Une archéologie critique de la notion de « Leadership »

Une archéologie critique de la notion de « Leadership »

L’idée de l’existence d’un « profil type » de leader du point de vue psychologique est d’autant plus tentante que les caractéristiques générales ainsi rassemblées, chez des individus réputés leaders ou reconnus comme tels, repose essentiellement sur l’hypothétique présence d’un ensemble de traits, de signes spécifiques et de caractéristiques propres à ce qui est présenté comme « l’identité » du leader.

La dialectique du commun et du singulier

Identifiée parmi tant d’autres profils psychologiques, cette « identité » procède donc, d’une construction sociale1, autant qu’elle décrit un « style » singulier. En tant que construction réelle ou imaginaire, reposant sur une logique de miroir et de reconnaissance, cette supposée « identité » de leader, qui participe de l’effet d’influence, de l’autorité ou du commandement comme autant de figures d’un pouvoir qui s’exerce sur autrui, décrit des modalités spécifiques d’interaction, et de rapports complexes entre les individus au regard dudit « leadership ».

Il s’agit donc d’interroger les soubassements et la dynamique du phénomène, à savoir les conditions réelles de sa possibilité, et les mécanismes et techniques d’exercice du « leadership » au sein d’un groupe. Du « leader » au « leadership », de l’individu au groupe, cela évoque un schéma dialectique qu’il convient de considérer de plus près, à partir d’un angle clinique et expérimental à la fois. Nous mentionnerons au passage que Jacques Lacan se réfère essentiellement à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave pour poser son schéma de l’identification où il présente l’aliénation du moi dans sa relation à l’autre. Le schéma « L » est ce qui traite justement de la dialectique intersubjective.

Pour donner un prolongement à ces réflexions, nous dirons que le « leadership » et ses conditions psychologiques et sociales2 mettent à jour nécessairement une certaine réalité sociale, conjuguée à une certaine réalité subjective, et que de leur rencontre, collision ou coïncidence naîtra le mythe ou l’histoire. Cette texture implique l’histoire d’un individu (ou d’une instance) au sein d’un groupe, avec des rapports déterminés et déterminants, dont l’étude révèle des logiques de structure ou de systémie, qui régissent le groupe au sens large du terme, ainsi que les modalités relationnelles en son sein, notamment ce qui y fait figure de lois, ou ce qui risque d’en pervertir la construction.

Pour éclairer ce paradigme à partir de la psychanalyse, on retrouvera les fondements de cette dynamique décrits par Freud dans son célèbre texte Psychologie collective et analyse du moi3, dont le postulat de base s’attache à décrire le rôle primordial joué par la représentation idéale du père, qui rend compte de la fascination à l’égard de la figure d’un maître ou d’un  « leader » hypnotiseur pour reprendre le terme consacré dans le texte.

Nul doute que Freud fait un parallèle entre l’état de soumission de l’individu, et l’état du sujet face à l’objet d’amour. En l’occurrence l’idéal du Moi se construisant sur le socle de l’idole paternelle. Dès lors, les relations naissant de cette dynamique comporteraient la signature de ce prototype de la relation d’autorité, d’influence ou de soumission, que soutient l’identification à cette figure idéalisée. 

Pour encore mieux ancrer cette liaison autour de la relation d’influence propre à la situation de leadership selon nous, nous emprunterons la métaphore à la linguistique pour en décrire la dimension structurelle sous-jacente4. On pourrait dire que, considérant ces rapports d’ascendance, d’influence ou d’autorité, chaque groupe est à l’image d’une proposition langagière, où chaque élément est soumis aux règles de la grammaire générale de cette langue et à ce qui y fait loi. Sachant que cette dernière peut-être aussi abusive, archaïque et totalitaire, par son côté intransigeant et radical. C’est à ce type de rapport que s’est attaché Alexandre Mistschrlich5 pour décrire les mouvements collectifs et l’émergence d’une figure de leader providentiel et charismatique dans les régimes totalitaires, référence faite au nazisme notamment.

« Devenir » leader, un idéal théorique

Partant du principe de l’existence d’une hypothétique disposition à « être » ou à « devenir » « leader », et en supposant l’existence d’un « style » bien identifié avec ses codes opérationnels et pragmatiques, certaines théories anglo-saxonnes, principalement du « social learning », défendent cette perspective. En partant de l’identification de propriétés mentales et cognitives spécifiques, participant à l’organisation psychologique d’un individu, celui-ci serait alors porté à être ou à avoir des qualités qui le rendent éligible à l’exercice de la fonction de leader, ou d’en occuper la place au sein d’un groupe donné (ou d’une organisation, sociale, politique ou économique, voire culturelle). Ces théories relativisent généralement la participation et l’impact du groupe, comme structure ou système où ont lieu ces interactions. Ajoutons que rien n’est moins sûr, qu’un leader dans une structure ou un système de type déterminé puisse prétendre occuper la même place de leader et y réussir au sein d’un autre groupe autrement organisé6.

Le groupe, en tant que système, est davantage que la simple addition d’un ensemble d’individus que rassemblerait leur propension commune à être « menés », « guidés » ou « soumis » à l’autorité, au commandement, ou encore à l’influence d’un « leader » (un maître ou un commandeur)7. Aussi, dans le texte célèbre de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, est-il justement question d’une modalité de soumission qui précède et anticipe les velléités autoritaires d’un maître autoproclamé !

Considérer le « leadership » comme reposant essentiellement sur des propriétés et des caractéristiques groupales, pousserait à négliger la complexité du phénomène dans sa présentation protéiforme, dialectique et multifactorielle à chaque fois. Les situations, comme les types de « leadership » qui s’y exercent, changent tout naturellement en suivant les types de rapports interindividuels qui ont cours au sein des groupes, et l’histoire particulière de ceux-ci, de leurs objets comme des objectifs qui les animent.

L’idée d’une disposition individuelle spécifique, comme le suggéreraient les tenants d’une conception innéiste ou atavique du « leadership », présente l’inconvénient de clore le débat et de tirer le rideau sur une question des plus polémiques, et dont les réponses sont aussi indécidables qu’équivoques. Cela d’autant qu’il est tout à fait permis de penser que les notions même de « leader »  et de « leadership » demeurent finalement, indéfinissables en tant que telles et en dehors des situations expérimentales de leur manifestation : la société, le groupe, le collectif, la nation, l’entreprise ou encore le laboratoire.

Représentations, identifications et fictions

Ces notions désignent autant de dispositions et de caractéristiques subjectives, de personnalités différentes, chez des individus extrêmement différents dans leurs parcours et formations et leurs aspirations. Elles procèdent aussi de la logique et de la dynamique qui organisent les liens au sein d’un groupe ou d’une communauté : entre effet d’influence et processus d’identifications multilatérales8, de par et d’autre de l’effet d’influence désiré ou recherché. Cela engage toujours de façon unique les procédés de reconnaissance mutuelle ou de réciprocité. De même, cela fait appel à la nature des procédés de légitimité ou de légitimation requis pour asseoir tel ou tel type d’influence ou de commandement. Un subtile mélange est à l’origine de la sécrétion de la figure du « leader » et de la légitimité relative ou absolue de son commandement, concertée ou autoritaire, verticale ou horizontale, négociée ou unilatéral et exclusive…

Du point de vue psychologique, la « personnalité » du « leader », ou du moins telle qu’elle est dépeinte dans les chroniques et les médias, pourrait tout au plus paraître comme une seconde nature, une tendance que certains facteurs rassemblés, convoquent ou invoquent, selon les données objectives de la situation. Situation où l’aléatoire peut occuper une large place. 

Ainsi en est-il du personnage du film Accidental Hero (Héros malgré lui), du cinéaste américain Stephen Frears, paru en 1992, où Bernie Laplante, le personnage du héros joué par Dustin Hoffmann, donne une illustration magistrale du caractère aléatoire de ce destin, que la conjoncture transforme opportunément en devenir assuré quoique usurpé. La puissance des médias et de la communication montrait déjà la participation dans la fabrication de l’événement et de l’histoire, les modalités de son récit, selon le procédé désormais connu du Story Telling9.

Enfin, loin de l’univers de la fiction, lieu de prédilection pour la fabrication de l’évènement et lieu de naissance de ses acteurs réels et virtuels, tous plus ou moins héroïques les uns que les autres, il ne faut pas exclure la dimension subjective et singulière, bien effective et réelle quant à elle, quand elle se produit dans l’ici et maintenant des événements sociaux et historiques. Ce qui fonde toute référence à un style particulier peut même! − voire surtout − s’accommoder d’images et de symboles de héros, parfois même d’un « leader » mort, et ce, avant même la levée du rideau sur la scène où se jouera la tragédie ou la comédie à venir.

L’exemple des révolutions qui secouent nos sociétés à l’occasion de ce qu’il est convenu d’appeler le Printemps arabe, fournit une belle occasion pour y lire la place vacante du leader qui y a été si souvent mentionnée par les politologues, sociologues et autres chroniqueurs comme un défaut dans la Révolution, ou en tous cas une originalité inédite. Cela est valable jusqu’à ce qu’un nom propre se dégage du tumulte pour donner le la à un mouvement qui prend pour un temps donné la tête de la marche et de la contestation. C’est par exemple l’analyse que fait Fethi Benslama du nom de Bouazzizi, dans son livre Soudain la révolution10. Ce nom fut le point de départ du mouvement dont chacun connaît la suite, en Tunisie et au-delà.

 

1.     Au sens de Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la rs Luck, Masson/Armand Colin, Paris 1996, 2è2M 2Masson.

2.     Mentionnons que l’une des traductions les plus courantes du texte de Freud retient la notion de psychologie des « masses » à la place de psychologie « collective ».

3.     Moustapha Safouan, dans son livre Pourquoi le monde arabe n’est pas libre : Politique de l’écriture et terrorisme religieux (Denoël, 2011), s’appuie justement sur le destin de ces sociétés en rapport avec l’encercelement fait à la langue vernaculaire, pour empêcher qu’elle véhicule les valeurs de démocratie et de progrès parmi le peuple sous-instruit. Cest le sens de ce parallèle que nous soutenons avec lui, entre la structure du pouvoir et la structure de la langue, dans la persepctive lacanienne de cette conception. Selon cette logique, la structure qui est à l’œuvre dans le sujet, et dans ses rapports aux autres, au monde et à la société, est celle-là même de la langue.

4.     Ce psychanalyste allemand s’est attaché à l’analyse des phénomènes qui ont présidé à la formation des totalitarismes en Europe, notamment à l’arrivée du nazisme.

5.     Berkowitz (L.), Rosenberg (S.), « The effects of variying combinaison of group in the incidence of leading behavior », American Psychologist, 1954, 9, p. 331.

6.     Lire à ce sujet Jean Oury et Fançois Tosquelles. Leurs travaux concernent la psychiatrie institutionnelle. Voir Clinique de « la Borde».

7.     Procédé célèbre dans le monde de la communication, dont la paternité est attribuée à Steve Denning.

8.     Fethi Benslama, Soudain la révolution, de la Tunisie au monde arabe, la signification d’un soulèvement, Éditions Denoël, 2011.