L’open space ou le bal des suricates

Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

 

Préludes à l’après-midi d’un faune

Voilà quelques jours déjà que nous avons déménagé notre service dans les nouveaux locaux. Plus ouverts, plus aérés, plus éclairés, nos bureaux sont tout de suite investis avec enthousiasme par les collègues, euphoriques de pouvoir vivre ensemble leur travail, d’échanger en live les « bons plans déj » du coin, de partager des railleries gratuites pour la plupart, de bramer et vociférer des onomatopées primitives et inopinées pendant les moments où, enfin tu tiens le bon bout pour pondre ton « œuvre » du moment… Vous l’avez sans doute compris, je ne me sens pas à l’aise avec ce va-et-vient physique, sonore et odorant. Il y en a qui a pas manqué de m’assassiner à coups de décibels à l’heure où j’écris ces lignes, soi dit en passant…

« Comme vous le savez, il était question du déménagement de nos bureaux au centre ville. C’est chose faite ! Je tiens tout d’abord à remercier les Directeurs avec qui j’ai beaucoup échangé à ce sujet, et à l’unanimité, nous sommes très heureux et d’accord sur ce changement qui va nous faire le plus grand bien. Regardez, nous réduisons de 30% la surface des bureaux, vous ne serez plus confinés dans vos isoloirs respectifs [fou rire admiratif d’un lèche bottes de l’assistance tout de suite suivi par un troupeau auquel j’attribue en secret mon fellowsheep award’]… « Cela nous permet de faire des économies, mais surtout d’être plus flexibles et adaptables aux nouveaux modes d’organisation du travail. Nous voulons, grâce à cet environnement, augmenter les chances d’une meilleure coopération, d’échanges fructueux entre vous, d’une meilleure coordination grâce à une communication directe ; et en plus, on raccourcie les flux d’échanges, pas besoin d’envoyer 36000 mails par jour pour valider une info ou un process… Plus de coopération, j’insiste. C’est ce que nous voulons et cet open space donne les conditions de développer ce que nous appelons l’intelligence collaborative et collective. Alors bienvenue dans vos nouveaux espaces de travail et passez une très bonne journée ! [Lèche bottes numéro 2 à lèche-bottes numéro 3 : ‘il est trop fort wellah…j’ai hâte, tu te mets en face de moi ?]. Des questions, des remarques ? Il y a du thé et du café derrière au fait… »

Je passe sur l’appropriation du concept de l’intelligence collective…Clap clap faisant, je lance mon radar oculaire autour de moi. Il y a de tout : les excités habituels, les fellowsheepers des excités habituels, la grande masse à l’instinct grégaire bien développé, les applaudisseurs mous ou les « on ne sait jamais ce qu’ils pensent » habituels, les frustrés silencieux que tu sens à 2 km et que je sens en moi monter tel un bruit sourd. A ce moment, je m’étais déjà projeté le film un ultra HD dans mon salon intérieur, moi qui veut juste bien faire mon boulot, progresser dans un milieu sain qui te tire vers le haut, et sans trop de « bruits ». Mais avec ce troupeau pour lequel :

  • la notion d’espace vital n’a jamais été une donnée naturelle ;
  • où la définition du respect de la vie privée est diamétralement opposée à la tienne ;
  • où les commentaires après-matchs[1] sont très utiles quant à mieux penser les stratégies de gestion de risque financier et autres implémentations d’ERP pour le client ;
  • où les sonneries incessantes de téléphone sont une berceuse ;
  • où les confcall dans un espace ouvert sont vécues comme des entractes ;
  • où les tampons des documents de travail, les do majeurs des agrafeuses et les dossiers qui s’empilent ne sont aucunement des coups de marteau ;
  • où les débats sur la clim/ouvrir les fenêtres débouchent sur des « mais j’ai entendu à la radio que ça rendait malade » ou « mon cousin qui est dans la clim te dit que c’est n’importe quoi et qu’en plus ça fait fuir les moustiques »
  • où les silences réclamés pour pouvoir enfin discuter « khyata/ bons plans massage/ prix des dattes qui a beaucoup augmenté et c’est pas normal parce que juste il y a deux ans c’était abordable, mais c’est pas grave mon jardinier me les ramène gratuitement de Zagora», sont légions et tout à fait normaux ;
  • où il n’y a  aucun problème quant à ce qu’on pose sur ton bureau des affaires et tu ne peux pas dire non parce que tu es quelqu’un de genti(lle);
  • où l’odeur importée des snacks est une composante à part entière de l’écosystème sensitif ;
  • où l’odeur du vernis rivalise avec celle d’un faux parfum de marque ;
  • et j’en passe…

Après des sourires de convenance échangés ici et là, je mets mes écouteurs d’où les notes suspendues du prélude à l’après-midi d’un faune m’extirpent de cette visualisation BIEN anticipée. C’est là où l’ironie du moment est juste parfaite. Debussy, en faisant revivre par son poème symphonique le mythe du faune, ce Dieu bienfaisant protecteur en particulier des troupeaux et des bergers, fait malheureusement écho en moi à ce Dieu managérial et à ses bergers. Inutile de vous dire que je préfère les vocalises parfumées de Claude à ce ballet incessant de suricates qui lèvent leurs têtes au dessus de leurs pc ou Mac pour les ultras de Apple.

 

« …Deux cafés s’il vous plaît, merci. Alors apparemment vous avez déménagé et vous êtes en open space maintenant ? …Open spasme oui !! »

 

[1] Les expressions, pardon, les cris Hala Madrid et visca Barça figurent au top 5 des vociférations.