiviste et consumériste et mettent en cause la dimension idéologique de ce système. Car pour « formater les peuples et organiser la ponction des richesses nécessaires aux pays « développés » », il faut éliminer les modes de vie traditionnels qui laissent place aux rapports non marchands et font appel à une régulation collective.

La force de ce livre, outre son style, est de raconter le pillage et de décrire l’injustice de cet ordre du point de vue des femmes, qui font preuve face aux épreuves du quotidien et de la misère d’un courage extrême. Les femmes refusent de se poser en victimes de leurs hommes ou de leurs cultures, elles sont victimes d’une politique mondiale qui se moque bien de leurs souffrances et de leurs deuils. Elles refusent d’être du « bétail électoral » pour de sinistres farces dont elles sont exclues. Elles dénoncent le double discours du FMI et de la Banque mondiale. Elles revendiquent au contraire la « démarchandisation de leurs sociétés » et appellent à fonder une véritable démocratie sur la valeur du badenya, « qui lie les enfants de la mère par l’affection, par le sens de la responsabilité et du partage ». Et de conclure : « Nous avons puisé une eau trouble dans le puits sans fond de notre ignorance entretenue, mais elle ne nous désaltérait pas, pire, elle nous agaçait la bouche et nous laissait sur notre soif. Nous ne voulons plus boire de cette eau-là ».

 

Par : Kenza Sefrioui

 

L’Afrique mutilée

Taama éditions, diffusion l’Oiseau indigo, 64 p., 7,50 €