Un maghreb des énergies réunies ?

Un maghreb des énergies réunies ?

Le séminaire sur l'Energie et l'Intégration régionale en Méditerranée occidentale a rassemblé, en juillet 2010, 30 cadres supérieurs, banquiers et universitaires, dont beaucoup ont occupé des postes à responsabilité dans des entreprises publiques et privées des deux côtés de la Méditerranée et parfois dans des organisations internationales. Les participants comprennent parfaitement le mode de fonctionnement du monde de la real-economik, pour ainsi dire. Ils sont convaincus que si les pays de la Méditerranée occidentale des deux rives posaient un regard froid sur leurs intérêts en matière d’industrie, d'énergie et d’autres intérêts économiques cela donnerait lieu à la création de nouvelles industries et de nombreux nouveaux emplois. Ceci ajouterait de la valeur à la production en Afrique du Nord, tandis que la technologie pourrait être réellement transférée – des variations qui à leur tour renforceraient la compétitivité du secteur industriel dans la région et introduiraient le Maghreb dans la nouvelle chaîne de valeur ajoutée émergent à travers le monde, faisant pencher la balance de manière décisive pour l'Asie.

Soyons lucides sur le contexte de désunion

Persuadés que le processus de Barcelone a vécu, la plupart des participants sont loin d’être convaincus que l'Union pour la Méditerranée, pour sa part, fera grand chose. Un très haut cadre de l’industrie nord africaine a affirmé que le processus de Barcelone avait toujours manqué de masse critique des investissements nécessaires pour permettre un décollage économique sérieux. La mise à niveau des entreprises tellement vantée ne s'est jamais vraiment matérialisée, sauf de façon limitée en Tunisie. La politique de voisinage de l'Union européenne décrite comme une "politique cache misère" par l’un des participants n’a pas suscité le moindre intérêt. La plupart des pays nord africains ont continué à favoriser leurs traditionnelles relations bilatérales avec les pays européens au détriment des relations horizontales au niveau de leur propre région. En d'autres termes, tout le monde a pratiqué à fond le bilatéralisme multilatéral.

Le contexte régional élargi n’a bien sûr pas été d’un grand secours: une crise au Moyen-Orient qui ne fait que de s’aggraver, des questions de frontières non résolues au Maghreb, la réticence croissante de l'UE quant à une éventuelle adhésion de la Turquie tandis que l'élargissement montre des signes de faiblesse vis-à-vis de tous les voisins de l'Union. Mais même avant ces signes de fatigue, l'Europe n'avait jamais tenté sérieusement d'aider à construire un marché maghrébin intégré de l'énergie comme l’a reconnu un haut responsable européen. Cela ne change rien au fait que, comme convenu par la plupart des participants,  les projets d'investissement dans certains secteurs de l'énergie et des minéraux, notamment les phosphates et l'énergie solaire à concentration offrent des opportunités gagnant-gagnant pour toutes les parties concernées : l'Afrique du Nord et les entreprises européennes mais aussi les sociétés américaines, australiennes, chinoises, etc.

Les ingrédients d’une complémentarité rêvée

Le gaz et les phosphates tout particulièrement offrent des perspectives intéressantes qui pourraient notamment booster la production d'engrais et de fertilisants. L’Afrique du Nord où les sources de phosphate, de gaz, d'ammoniaque et de soufre abondent, constitue une base lucrative pour la fabrication de produits qui seront hautement recherchés dans les décennies à venir puisque les besoins alimentaires à travers le monde et le niveau de vie en Chine, notamment, augmentent de façon spectaculaire. La fabrication de certains types de plastiques, une matière de plus en plus versatile pour l'emballage, le bâtiment et les industries du transport, offre des possibilités multiples, notamment aux petits entrepreneurs privés qui pourraient travailler en aval des sociétés de l'Etat. Tout s’accorde pour suggérer qu'un marché maghrébin de produits chimiques, bien au-delà des fertilisants, est une idée qui mérite d'être creusée – à l’instar de l’Allemagne qui a développé dans les pays de l’Europe l'Est une base arrière pour son industrie automobile après 1989.

Une autre perspective alléchante est celle du solaire à concentration, à la fois pour la production de l'électricité et le dessalement de l'eau dans une région où le stress hydrique se développe rapidement et l'environnement en général se trouve sous une menace considérable. Pourtant, le  Sahara abonde en réserves de sources d'énergies renouvelables. En outre, en utilisant leurs ressources d'énergie renouvelables pour produire de l'électricité, les pays d'Afrique du Nord répondraient à leurs besoins croissants en électricité et, en même temps, produiraient plus de pétrole et de gaz pour l’export. Ainsi, leur revenu de l'exportation, un apport  majeur à la production économique, s’en trouverait renfloué. L’Afrique du  Nord n’est pas dépourvue non plus d'autres ressources que le séminaire n'a pas cherché à discuter comme le tourisme et certains types d'agriculture comme l'huile d'olive.

Aujourd'hui, bien sûr, ce qui frappe l'observateur ce sont les déséquilibres dans la région – de la pyramide des âges des populations des deux rives, dans la consommation d'énergie, dans la production de pétrole et de gaz. Si on arrivait à en réduire l’effet dans le cadre d'un plan à moyen terme, on pourrait ainsi améliorer la situation économique de la région dans le monde, encourager la création de nouvelles industries et permettre le transfert de technologie. Plus d'emplois, plus de compétences et un échange commercial plus soutenu au sein du Maghreb permettraient de renforcer le sentiment de sécurité et de réduire l’effet de menace des deux côtés de la Méditerranée. Certains participants européens ont parlé de leur crainte de dépendre de l'Algérie pour leur approvisionnement en gaz - pour plus de 40%. Ils oublient bien commodément l'incertitude des pays producteurs quant au développement de leurs ressources lorsqu’ils feignent d'ignorer quels seront les besoins de l’Europe dans 20 ans.

Des joint-ventures en guise de sécurité énergétique

Certains pays d'Europe ont également du mal à apprécier que les pays qui importent une grande partie de leurs denrées alimentaires de base se sentent menacés. De manière plus générale, de nombreux commentaires ont exprimé la peur de «l'autre», une peur confortée par l'abdication de l'Europe de toute politique indépendante à l'égard du Moyen-Orient et les difficultés d’approvisionnement en gaz en provenance de Russie. Certains Européens ont projeté ces difficultés sur les producteurs du Maghreb, malgré le parcours irréprochable de ces derniers en tant que fournisseurs fiables pour près d'un demi-siècle. Les participants nord-africains ont exprimé des points de vue bien plus audacieux que ceux de leurs partenaires européens sur la manière de promouvoir des joint-ventures.

Un défi majeur en Afrique du Nord d'aujourd'hui est de savoir comment promouvoir les joint-ventures industrielles entre les entreprises étatiques et privées marocaines et algériennes. Un participant qui a occupé de hautes fonctions en Europe et au Maghreb dans les secteurs public et privé a suggéré dans son papier que Sonatrach et l'OCP achètent des parts dans leurs capitaux respectifs et que deux grandes banques des deux pays fassent de même. Marocains et Algériens sont sur la même longueur d’onde à propos de cette idée intéressante. Toutefois, compte tenu des relations politiques difficiles entre les deux pays, un mouvement triangulaire est à explorer  comme un moyen d'apaiser les craintes ressenties des deux côtés de la frontière maroco-algérienne. En d'autres termes, encourager les grandes entreprises espagnoles, françaises, italiennes, allemandes et britanniques à prendre une participation dans certaines nouvelles joint-ventures maghrébines. Après tout, le  Gazoduc Maghreb Europe et, une décennie plus tôt, le gazoduc Enrico Mattei, ont réussi grâce à un mouvement similaire : des fonds européens ont été impliqués, mais aussi des fonds espagnols, portugais et italiens se sont joints au projet en tant qu'acteurs clés. Deux projets ont été proposés à la fois par les participants algériens et marocains : une usine d'ammoniaque et une usine de plastique. Ce qui est tout à fait sensé si l'on devait développer le Maghreb, et ce pour les raisons ci-après.

Ces projets pourraient ainsi faire appel à l'investissement de groupes leader espagnols ou européens dans le secteur des engrais. Ces participations croisées serviraient un autre objectif clé : celui de calmer les craintes de la «sécurité énergétique» ou toute autre forme de sécurité qui semblent hanter un certain nombre de personnes sur les deux rives. Instaurer la confiance peut passer par l'investissement. De même, les grandes entreprises nord-africaines devraient être autorisées – voire encouragées à prendre des participations dans le capital de pipelines et de sociétés en Europe. En évoquant la BP, un participant s’est demandé : pourquoi l’Algérie ne pourrait-elle pas – par le biais d'un fonds souverain - exprimer un intérêt à injecter des capitaux dans une grande compagnie de gaz de pétrole ? Cela répondrait aux besoins de la BP en capitaux à un moment difficile et encouragerait le transfert de technologie. Dans un cas pareil, l'acheteur préciserait qu'il ne souhaite pas influencer la politique de l'entreprise.

Le Maghreb, un réservoir de croissance étouffé

La sécurisation de l’Europe ne peut pas se traduire simplement par des politiques plus strictes de visa, etc. Elle  doit plutôt se manifester par une coopération industrielle accrue. Une telle politique correspond parfaitement à un autre point clé exprimé par plusieurs participants : le Maghreb comme un «réservoir de croissance» pour l'Europe. En effet, il s’agit là d’une population très jeune à croissance rapide qui offre une opportunité généreuse pour un développement plus rapide qu'en Europe. La théorie du « vol d'oies sauvages » lancée il y a un demi-siècle par le Japon a été mentionnée, mais de nombreux Européens sont encore très réticents à considérer les pays du Maghreb comme des partenaires : leur vision est biaisée par la peur ou peut-être par une profonde réticence à regarder d'égal à égal ceux qui étaient il  y a peu des "sujets coloniaux".

Cela nous ramène au déclin du processus de Barcelone. C’est bien de prêcher la démocratie, mais comme l'UE et les États-Unis ont si souvent pratiqué le contraire de ce qu'ils prêchent, leurs exhortations au Moyen-Orient et en Afrique du Nord sont tombées dans l’oreille d’un sourd. Lorsque la peur du terrorisme se conjugue avec celle de l'islam et encore celle de «l'autre», le résultat ne peut être que préjudiciable aux intérêts économiques mutuels. Contrairement à ce que beaucoup pensent en Europe, le Maghreb prospère de nombreuses façons. Les Chinois ne seraient pas là en nombre toujours plus croissant si la région ne présentait aucun intérêt. D’ailleurs ils ont bien une stratégie pour le Maghreb. Comment réagiront les Africains du Nord et encore plus les Européens lorsqu’ils réaliseront que la Chine est devenue un intervenant clé dans ce qu'ils perçoivent comme leur arrière-cour?

Les vieilles habitudes ont la vie dure. Les anciens réseaux de complicité entre les élites politiques et sécuritaires ont fait que de trop nombreux Européens soutiennent les élites politiques rentières actuelles au Maghreb. Ils empêchent trop de managers européens de voir la montée d'une nouvelle génération de jeunes entrepreneurs dans les secteurs public et privé du Maghreb qui ont reçu une éducation occidentale. Ces jeunes sont de plus en plus frustrés par l'incompétence et le manque de vision de leurs propres élites politiques et de ce qu’ils perçoivent comme la forme néo coloniale du discours européen vis-à-vis de leurs pays. Selon eux - et là-dessus, plusieurs participants européens au séminaire sont d’accord - les élites politiques européennes devraient se concentrer sur des projets économiques qui vont avec la logique actuelle du monde, en évolution rapide. En d'autres termes, ces projets pourraient, avec un cadre juridique approprié, attirer des investissements privés de partout dans le monde - et seraient porteurs d’un intérêt mutuel. Après tout les deux pipelines qui transportent du gaz en provenance d'Algérie vers l'Europe sont fiables et ont en même temps réduit le risque de conflits armés en Afrique du Nord. Pourquoi ne pas élargir un tel succès ? Finalement aujourd'hui, le manque d’un leadership audacieux n'est pas une caractéristique de l'Afrique du Nord seulement, mais également un problème européen.

L’heure de la realpolitik économique a-t-elle sonné ?

Le Maghreb, cette "oxymore séduisante, mais sans visage" tel que décrit par un participant est atteint d'une «crise d'idées, d'analyse, de perception." Il n'y a pas de pénurie de capitaux et si les capitaux fuient la région, c'est précisément parce que les dirigeants de la région - dans le Maghreb, mais aussi dans le sud de l'Europe, semblent incapables de sortir des sentiers battus qui favorisent les clichés sur l'autre, sur l'aide et sur la démocratie. Il est maintenant temps de pratiquer un peu de realtpolitik économique, discuter de certaines idées nouvelles et audacieuses, en d'autres termes faire face au rôle que l'énergie et d’autres minéraux pourraient jouer en tant qu’incitateur ou facilitateur pour aider à ancrer fermement la Méditerranée occidentale dans la nouvelle carte économique du monde.